Tableau de Paris/677

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(tome IXp. 15-19).

CHAPITRE DCLXXVII.

Suite du précédent.


Lart du prince & des princes consiste en général dans la distribution du dédain & du mépris ; c’est en dosant ces deux ingrédiens avec des mesures inégales, qu’ils tiennent les individus de leur cour dans une sorte de stupeur. Nul ne veut être méprisé, nul ne veut passer pour être disgracié ; & tel qui n’obtient pas un mot, prétend que le silence ne lui a pas été défavorable. Les hommes sont puissamment gouvernés par la crainte du mépris ; & les princes ont paru deviner jusqu’où s’étendoit cette foiblesse du cœur humain : il n’y a que le philosophe qui sache repousser ce mépris, ou en rire au fond de l’ame ; mais un philosophe est rarement à la cour.

À la cour, il ne faut être ni sot, ni homme d’esprit ; il faut, là, que le grand homme ne soit ni prévu, ni deviné ; quand l’esprit n’est que dans une heureuse médiocrité, on peut s’attendre à des succès, car on n’aime à élever que ceux qui nous ressemblent.

À la cour, on ne fait aucun projet politique ; mais on profite de tous ceux que font les autres.

Il faut, à la cour, ménager un sot plutôt qu’un homme d’esprit : un sot poussé à bout dans ce pays-là, est infiniment dangereux, & vous devinez pourquoi.

Avoir du génie, cela n’est pas trop permis ; mais il ne faut pas être un sot ou du moins passer pour tel.

Être un courtisan estimé & un citoyen estimable, voilà ce qu’il y a de plus rare & de plus difficile à concilier.

On renvoie un ministre si facilement, si lestement, que cette disgrace devient supportable ; là, les ennemis timides sont les plus dangereux de tous ; là, celui qui sait pénétrer les autres, sans se laisser pénétrer, a trouvé l’art par excellence ; & s’il soutient son personnage, il avance à coup sûr.

Madame de Maintenon, qui devoit s’y connoître, a comparé la cour au derrière d’un théâtre, où l’on ne voit que les cordages, les lampions, le suif, le vert sale & grossier des décorations : de loin la cour est un palais enchanté, un paysage, un jardin ; de près, les poulies, les rouages, les machinistes & le tiraillement des machines, s’offrent dans leur mouvement désagréable & dans leur laideur.

À force de ne trouver rien qui vaille sur son chemin, on devient rien qui vaille soi-même ; cela peut s’appliquer à la valetaille de la cour.

On voit dans ce pays-là, des teints pâles & des tempéramens cacochymes. Un jeune seigneur est quelquefois aussi délicat qu’une jeune fille valétudinaire ; les femmes ont encore la physionomie plus altérée que les hommes. Tous ces visages, malgré leurs masques, ne peuvent pas cacher les passions cruelles qui souvent les dévorent.

Les princes, sauf les exceptions, ont une double paresse dans l’esprit : comme ils reçoivent leurs idées de ce qui les environne, ils ne savent point avoir les leurs en propre ; par la même raison qu’on les chausse, qu’on les habille, qu’on leur épargne la moindre fatigue, ils s’habituent à recevoir leurs pensées d’autrui, toutes faites & toutes formées.

L’art de penser exige une sorte de méditation prolongée ; & ce n’est que dans le choc de plusieurs idées contradictoires, qu’on apprend à démêler l’idée véritable. Les princes de tous les pays, raisonnent tout différemment des autres hommes, parce qu’ils ignorent certains usages de sa vie, qui ne s’apprennent que par l’expérience. Ils ont quelquefois des idées grandes, mais elles ne sont pas liées à ce qui est ; ils ont de la dignité, & ils marchent mal ; ils sont riches, & ils ne savent pas compter ; ils parlent bien, & ils ignorent l’orthographe, la grammaire. Quand ils se fâchent, ils vont toujours trop loin, &c.