Tableau de Paris/676

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CHAPITRE DCLXXVI.

De la Cour.


Tandis que le Parisien pense jouir des avantages les plus précieux, en ce qu’il possède des spectacles & des courtisanes, & qu’il se livre à tous ses goûts avec la liberté la plus entière ; tandis que la bonne ville de Paris est pour le monarque le miroir aux alouettes, l’étranger, des quatre coins de l’Europe, venant y verser son argent, le courtisan, ingruentium dominationum provisor, ainsi que le dit Tacite, devine les distributeurs présens, futurs & cachés des graces qu’il ambitionne. Ô ! quel courtisan me traduira en français ce ingruentium dominationum provisor ? C’est à lui qu’il appartient cependant de trouver le mot propre.

Il vaut mieux, selon tout suivant de la cour, il vaut mieux être sujet d’un monarque que sujet d’une république. Le monarque, distributeur des honneurs & des graces, les fait tomber sur qui bon lui semble ; il élève un personnage ; il rabaisse celui qui étoit élevé ; il place & déplace à son gré : chacun à son tour a droit de prétendre à ses faveurs.

On ne peut aspirer à être souverain ; mais on peut aspirer du moins à une haute fortune, à un grand crédit, à un poste distingué, à un immense revenu avec charge d’ames, ce qui n’est pas lourd ; & l’on n’a rien à craindre dans ces jouissances paisibles des bourrasques populaires.

Il n’est pas de sujet qui, de près ou de loin, ne veuille avoir des nouvelles de la cour, & qui ne tourne incessamment les yeux vers le roi. Il se dit : quel est donc cet homme qui commande à vingt-quatre millions d’hommes, & au nom duquel tout se fait. Tous les plaisirs de l’opulence l’environnent ; on imagine des sensations nouvelles pour les lui apporter ; il a toutes les jouissances, point de besoin qui ne soit satisfait : on lui épargne jusqu’aux desirs : quelle idée, dans ce rang élevé, a-t-il de tout ce qui l’environne ?

Tout sujet donc qui est à portée de voir le roi, fait le voyage de Versailles ; il entre dans le château magnifique ; il voit défiler toute la cour : mais il la verroit tous les jours pendant cent années de suite, il fouleroit pendant un siècle & demi le parquet des longs appartemens, que ses connoissances resteroient précisément au même point.

L’air de cour s’imprime dans un garçon de la chambre, dans un petit contrôleur. Celui qui met un soulier à un prince, (soulier qu’il n’a pas su faire) s’estime au-dessus du cordonnier ; car c’est une charge.

Autant le grand seigneur affecte une contenance modeste, devenu souple, de fier & de superbe qu’il étoit la veille, autant les valets prennent un ton qui, par-tout ailleurs, seroit l’excès du ridicule.

On marche des épaules, à la cour ; le courtisan salue légèrement, interroge sans regarder, glisse sur le parquet avec une légéreté incomparable, parle d’un ton élevé, préside aux cercles, jusqu’à ce qu’il paroisse quelques syllabes, quelque nom qui le réduise au ton général.

La politesse de la cour est-elle si renommée, parce qu’elle vient du centre de la puissance, ou parce qu’elle provient d’un goût plus raffiné ? Le langage y est plus élégant, le maintien plus noble & plus simple, les manières plus aisées ; le ton & la plaisanterie ont quelque chose de fin & de particulier ; mais le jugement y a peu de justesse ; les sentimens du cœur y sont nuls ; c’est une ambition oisive, un desir immodéré de la fortune, sans travail.

Dans la foule des courtisans, se mêlent des aventuriers qui vont, viennent, sont par-tout, publient les nouvelles apocryphes ou indifférentes ; voyez leur course précipitée : que font-ils là ? on n’en sait rien, & personne ne le leur demande.

Celui qui vous a salué dans la rue, ne vous connoît pas au lever ou à la messe ; suivez-le : comme il implore un huissier de la chambre ! le médecin, le militaire, le magistrat, le pontife, remplis l’un pour l’autre du plus parfait dédain, n’ont qu’une voix & qu’un langage, & figurent paisiblement, comme s’ils fraternisoient.

Là, des gens se chargent de vous faire évêque, président, colonel, académicien.

À la chapelle, ainsi que l’a remarqué M. Moore, les assistans tournent le dos au prêtre & aux saints mystères, & ont la face attentive vers le roi, qui est à genoux dans une tribune. Une musique bruyante étourdit tout le monde, & confond l’introït avec l’ite missa est.

Quand un prince est malade, & ne peut aller à la chapelle y entendre la sainte messe, le prêtre roule l’autel de la messe jusqu’aux pieds de son lit, & la lui dit, tandis que sa majesté ou l’altesse royale est enfermée entre ses quatre rideaux.

Chacun s’étudie à deviner ce qui est voilé : on flaire, pour ainsi dire, la transpiration insensible du trône, pour former des conjectures presque toujours hasardées, d’après les craintes ou les espérances de tous ces esclaves de la faveur.

Qui me dira où est le siége de l’ame dans le corps de l’homme ? Je lui dirai où est l’ame du gouvernement dans un vaste empire.

Quand l’édit du souverain déplaît aux Parisiens, ils font une chanson, & ils croient dès ce moment l’avoir annullé.

On n’apprend donc rien en usant le parquet de Versailles ; mais il est très-curieux, pour un philosophe, de se rendre à l’œil-de-bœuf, & là, de contempler les différentes physionomies qui passent & repassent. Ô Molière ! Molière ! & voilà comme le pauvre genre humain est fait !

Au milieu de ce tumulte, de cette agitation brillante, se trouve placé le cabinet de la politique : c’est là qu’on possède l’art de conduire une nation par des moyens souples & adroits : le coursier ne se cabre point ; il est doux, doux ; il caracole un peu, mais la bride insensible le dirige ; il est beau, ses mouvemens sont nobles, gracieux ; il n’a pas besoin de sentir la verge, il va de lui-même, il se contente de hennir parfois ; sa housse est superbe, sa bride est dorée ; il est toujours fier de porter son maître.

Le roi, la reine & les princes ne communiquent qu’avec les nobles de la première classe ; ceux-ci forment exclusivement leur principale société : ainsi, on peut dire que les princes s’en vont de ce monde sans avoir causé avec un roturier. Ils ne causent point, ou bien rarement, avec un commerçant, avec un manufacturier, avec un laboureur, avec un artiste, avec un bon bourgeois de Paris ; il y a donc une infinité de choses qu’ils ne connoîtront pas sous l’expression propre : car le vernis du langage gâtera toujours la fidélité du tableau. Le bon sens a un idiome qui vaut mieux que celui de l’esprit & même du génie.

Les ministres vont jusque dans le cabinet du prince & s’y établissent, tandis que les gens de qualité restent dans le sallon de compagnie : je ne puis rien dire de ce qui s’y passe, car je n’y suis jamais entré ; mais il est certain qu’il n’y a là que des surfaces à considérer, & que tous les personnages n’y sont guère que des figures de tapisserie. Le travail est caché derrière la toile ; & l’étiquette a si bien arrangé tous les mouvemens respectifs, que les mots, les pas & les révérences ne dérivent pas d’une ligne.

Les grands peuvent bien saisir l’esprit du monarque, connoître son caractère, deviner quelquefois sa pensée, mais ils n’en sont pas plus avancés. La bienséance de palais défend à qui ce soit de parler d’affaires au roi ; & cette règle s’étend si loin, qu’il faudroit la volonté expresse de sa majesté, pour qu’un sujet osât entrer ou dans l’ensemble ou dans les détails.

Quelquefois seulement un mot naïf est permis ; & quand il est l’interprète de la voix publique, la vérité alors perce subitement aux pieds du trône. Le mot, quand il est heureux, est répété ; mais pour cela, il ne produit pas toujours l’effet desiré. Là enfin, point de conversation ; mais il y règne un beau silence, qui n’est interrompu que par ces mots qui ne signifient rien. L’on sent bien que, vu la nature des affaires publiques, cela ne peut pas être autrement.

Le roi, de son côté, ne met aucune différence en public entre ses courtisans ; s’il y a de l’inégalité dans la faveur, cette inégalité ne se fait point sentir, & la prépondérance n’est accordée à aucun grand ; ce sont des formules de politesse que le monarque ne dédaigne pas : mais de là aux choses sérieuses, il y a un fossé profond.

Cependant, comme les princes ne peuvent pas s’invisibiliser, ce sont les valets qui, à la longue, surprennent les traits de leur caractère les plus cachés & les plus fins, & il ne faut plus qu’un demi-Suétone confondu dans la foule, ou inapperçu, pour révéler à la curiosité publique ce qu’elle est toujours avide de savoir.

À Versailles, les valets en faveur achètent les charges, deviennent des officiers ; de sorte que les maisons des princes sont réellement livrées à des domestiques, qui se transmettent tous les emplois, comme une succession assurée ; ils montent de grade en grade : ainsi les secrets particuliers appartiennent à une dynastie de valets, ce qui leur donne beaucoup de crédit. Les valets enfin circonscrivent les princes à peu près comme ces lierres, qui couvrent un tronc de manière qu’on ne le voit plus, & que l’œil confond leur verdure avec celle de l’arbre.

La cour est un autre élément que celui que l’on respire ; c’est une autre manière d’exister, de vivre, de penser.