Palmira/XXIV

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Maradan (3p. 1-18).


CHAPITRE XXIV.




Roger ne tarda pas à arriver ; il avait une chaleur excessive, ayant toujours couru en revenant vers sa Louise. Comme elle le dédommagea de ses fatigues ! que d’attentions, de franches caresses !

Palmira eut lieu d’être contente des emplettes de Roger. Étant infiniment adroite, elle voulut, à l’aide de Louise, faire elle-même les objets qui lui étaient les plus nécessaires. Elle s’en occupait toute la journée, et le soir, allait se promener sur le bord de la mer en se livrant à toutes ses réflexions, souvent interrompues par ses projets sur l’avenir.

Elle pensa qu’elle n’aurait guère qu’une quarantaine de mille francs de ces diamans et de la boîte qui lui restait ; mais elle espérait encore que, les plaçant avantageusement ils pourraient la faire exister dans la retraite où elle brûlait de s’ensevelir ; que s’ils ne suffisaient pas, la brillante éducation qu’elle avait reçue, étant un trésor qui ne tarissait pas, elle consacrerait ses talens à la culture des arts, noble ressource qui offre le plus d’indépendance.

Il y avait une douzaine de jours qu’elle était chez ses bons et honnêtes hôtes, attendant pour en partir que ses petits travaux la missent en état de paraître décemment dans une ville, et de réaliser les moyens d’y fixer sa destinée, ce qui la faisait travailler sans relâche. Un matin, qu’elle était à cet ouvrage, elle entend le bruit d’un cheval, qui bientôt s’arrête à la porte : éprouvant une certaine inquiétude, elle se lève pour se retirer dans sa petite chambre ; mais, quelque prompte que soit sa détermination, elle n’a pas le temps de l’effectuer. La porte s’ouvre, et elle voit paraître Charles, et bien véritablement Charles de Mircour. Jeter un cri de joie, tomber à ses pieds, baiser cent fois ses mains, se livrer à une sorte de délire ; tels furent les premiers mouvemens que le passionné Charles manifesta. Miss Harville, ma belle cousine, vous en France ! ici ! quelle surprise et quel bonheur !

Palmira, troublée et fâchée d’une pareille aventure, lui répond gravement : Oui, M. de Mircour, c’est moi ; mais, n’étant plus entourée, comme il y a quelques mois, d’une mère tendre, et d’amis respectables. Je suis seule, seule au monde ; et cette situation m’inspire une sévérité de conduite qui ne me permettra pas de vous voir. — Ô miss Palmira ! chère et cruelle femme, ne m’enlevez pas ainsi au ravissement que me procure le hasard inexplicable de votre rencontre !

Louise écoutait, regardait, ne comprenait rien. Comment, mademoiselle, dit-elle enfin, vous connaissez notre bienfaiteur, M. Charles de Lomian ? — Je ne l’avais jamais entendu nommer de même. — Il est vrai, ma belle cousine, que depuis quelques années, ma mère ne veut décidément être appelée que du nom de Mircour, provenant d’une terre qu’elle a achetée à vingt-cinq lieues d’ici ; mais, dans le commerce, au Hâvre, nous sommes toujours désignés sous celui de Lomian. Passons de si inutiles explications, et daignez confier à votre parent, j’ose dire votre ami, l’événement qui vous a conduite ici. — Une tempête effroyable m’a jetée sur la côte. Ces braves gens m’y ont trouvée mourante. Je leur dois la vie, l’hospitalité, les soins les plus tendres.

Ah ! dit M. de Mircour avec attendrissement : Louise, Roger, ne me parlez plus de votre reconnaissance, c’est moi désormais qui vous devrai tout. Sa vivacité, sa gaieté naturelle, ne tardèrent pas à reparaître. Louise le fit remarquer à son mari en lui disant : Nous ne le verrons plus triste et rêveur, ce bon M. Charles. Je suis sûre qu’il vient de retrouver toute la joie de son cœur.

Charles se mit à faire beaucoup de questions à miss Harville, et l’embarrassait souvent. Il finit par s’en appercevoir, et eut la délicatesse de changer de conversation. C’est mon heureuse étoile, lui dit-il, qui m’a guidé dans ces lieux où je n’étais pas venu depuis long-temps, et qui m’a fait prévenir ma mère que j’y passerais quelques jours. Je quitte à l’instant ces contrées, reprit miss Harville avec une hauteur imposante, si, ce soir, vous ne retournez pas au Hâvre. Je tremble que mon séjour ne soit connu de votre mère. Ô ciel ! celle qui me traita si outrageusement à Sunderland, ici me foulerait à ses pieds. Nous vous sommes odieux, dit tristement Charles. — Non, mon cousin, votre affection m’honore et me touche ; mais ne l’exaltez pas, mille obstacles nous séparent.

Je saurai les braver tous, reprit Charles avec feu : n’ai-je pas éprouvé que je ne puis vivre sans vous ? Je jure, en face de ce couple simple et vertueux, de n’exister que pour Palmira, de la suivre par-tout, si elle me laisse entrevoir l’espérance de devenir un jour son époux. — Cessons de traiter un pareil sujet sur lequel nous ne pourrions jamais être d’accord. Et ne troublons pas le peu d’instans que nous devons passer ensemble.

Charles obéit pour quelques momens, et s’empressa alors de s’informer de sir Abel. Palmira rougit et répond : Il est en Espagne. En Espagne ! répète Charles d’un air étonné, et volontairement ? — Sans doute. — Quitter ainsi son aimable, sa jolie ladi Simplicia ! Vous l’avouerai-je, ma cousine, Alvimar est un jeune homme accompli ; mais je le crois peu susceptible d’une passion profonde. Je le pense aussi, dit Palmira, ayant peine à retenir un soupir. Sa charmante figure, continua Charles, son esprit fin et délicat, la douceur de son caractère, et celle de ses manières, séduiront sans doute plus d’une femme ; mais je plains l’infortunée qui se livrerait à un sentiment trop vif, sir Abel n’étant pas inaccessible à la légèreté. Palmira, émue, ne savait que répondre, et ne pouvait se dissimuler que Charles n’eût un peu raison, au fond, de juger ainsi Abel.

Louise, qui avait disparu, revint annoncer que le dîner était prêt. Elle s’en était occupée avec le plus grand soin. Il était composé de poissons bien frais, de coquillages, d’excellens fruits, et du plus pur laitage. Louise et Roger n’osaient s’asseoir à côté de leurs convives. Palmira les y força. Comme elle fut obligeante et bonne pour eux pendant ce champêtre repas ! C’est là cette femme, songeait M. de Mircour, que ma mère accuse d’une hauteur révoltante, d’une ambition démesurée. Non, non, elle a l’ame d’un ange, ainsi qu’elle en a les traits. Il la contemplait avec idolâtrie. Ce dîner, qui fut le plus délicieux de sa vie, étant achevé, il amena sa cousine dans le jardin, afin de laisser Louise vaquer au soin de son ménage ; et il recommença à lui parler de son amour.

Palmira, fatiguée, irritée, s’écria : Suis-je donc livrée, par mon isolement à la dépendance des passions, et des caprices d’autrui ! — Quel langage, miss Harville ! croyez-en mon honneur : vous êtes plus imposante pour moi, dans cette rustique cabane, que sur le premier trône du monde. Commandez, exigez, je suis prêt à tout vous sacrifier ; mais réfléchissez que je suis votre plus proche parent du côté de votre père. À ce titre, du moins accordez-moi votre confiance.

Palmira crut pouvoir l’assurer qu’il en aurait mille à sa reconnaissance s’il lui facilitait son départ d’une manière prompte et décente, et voulait bien se charger de la vente de quelques diamans. Vous défaire de vos diamans ! reprit-il tristement. Ah ! Dieu ! que ne puis-je disposer d’une partie de l’immense fortune qui m’est destinée ! Dans ce cas, répondit Palmira, je m’adresserais à vous avec plus de réserve. Elle détacha le médaillon de son cou, en ôta le portrait, et lui remit l’entourage, ainsi que sa boîte simple en apparence, mais de prix par la rareté de sa composition.

Ensuite Charles lui demanda si elle avait quelque retraite en vue. Elle avoua que, si ses moyens le lui permettaient, elle desirerait fortement se réfugier dans quelque abbaye des environs de Paris, séjour où il serait difficile qu’elle fût devinée ; mystère essentiel pour elle, le repos de sa vie en dépendait, ne pouvant plus, pour de puissantes raisons, revoir ceux dont le souvenir cependant lui était bien cher et bien respectable.

Charles fut étonné, mais non mécontent. Il eût voulu qu’il n’existât dans l’univers, pour Palmira, que Charles de Mircour. Il lui observa néanmoins, que sa jeunesse, sa beauté, le manque de recommandation lui attireraient quelques fâcheux désagrémens dans des lieux qui devraient n’être habités que par de hautes et douces vertus, mais qui renferment l’envie, la calomnie, le despotisme, et mille petitesses.

Palmira l’accusa d’exagération, et tenait toujours à son projet. M. de Mircour rêva un instant, et lui dit ensuite : Auriez-vous la bonté de recevoir de ma part un conseil ? — Certainement, si la prudence l’a dicté. Charles lui apprit alors qu’il existait une sœur de son père à elle, veuve d’un gentilhomme peu fortuné. Elle demeurait dans une terre à quatre lieues de la mer. Elle est brouillée avec ma mère, ajouta-t-il, et il ne m’est pas permis d’avouer de quel côté sont les torts. Il me suffit de vous assurer que madame de Saint-Pollin est la meilleure des femmes. Je vais la voir fréquemment. Depuis mon retour d’Angleterre je lui ai beaucoup parlé de vous, elle brûle de vous connaître. Le nom de la fille de Saint-Ange a réveillé dans son cœur les sentimens fraternels qu’elle avait pour cet homme si intéressant. Je suis persuadé qu’elle se plaira à rendre hommage à sa mémoire, en vous prodiguant ses soins. Permettez-moi de vous l’amener ; elle a des relations à Paris, et pourra vous être utile de la manière la plus convenable.

Palmira le sentait bien ; mais si madame de Saint-Pollin avait quelque nuance, même adoucie, du caractère de madame de Mircour, n’était-ce pas s’exposer, en réclamant son appui, à de cruelles mortifications ? Charles répéta qu’elle avait entièrement désapprouvé la conduite de sa mère, et qu’elle en serait convaincue par l’affectueuse réception qu’elle lui ferait.

Palmira consentit enfin d’être présentée à sa tante ; mais elle voulut qu’on la prévînt auparavant. Charles pensa de même ; et, enchanté qu’elle agréât une protection qu’il lui procurait, il lui dit qu’il allait partir tout de suite pour le château d’Angecour, et qu’il osait assurer qu’il reviendrait le lendemain matin avec madame de Saint-Pollin. Il baisa la main de sa cousine ; et, en disant adieu à Louise et à Roger, il les remercia encore de leur conduite envers Palmira, en promettant que le ciel et Mircour les récompenseraient de leur hospitalité. Il monta à cheval, et partit au grand galop.

Palmira ne fut pas sans inquiétude le reste de la soirée, et fut obligée d’entendre tous les détails que voulut absolument lui faire Louise, de ces accès de mélancolie où elle avait vu M. de Mircour plongé. En ayant connu la cause, elle croyait intéresser et charmer miss Harville par de tels récits ; mais elle ne put réussir qu’à faire naître de douloureuses comparaisons. Ah ! pensa-t-elle, Abel ne m’aimera jamais ainsi, j’en suis bien certaine. Il me nomme l’objet de son premier amour, mais je n’occupe pas seule son cœur. Simplicia et son éclat lui feront oublier un jour la malheureuse Palmira… Insensée ! j’oublie que des obstacles insurmontables nous séparent pour toujours !