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comme les spécialistes qu’il rencontrait à chaque tournant du chemin. M. L. a dû suivre un certain nombre de guides. Pour l’histoire grecque, il s’est adressé principalement à Schœmann (Antiquités grecques). Pour l’histoire romaine, il semble moins bien informé. Si un aperçu aussi rapide ne peut évidemment laisser aucune place aux discussions érudites, du moins eût-il été bon, à notre avis, de laisser sentir au lecteur combien d’obscurité plane encore sur certaines questions, et de ne pas être trop affirmatif sur nombre de points controversés[1].

Si nous laissons de côté des détails dont l’examen appartient aux spécialistes et qui après tout n’ont pas grande influence sur l’idée générale qu’on peut se faire de l’évolution, nous trouvons que, dans l’ensemble, le jugement porté sur Rome par M. L. est bien sévère. De l’Empire romain, il ne voit guère que le mauvais côté, la centralisation administrative et le despotisme. Il oublie trop le bien-être des provinces, plus heureuses même que sous la République, la grandeur morale de cette patrie unique, formée des nations les plus diverses, de cette participation des vaincus au droit de la race victorieuse qui faisait une cité de ce qui était l’univers, suivant les belles expressions de Rutilius :

Fecisti patriam diversis gentibiis iinam.
Profuit invitis le dominante capi :
Dumque affers victis patrii consortia juris
Urbem fecisti quod prius orbis erat.

M. L. se plaint de l’oppression que l’esprit romain a fait peser sur la civilisation originale des peuples conquis et qui pèserait encore sur les descendants de « nos pauvres ancêtres moissonnés par l’épée de Jules César » ; il compare les Romains aux Espagnols de la conquête du Nouveau Monde. Je veux bien plaindre nos ancêtres ; mais, ne l’ou-

  1. Par exemple, sur le mode primitif de l’élection des tribuns (p. 369) ; sur la duplication des patres par Tarquin (p. 370) ; sur l’entrée des plébéiens au sénat (p. 372 ; à ce propos, comment M. L. ne cite-t-il pas une fois, au sujet du sénat, le livre de M. Willems qui fait autorité ?) ; sur le véritable sens de la retraite du Mont Sacré (p. 377). Sur d’autres points les assertions de M. L. sont encore plus hasardeuses : par exemple lorsqu’il donne au mot pomœrium le sens de « verger », qui semble supposer l’étymologie pomum, au lieu de l’étymologie, par hasard exacte, donnée par les anciens eux-mêmes de pone murum ; lorsqu’il laisse entendre que la plèbe avait une origine servile (p. 359), assertion d’ailleurs démentie en partie à la page suivante ; lorsqu’il paraît confondre les tribus génétiques primitives avec les tribus de Servius (p. 360, 362, 368) ; lorsqu’il attribue à l’assemblée centuriate dès le début un rôle politique qu’elle n’acquit que plus tard (Tite-Live, I, 60, fait pour la première fois mention, en 509, d’une élection consulaire par les comices centuriates) ; lorsqu’enfin il avance (p. 374) que le mandat consulaire, constamment renouvelable, devenait quasi perpétuel, alors qu’il suffit de jeter un coup d’œil sur les fastes consulaires pour voir qu’on compte en très petit nombre les consuls nommés trois ou quatre fois et cela presque toujours avec des intervalles : un cas comme celui de Marins, sept fois consul de suite, est absolument exceptionnel, au temps de la république ; qu’est-ce pourtant que sept ans de charge ? la durée normale de nos présidences.