Tombouctou la mystérieuse/V

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Flammarion (p. 95-102).

V

DIENNÉ

Devant le village de Kouakourou nous avons abandonné le Niger pour un de ces canaux naturels qui vont porter au loin la fertilité par l’inondation. Entre ses bords plus resserrés, entre ses rives moins propices aux ébats des grandes brises rafraîchissantes, il nous semble, alors, avoir abandonné le large d’un océan pour l’intérieur des terres.

Et comme la douzième heure approchait depuis que nous naviguions loin du grand fleuve, tout à coup les Bosos, debout à l’avant de notre barque, cessèrent de pousser leurs perches de bambou. Réfugié à l’ombre sous ma voûte de chaume, leurs silhouettes me cachaient l’horizon. Je voyais l’eau seulement et la berge surélevée, et, ne pouvant m’expliquer leur immobilité ni leur inaction, je m’apprêtais à les morigéner. À mon appel ils se retournèrent bouche bée, et, sans parler, du bras montrèrent devant nous quelque chose qui m’échappait. Puis, d’une voix à peine perceptible, sous l’empire d’une émotion, ils murmurèrent : Dienné !

Pour la première fois ils faisaient ce voyage. Ce qui les bouleversait, c’était l’apparition d’une ville inattendue, telle qu’ils n’en avaient jamais vue, eux qui cependant connaissaient de grandes villes comme Ségou, Niamina, Sansanding.

Il y avait une chose que je n’avais jamais vue moi non plus
(et que je ne revis Jamais plus) : un nègre étonné et ému, non de quelque invention européenne, mais d’un spectacle de son propre pays ! Je me précipitai à l’avant. Et, à mon tour, je demeurai étonné : c’était la première fois aussi qu’en ces pays une surprise me venait d’une œuvre des hommes.

Les sites curieux ou jolis ne m’avaient pas fait défaut le long de ma route. Toutefois, quelque chose manquait à l’œil comme à l’esprit du civilisé. Rien n’évoquait le génie humain. Pas de trace d’une civilisation. Quoi qu’on ait dit des mutilations et des sacrilèges que souvent la main de l’homme a fait subir aux chefs-d’œuvre de la nature, il faut bien avouer qu’on trouve ceux-ci incomplets lorsque, trop longtemps ; on est condamné à ne voir qu’eux uniquement. La vallée de la Loire en sa seule robe estivale serait assurément un beau spectacle. Mais, sertissant ces pierres précieuses qui s’appellent Amboise, Tours, Chambord, Chenonceaux, de beau, le spectacle n’est-il pas devenu merveilleux ?

Le joyau de la vallée du Niger, c’est Dienné.

Perché à mon tour sur l’avant, entre les Bosos émus, voici le tableau qui se grava dans ma mémoire :

La plaine vaste, sans le moindre accident, infiniment plate, sans village, sans autre trace humaine ; de loin en loin, seulement un arbre, plaquant d’une tache sombre l’immensité vert-jaune.

Au milieu de cette solitude se détache un anneau d’eau, et là, surélevée, dominatrice comme le panache du palmier parmi les sables, une longue masse de hautes et régulières murailles se dresse sur des berges hautes déjà et presque aussi droites que les murailles mêmes. Enfin, couronnant celles-ci, une forêt de saillants : toits en terrasse, palmiers, pignons, arbres en dômes, étages — toute une vice touffue, concentrée, organisée, déborde, s’élance du haut de cet îlot, vous salue, vous sourit…

C’est l’heure du soleil déclinant. Les grands éclats de l’incandescence des tropiques, par de violents contrastes de lumière et d’ombre, rehaussent encore le tableau. Vu ainsi, de ce point, à cette heure, il est impressionnant au possible, et je comprends toute l’émotion de mes Bosos. Éclairée par derrière, toute la haute et profonde masse de la ville est obscure,

DIENNÉ : COIN DE VILLE.


tandis qu’à droite et à gauche la plaine et l’immensité flamboient. Dienné se découpe sur ce fond lumineux de ciel et de terre sans transition, sans trait d’union, comme son faisceau de vie se détache sur la solitude ambiante sans faubourg, sans une case même. Il semble que tout ce qu’il y a de vivant dans l’espace se soit réfugié sur cette île-montagne qui plane au loin forte, protectrice, majestueuse.

Tandis que ma barque s’approche en ce canal qui débouche à angle droit vers le milieu de la ville, berges et murailles semblent surgir encore plus grandes de leur ceinture d’eau. À leur pied, on distingue maintenant un port où dorment de grandes embarcations ne ressemblant en rien aux habituelles pirogues, de dimensions grandes et inconnues — comme la cité qui les abrite.

Dès que l’on a escaladé les berges et franchi les murailles, la surprise première prend une forme définitive : l’esprit subit une réelle déroute, de plus en plus désorienté par la nouveauté et l’étrangeté de la ville intérieure aussi.

LES GRANDES EMBARCATIONS DU DIENNÉ.


Véritablement, on se demande où l’on est. L’ange d’Habacuc vous aurait-il instantanément transporté à mille lieues du Soudan ? Car ce n’est pas au pays des huttes éternellement semblables en leur simplicité enfantine, que l’on peut s’attendre, tout à coup au spectacle d’une vraie ville.

Oui, une ville, au sens européen du mot, et non plus ces agglomérations désordonnées de cases qu’en ces pays nous désignons sous ce nom, lorsqu’elles sont en grand nombre.

Voici des maisons véritables et non ces abris primitifs, rez-de-chaussée de murs en carré ou en rond, couronnés de toitures plates ou en entonnoir renversé.

Voici des rues, et non ces semis de demeures qui s’en vont à la débandade, groupées au petit bonheur, et à travers lesquelles on circule par un petit sentier qui serpente plus que le serpent le plus serpentant.

Qu’est-ce, ces rues parfaitement alignées et larges, ces maisons à plusieurs étages, deux en général, et parfois l’esquisse du troisième ; et leurs façades de style, — d’un style qui tout de suite accroche l’œil ? Toute la ville se présente de même, une ville qui semble immense, depuis des mois que l’œil est

MAISON DE DIENNÉ.


déshabitué des grands centres européens. L’apparition est si inattendue en plein pays nègre, si étonnante en pleine barbarie, que cette question se dresse aussitôt : D’où vient cet ensemble de vie inconnue ? quelle est cette civilisation qui s’est affirmée assez intense pour marquer son œuvre au grand jour, pour l’empreindre d’un sceau public — d’un style ?

On pense naturellement à quelque reflet de la civilisation des Khalifes. Les pays arabes sont les plus proches des vallées nigritiennes. L’Islamisme y est répandu. Il semble logique que les croyances aient amené à leur suite l’art musulman. Néanmoins, il n’a rien d’arabe, ce style !

Dans aucune des maisons anciennes ou récentes, il n’est possible de trouver trace même de cette coupole aussi caractéristique que banale en Égypte, en Syrie, comme en Algérie. Les lignes massives et simples des demeures de Dienné n’ont rien de commun avec les sveltes palais du Caire et de Damas, non plus qu’avec les chefs-d’œuvre compliqués et délicats de Cordoue, Grenade et Séville.

Il n’est pas byzantin, ce style, ni grec, ni romain. Encore moins gothique ou d’allure occidentale : les traces de civilisation européenne ont été décroissant de la côte au Niger.

Et cependant, voici que me réapparaissent à la mémoire des silhouettes lourdes, majestueuses, assez semblables. Le souvenir m'en vient de bien loin d’ici, de l’autre extrémité de l’Afrique. Leur cadre est le bord d’un fleuve aussi, grand et aux eaux vastes comme le Niger. Mais aucune idée de vie ne s’associe à cette évocation. C’étaient des villes mortes ou des villes de morts qu’il décorait, là-bas, ce même style ; c’est dans les défuntes cités des Pharaons et dans leurs hypogées, c’est dans la vallée du Nil, c’est dans les ruines de l’Égypte ancienne, que je l’ai vu déjà.

Comment est-il parvenu ici à travers des siècles aussi lointains ? Comment orne-t-il encore aujourd’hui une ville encore vivante ? Qu’est-ce que cette colonie égyptienne dont personne n’a signalé l’existence jusqu’à ce jour ?

Il me fallait la clef de cette énigme. J’interrompis donc mon voyage, bien décidé à ne le reprendre qu’après l’avoir résolue. Ce furent alors de longues causeries avec le chef, les notables et les marabouts (savants et prêtres musulmans) de la ville. Aux traditions orales nombreuses vinrent s ajouter des documents écrits, de langue arabe. J’eus surtout la bonne fortune de trouver un exemplaire complet du Tarik é Soudân, la grande chronique des pays du Niger, convoitée depuis longtemps par les orientalistes. Il me fut possible de compléter et d’éclairer nombre de ses feuillets par les récits transmis de père en fils. Peu à peu le mystère se dévoila. Et je puis dire maintenant comment l’antique Égypte, mère de toutes nos civilisations occidentales, a fait pénétrer aussi sa bienfaisante influence jusqu’au cœur des pays nègres ; par qui elle fut répandue, et comment a pu parvenir jusqu’à nous, à tel point perceptible, ce reflet de la civilisation égyptienne, ce crépuscule, qui, pour le curieux des choses d’antan, a tous les charmes, renferme toutes les émotions qu’éveillent les crépuscules courts, mais si colorés, de ces régions tropicales.