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ANALYSES. — ch. letourneau. L’évolution politique.

ces deux études, M. Letourneau, à la fois médecin et sociologue, doit l’avoir éprouvé. La lecture de son nouveau livre sur l’Évolution politique nous a donné par instants une impression pénible comparable à celle que donne la visite d’un hôpital ; les plaies de l’humanité inspirent à la fois un dégoût qu’il faut savoir vaincre, et une pitié qu’il faut éclairer si l’on veut les guérir. L’histoire de l’évolution politique semble presque tout entière celle de la cruauté et de la dégradation humaines. La brutalité des forts n’a d’égal que la servilité des faibles. Elles s’exaltent l’une l’autre jusqu’au délire, et l’on se demande comment, dans l’orgie du sang et dans l’ivresse de la tyrannie, a pu naître, se propager et survivre le moindre germe de liberté, de justice et de fraternité.

Cette impression se produit d’autant plus que M. Letourneau s’arrête au seuil des temps modernes et que par conséquent les dernières conquêtes du droit politique des nations ne sont point mises en lumière. C’est à peine si l’on voit poindre le crépuscule de l’ère contemporaine. Volontairement M. Letourneau a ainsi restreint son étude. Cette lacune, bien qu’intentionnelle, nous semble regrettable, et ce n’est pas sans une certaine déception que nous voyons M. Letourneau clore son histoire avec la disparition du régime féodal. Deux pages seulement sont consacrées aux origines du système parlementaire, au Wittena-Gemôt, aux Etats généraux, etc. (pp. 458-9). N’est-ce pas à peu près comme si dans une histoire de la science on s’arrêtait à la dissolution de la scolastique et à l’avènement du cartésianisme ? On aimerait, ce nous semble, à comprendre plus complètement la formation des conceptions et des institutions politiques qui nous enveloppent de toutes parts. Il ne faut pas mesurer l’évolution à la durée des temps. Elle devient plusrapide à mesure que la conscience et la réflexion y tiennent une plus grande place. Les forces spontanées sont multipliées par leur répercussion dans la pensée. Une tendance dont on s’est rendu compte a des exigences qu’elle ne témoignait point tant qu’elle restait à l’état d’instinct ; un droit formulé s’impose plus vite et plus impérieusement que ne l’eût fait tout seul le besoin dont il est la consécration. L’évolution se précipite donc, et les deux derniers siècles ont vu chez la plupart des peuples de l’Europe se produire des transformations auprès desquelles les changements réalisés par quatre ou cinq siècles antérieurs ne semblent que des nuances, surtout si l’on considère moins la forme matérielle des institutions que la conscience politique des peuples, à laquelle elles s’adaptent et dont elles ne sont que le vêtement. Il nous semble donc que l’état actuel de la pensée et de l’organisation politiques en Europe reste trop peu expliqué et cela paraîtra regrettable pour un livre publié précisément dans un pays qui a si puissamment contribué à l’avènement et à l’extension de cet état de choses.

Si le régime parlementaire ne tient qu’une place à peu près nulle dans le corps de l’ouvrage, M. L. est pourtant amené à le juger dans