Palmira/XXIII

La bibliothèque libre.


Maradan (2p. 197-211).


CHAPITRE XXIII.




Je n’ai pas toujours connu le bonheur, mademoiselle. Pour Roger, il est d’une famille qui, depuis plus de deux cents ans, habite cette contrée. Ses parens sont de bien braves gens, un peu fiers néanmoins. Déjà depuis long-temps, le père Roger ayant amassé beaucoup d’argent, s’étant ennuyé de sa modeste habitation, a été demeurer à Rouen, où mon mari lui envoie toutes les semaines le résultat de la pêche qui approvisionne, en bonne partie, un des plus fameux marchés de la France. Il a aussi des sœurs bien mariées, qui sont assez gentilles, mais elles n’ont pas le cœur de mon Roger.

Revenons à ce qui me concerne ; mais, mademoiselle, ajouta-t-elle déjà toute attendrie, pardonnez-moi si je pleure lorsque je parlerai de ma mère. — Oh ! bonne Louise ! ce doux nom sait aussi m’émouvoir ! Et Louise reprit en ces termes : Ma mère était fille d’un marchand du Hâvre. Son commerce, peu considérable, l’empêchait d’approcher du luxe des riches armateurs de cette ville. Cependant il voulut les égaler dans un seul point ; ce fut dans la brillante éducation qu’il donna à sa fille. Aussi, était-elle aimable autant que belle, et encore meilleure. On eut à lui reprocher une unique faute : si les hommes se la sont rappelée d’une manière implacable, Dieu, plus indulgent la lui aura pardonnée. Ici, Palmira commença à prendre la plus profonde attention au récit de Louise, qui le continua de cette manière :

À l’âge de seize ans, elle fut remarquée et suivie par un seigneur étranger qui voyageait en France. Il eut à vaincre d’excellens principes ; mais un cœur tendre se déclara pour lui. Il sut en profiter. Aussi perfide qu’aimable, il partit bientôt et laissa ma mère exposée à la fureur de son père, (qui voyait tous les projets d’ambition que la beauté de sa fille avait fait naître renversés par l’éclat de cette aventure) à la vengeance d’une famille dévote, à la méchanceté de femmes jalouses de ses avantages, et de jeunes gens piqués de son indifférence envers eux.

Son père, que tout le monde cherchait plus à irriter qu’à adoucir, la chassa impitoyablement de sa maison, et la déshérita. Elle obtint seulement, par grace, de venir se réfugier dans une petite ferme qui lui appartenait, et qui n’est pas bien loin d’ici. Ce fut là que ma mère me mit au monde, et vécut uniquement pour moi. J’étais encore dans l’enfance lorsque mon grand-père mourut, sans avoir révoqué sa sentence. Ses neveux nous renvoyèrent aussitôt de notre asile de paix. Oh ! je me le rappellerai toute ma vie, ma pauvre mère était assise sur une pierre, me serrant dans ses bras : Ma chère petite ! me disait-elle, qu’allons-nous devenir, sans amis, sans ressources, presque sans argent ? Je l’embrassai, et je la caressai tant, que son désespoir se calma un peu ; et, élevant mes petites mains vers le ciel, elle le pria d’être touché de mon innocence.

Ce même jour, en côtoyant le rivage, ne sachant où nous réfugier, nous rencontrâmes Roger, bien jeune encore, mais déjà si bon, si sensible ! Ma mère lui raconta l’étendue de notre malheur ; il pleura avec nous, et nous mena dans une cabane abandonnée qu’il nous promit de rétablir. (Du moins, en attendant, nous n’étions pas exposées aux injures de l’air), et elle ne tarda pas à être logeable, grace à l’activité de notre ami, qui nous nourrissait du plus beau poisson de sa pêche, et allait, tous les quinze jours, vendre à la ville les ouvrages de broderie où excellait ma mère.

Ce petit produit fournissait à notre entretien, aux autres dépenses nécessaires, qui étaient si peu considérables que nous trouvions encore le moyen d’assister l’infortuné, plus misérable que nous, qui venait frapper à notre porte. Aussi ma mère était-elle bénie et honorée des pauvres du canton ; mais que de mortifications, de chagrins elle éprouvait de la part des autres habitans ! Quand, les grandes fêtes, nous allions à la paroisse, que de regards dédaigneux il fallait essuyer ! Roger, par exemple, venait écouter la messe près de nous ; mais un jour j’entendis une de ses sœurs lui dire qu’il avait bien peu de cœur de s’occuper toujours de cette petite bâtarde. (Palmira tressaillit.) Elle m’accablait de sottises de ce genre lorsqu’elle me rencontrait.

Une fois, le curé vint visiter les maisons, même les chaumières du pays. Ma mère était assise sur sa porte ; cet homme passe, suivi de beaucoup de monde ; elle crut qu’il allait aussi entrer chez elle ; mais il dit seulement : C’est donc là cette fille perdue, qui élève avec tant de scandale le fruit de son infamie, et il continua son chemin avec un air de mépris et d’horreur. Mon Dieu ! mademoiselle, comme vous voilà pâle ! Le récit naïf de vos malheurs m’affecte à un point extrême, dit Palmira. Ah ! ma pauvre Louise, que je vous plains… ! Elle appuya sa tête sur l’épaule de cette jeune femme. Le rapprochement de leur sort excitait ses plus fortes sensations ; elle tâcha de reprendre un peu de tranquillité, et pria Louise de continuer son histoire, ce qu’elle fit aussitôt.

Ma malheureuse mère se trouva bien mal, et voulait se jeter dans la mer. Roger la consola encore de l’injustice d’autrui. Enfin, le père de celui-ci fut s’établir à Rouen. Son fils, ne voulant pas abandonner son état, sa cabane, demanda à rester. On le lui accorda, à condition qu’il me verrait moins souvent. Malheur à toi, ajouta son père, si tu es jamais assez vil, (le mot est bien dur, mademoiselle) pour épouser ta Louise ! Roger ne répondit rien, et ne cessa pas d’être notre appui.

À cet instant, Louise balbutia. J’avais été malheureuse, mais je ne connaissais pas le comble du désespoir. Il arriva ; je perdis ma mère ; et, dans une situation comme la mienne, il vaudrait mille fois mieux mourir soi-même. Ah ! Louise, s’écria Palmira, vous avez bien raison ; par-tout, par-tout, il faudra donc que l’on me fasse sentir… Elle allait ajouter la fatalité de mon existence, quand elle s*apperçut de sa folie. S’arrêtant alors, et prenant avec bonté la main de Louise, elle lui dit : Je vous ai interrompue, ma chère ; mais des souvenirs relatifs à une personne qui m’appartient ont excité ce trouble qui vous étonne. Glissez sur des détails trop affligeans pour vous, et apprenez-moi comment vous êtes devenue la femme de Roger. — Mademoiselle, après la mort de ma pauvre mère, j’étais la plus infortunée des créatures, lorsque mon bon ange inspira au fils du propriétaire de ce vieux château (abandonné depuis long-temps, et dont vous voyez là, à gauche, les hautes terrasses baignées par la mer), de venir faire des parties de pêche avec ses amis. Bien qu’il soit l’enfant unique du plus riche armateur du Hâvre, il causait familièrement avec Roger, car il est aussi poli que bon, M. Charles. Charles ! répéta Palmira vivement. Son nom de famille, s’il vous plaît ? — De Lomian, mademoiselle. Palmira fut calmée ; elle avait cru d’abord reconnaître son cousin au portrait que Louise avait fait de son protecteur, et elle avait frémi de se trouver sur les terres de madame de Mircour.

Il m’avait une fois apperçue sur le bord de la mer, ramassant des coquillages, reprit Louise. Il s’était approché, et m’avait dit de fort jolies choses. J’étais toute confuse, mais moins encore que Roger, qui pâlissait et rougissait alternativement à chaque compliment que l’on m’adressait. M. Charles le remarqua, plaisanta un peu, puis nous dit : Il faut vous marier, je serai le parrain de votre premier enfant. Roger avait soupiré, et nous n’avions rien osé répondre.

Quelques jours après cette promenade, M. Charles fit un voyage assez long. À son retour, nous le revîmes dans le pays ; mais il n’était plus joyeux comme autrefois. Plus de parties de plaisir, d’amis, de sociétés ; seul et mélancolique, il errait sur le rivage. La vieille concierge du château nous dit même qu’il passait une partie des nuits à gémir sous les marroniers qui l’entourent. Nous étions affligés de savoir si chagrin cet aimable jeune homme. Un soir, il nous rencontra, Roger et moi. Il nous demanda si nous étions mariés. Hélas ! non, monsieur, répondit le premier. — Et vous vous aimez toujours ? — Hélas ! oui, repris-je ; il sourit, et dit à Roger : Mais, pourquoi n’épousez-vous pas cette jolie fille ? Alors je me décidai à conter mes malheurs à M. Charles. Ils parurent lui faire une vive impression. Préjugés terribles ! s’écria-t-il (je me le rappelle) en se frappant le front, par-tout tu feras donc des victimes ! Les larmes lui vinrent aux yeux, et il nous assura qu’il voulait absolument faire notre bonheur ; que, devant aller incessamment à Rouen, il parlerait au père Roger, tâcherait de lui faire entendre raison ; que s’il ne pouvait y réussir, il nous emmènerait dans d’autres belles terres qu’il possédait, et que nous n’y manquerions de rien. Roger et moi le remerciâmes mille fois.

Il eut la complaisance d’accélérer son voyage à Rouen, fut trouver le père Roger, et revint au bout de huit jours, muni de son consentement qu’il avait eu beaucoup de peine à obtenir ; mais une dot de quatre mille livres que ce généreux Charles m’assurait avait fini par aplanir toutes les difficultés. Il fallut cependant promettre que je ne sortirais jamais du pays. Mes sœurs l’ont exigé. Que m’importe à moi, puisque j’y vivrai toujours avec mon cher Roger ? Voilà donc cinq mois que je suis bien heureuse ; mais regrettant sans cesse que ma pauvre mère n’en soit pas le témoin. Palmira l’embrassa, voyant qu’elle avait fini de raconter, et elles rentrèrent dans la maison.


Fin du tome second.