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ses conclusions. Il le défend même contre les attaques dont il a été l’objet, en particulier de la part de M. Spencer et de M. de Laveleye. C’est à ses yeux une phase, provisoire sans doute, mais nécessaire et utile pourtant de l’évolution politique. Les assemblées élues ne sont pas infaillibles ni éclairées de lumières surnaturelles ; mais elles présentent encore de meilleures garanties d’équité et de sagesse que des souverains individuels, monarques ou dictateurs tout-puissants. Au fond, ce que M. Letourneau soutient surtout contre M. Spencer, c’est la légitimité d’une certaine intervention du législateur et de l’État, en dépit des bévues et des maladresses que le philosophe anglais met sur le compte des assemblées. L’individualisme absolu, le complet « laisser faire » lui paraissent à bon droit inadmissibles dans des sociétés où « l’inégalité artificielle est organisée ». M. Letourneau, chez qui nous avons plus d’une fois rencontré déjà cette idée, aujourd’hui assez courante d’ailleurs, a raison de ne pas vouloir laisser les admirateurs trop confiants de la loi de sélection oublier combien la sélection est souvent faussée dans la vie sociale. Les évolutionnistes eux-mêmes sont bien obligés de le reconnaître, puisqu’ils protestent contre la sélection à rebours qu’organisent les institutions militaires en entravant la survivance et la reproduction des meilleurs. La sélection vraiment naturelle dans la société humaine est une sélection humaine, au sens complet du mot, c’est-à-dire une sélection consciente, intelligente et fondée sur la justice ; elle exige donc une intervention constante pour rectifier les résultats de la sélection opérée par la force brutale, qui n’est pas la vraie force sociale. Cette intervention, restreinte dans de sages limites, n’est point une entrave artificielle au jeu des lois sociales. Elle est au contraire elle-même une loi sociale.

Avec M. de Laveleye, M. Letourneau est plus près de s’entendre. Il admet ses vues sur le référendum et sur la nécessité de la décentralisation administrative. Son idéal est une république fédérale dont les groupes élémentaires n’auraient qu’une très médiocre étendue. Les grands États centralisés devraient disparaître : ils sont l’œuvre du despotisme et par cela même le rendent aussi plus ou moins nécessaire. Le gouvernement de la cité pourrait ainsi être réduit à son minimum selon le vœu de Spencer, et exercé directement par le peuple. Et, comme l’auteur n’ignore pas les objections que provoque cette dernière conception politique, il se hâte d’ajouter qu’il faudrait tenir compte non seulement du nombre, mais de la valeur des suffrages. Malheureusement, il ne nous indique pas comment on pourrait obtenir un tel résultat, et pourtant il est si évidemment désirable que la question des voies et moyens présentait seule ici un véritable intérêt. On peut en dire à peu près autant d’un autre vœu de M. L., moins banal peut-être, mais d’une réalisation tout aussi délicate : c’est que la valeur morale des individus, et non plus seulement leur valeur intellectuelle, soit le constant objet du contrôle de la société dans le choix de ses délégués et fonctionnaires.