Tombouctou la mystérieuse/VI

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 103-116).

VI

LES FONDATEURS DE DIENNÉ

En venant de la côte, l’Européen a successivement traversé des peuples déjà connus de l’ethnographe. Ce sont les races nègres aborigènes de l’occident africain : Gerères, Ouolofs, Khassonkès, Soussous, Bambaras, etc. Confusément mêlés, plus ou moins lippus, crépus et écrasés de nez, plus ou moins barbares, qu’importe !

À Dienné, pour la première fois, le voyageur se trouve en face d’une nouvelle unité ethnographique : les Songhoïs, et non Sonrhaïs, ainsi que disent parfois les Européens ; le mot, défiguré de la sorte, n’est pas compris de l’indigène.

Il y a quarante ans encore, leur nom ne nous était parvenu qu’une seule fois depuis que le monde se préoccupe de l’Afrique intérieure. Seul de tous les géographes anciens, arabes ou autres, Léon l’Africain le prononce. Il consacre à ceux qui le portent un passage unique de… deux lignes. Depuis, Barth, le grand voyageur allemand, en a parlé, et plus longuement. Mais ses dires pèchent par l’erreur de leur base : ne compte-t-il pas les Songhoïs parmi les aborigènes du Soudan occidental ?

Tout autre est la tradition en pays songhoï. Chaque fois que J’ai interrogé un homme de cette race, il n’a pas manqué de me dire d’abord que ses ancêtres n’étaient pas originaires des pays nigritiens.

Puis, lui demandant d’où venaient ses pères, c’était invariablement la même scène. Un branle-bas se faisait dans les blancheurs largement drapées qui servaient de vêtement au document humain. Le bras droit se Ievait. Et bientôt on voyait, émergeant noire des blanches draperies, une main pointer vers le ciel et, sans hésitation, indiquer la direction des aurores pourprées.

PANORAMA

Après les documents humains, interrogeons les documents écrits. Parmi les manuscrits historiques que nous avons recueillis au cours de notre voyage, un seul parle des origines des Songhoïs. C’est le Tarik. Il importe de lire le passage avec attention ; quoique très concis, il renferme de précieuses indications :

« Le premier roi songhoï s’appelle Dialliaman. Son nom vient de la phrase arabe dia min el Jemen, c’est-à-dire, il est venu de l’Yemen.

« Dialliaman, raconte-t-on, quitta l’Yemen avec son frère. IIs voyagèrent dans la terre de Dieu jusqu’au jour où le destin les fit parvenir dans la terre de Kokia.

« Kokia était unc ville des Songhoïs située sur les bords d’un fleuve et très ancienne. Elle existait déjà du temps des Pharaons. Il est dit que l’un d’eux, pendant sa dispute avec Moïse, en fit venir les magiciens qu’il opposa au Prophète.

« Les deux frères atteignirent la ville dans une détresse si grande qu’à peine ils avaient figure humaine. Leur peau était craquelée par la chaleur et la poussière ; ils étaient presque nus. Ayant demandé l’hospitalité aux habitants, ceux-ci

DE DIENNÉ.


les interrogèrent sur leur pays d’origine. « Nous venons de l’Yemen », dirent-ils. On oublia leur nom pour ne plus leur donner que le surnom de : « Venu de l’Yemen », qui par abréviation est devenu Dialliaman.

« Dialliaman l’aîné se fixa à Kokia. Le dieu des Songhoïs était un poisson qui leur apparaissait à des époques déterminées au-dessus des eaux du fleuve et portait un anneau d’or dans le nez. Alors ils s’assemblaient, adoraient le poisson, en recevaient des ordres et des défenses, puis se conformaient à ces oracles.

« Avec les gens de Kokia, Dialliaman assista à ce spectacle. Ayant reconnu qu’ils étaient dans une erreur évidente, il cacha dans son cœur l’intention de tuer cette fausse divinité et Dieu l’aida dans son dessein. Un Jour, en présence de tout le peuple, il frappa le poisson de sa lance et le tua.

MAISONS DE DIENNÉ.

« Alors la foule le proclama roi. »

Nous apprenons ainsi que les Songhoïs avaient en ce temps-là (que nous déterminerons plus tard) pour capitale une ville très ancienne appelée Kokia et située près d’un fleuve. Qu’est-ce cette ville que Barth chercha et qu’il prétend placée sur les rives du Niger Oriental, mais qu’il ne put Jamais trouver ?

Recourons de nouveau aux traditions orales. Le Tarik en mains, j’interroge les Songhoïs. « Kokia était une ville
DIENNÉ : UNE RUE.
très loin, très loin dans l’Est derrière Gaô », disent-ils unanimement.

Et par deux fois, des marabouts ajoutèrent « Une ville du pays de Misr ». Or, au Soudan, le pays de Misr, c’est la vallée du Nil, c’est l’Égypte, le nom venant de Misra qui signifie : Le Caire.

Quel fleuve voyons-nous sur les cartes, à l’est de Gaô ? Aucun, grand ou petit, sinon le Nil. C’est donc sur ses bords uniquement que pouvait s’élever Kokia « située près d’un grand fleuve ». Dès lors on s’explique aisément que l’auteur, pour indiquer l’ancienneté de la ville, ait dit qu’ « elle existait déjà du temps des Pharaons », et que l’un d’eux en « ait fait venir des magiciens pour les opposer à Moïse ». Il est probable que c’est d’un pays proche et vassal de l’Égypte qu’il dut les appeler.

D’autre part, l’Yemen est voisin de la vallée du Nil. L’arrivée de Dialliaman à Kokia[1] est assez naturelle : l’état dans lequel on nous le dépeint à son entrée dans la ville se conçoit, après la traversée du désert qui sépare le Nil de la mer Rouge.

Ferai-je observer encore que le culte du poisson-dieu est éminemment égyptien ? Entre autres dieux, les peuples des Pharaons adoraient des animaux, et, parmi eux, un poisson du Nil leur représentait la déesse Hathor. Les Songhoïs reconnaissant pour dieu un être animé, avaient donc des idées religieuses toutes différentes de celles des autres peuples nègres. Ceux-ci sont fétichistes, en effet, et adorent des objets inanimés : pierres, arbres ou autres.

Il nous faut établir maintenant à quelle époque et comment le peuple songhoï passa des rives du Nil sur celles du Niger. Cette reconstitution de son exode est moins aisée que la démonstration de son origine égyptienne. Voici la version qui nous semble plausible :

L’émigration dut commencer vers le milieu du viie siècle, car 150 ans après l’Hégire (en l’an 765 environ de notre ère) les émigrants fondent Dienné, et Dienné est le point extrême de leur invasion vers l’Ouest. Cent à cent vingt années sont un temps normal pour comprendre, et les années d’émigration, etles années nécessaires à l’occupation complète des pays qui formeront désormais la patrie songhoï.

Au viie siècle, précisément, l’Égypte subit une secousse propre à justifier un exode. Tranquille depuis la conquête romaine, elle est tout à coup brutalisée par les lieutenants des premiers khalifes qui jettent les bases de l’empire arabe. Les riches pays du Nil éblouissent les conquérants. L’enthousiaste description qu’Amrou en fit au khalife Omar le témoigne. La curée des faméliques Arabes fut magnifique. L’émotion des vaincus dut être en proportion de l’enthousiasme des vainqueurs : Basse, Moyenne, Haute, toutes les Égyptes furent ébranlées vers l’an 640. Plus que d’autres, les Songhoïs eurent-ils à souffrir de l’invasion ? Ne voulurent-ils pas embrasser l’Islam ? C’est ce que ne m’ont pas dit mes savants amis les marabouts, car ils sont les représentants officiels du mahométisme ! Mes manuscrits historiques sont également muets sur ce point. Ceux qui les rédigèrent il y a trois siècles, étaient des marabouts aussi : les mêmes raisons causent ce double silence. Au reste, les habituels procédés des conquérants arabes, leur brutalité et leur cupidité suffisent largement à expliquer la fuite de populations aussi paisibles et laborieuses que se montrent aujourd’hui encore les Songhoïs.

Dialliaman fut-il le promoteur de l’émigration ? Ce rôle cadre avec le portrait que le Tarik nous a laissé de cet aventurier, qui s’élève à la royauté dans un pays où il est arrivé misérable et nu. Sa première patrie était l’Yemen où venait de naître et de s’affirmer la religion de Mahomet. Peut-être y a-t-il eu maille à partir avec les premiers disciples du Prophète ; peut-être a-t-il quitté l’Arabie justement pour échapper aux violences de leur propagande. Voilà qu’il se retrouve en face d’eux dans sa patrie d’adoption. Il se décide naturellement à un nouvel exil, plus lointain de beaucoup, et non plus en compagnie de son frère seulement, mais entraînant tout son peuple. Quoi qu’il en soit, Dialliaman, voyageur, entreprenant, audacieux et ambitieux comme nous l’a montré l’histoire ; Dialliaman qui, en véritable Arabe qu’il est, change facilement de patrie, paraît tout à fait propre à entraîner à la recherche d’une patrie nouvelle les Songhoïs que de terribles conquérants menacent dans leurs foyers.

La route que prirent les émigrants nilotiques longe d’abord le sud du désert Libyque, puis passe par Agadès, au nord du lac Tchad pour aboutir au Niger, et déboucher aux environs de Gaô. Ils ont suivi la bordure du désert où ils pouvaient en même temps se ravitailler et passer facilement, les populations peu denses aux abords des sables n’entravant point leur marche.

Plusieurs indices viennent à l’appui de cet itinéraire. À Agadès se parle une langue analogue au songhoï. Entre le Tchad et le Niger, sur la limite du désert, les populations sont songhoïs. Et l’on retrouvera sans doute d’analogues traces linguistiques et ethnographiques entre le Tchad et le Nil, le jour où ces contrées seront mieux connues.

Enfin, près de Gaô[2] que nous avons désigné comme débouché des émigrants sur le Niger, dans le pays de Bourroum, une tradition locale rapporte l’arrivée en ces lieux d’un Pharaon d’Égypte : il ne s’agit probablement de personne autre que de Dialliaman ou du chef de l’émigration songhoï.

Avant de poursuivre le développement de la nouvelle patrie des Songhoïs, il ne me semble pas superflu d’appuyer leur origine égyptienne sur quelques arguments complémentaires non moins décisifs. Aussi bien le grand nom de Barth, avec qui Je me trouve ici et ailleurs en contradiction, me semble commander cette digression.

CARTE DE L’ÉMIGRATION SONGHOÏ.

Les récits mêmes de l’illustre voyageur nous apportent des confirmations. À mainte reprise il relève en pays songhoï — et en pays songhoï uniquement — des traces égyptiennes. Il reconnaît que « les Songhoïs semblent avoir été civilisés par l’Égypte, et furent avec elle en relations suivies, ainsi que le montrent beaucoup de faits intéressants. « Qu’eût-il conclu, dès lors, s’il avait visité Dienné et connu le caractère de ses architectures : et si, pour se renseigner, il avait eu la possibilité de faire appel à l’intelligence et à la science de purs Songhoïs et non à des étrangers, aux Kountas, ses hôtes de Tombouctou, qui étaient des Arabes, nouveaux venus au Niger ?

Il ne croit donc qu’aux influences de l’Égypte, non à un apport direct, et laisse croire que les traces de civilisation pharaoniennes sont venues par le canal de la religion musulmane ! Or, au moment où l’islamisme parvint au Soudan — au xie siècle — par la voie de l’Égypte certes, la civilisation des khalifes avait détrôné depuis quatre cents ans la civilisation des Pharaons sur les rives du Nil. Il est de toute impossibilité que les apôtres du nouveau culte, si exclusif, aient apporté et implanté les mœurs ou le style de l’ancienne Égypte, et non de l’Égypte contemporaine, de l’Égypte arabe, alors en plein épanouissement.

Il faut donc que l’apport égyptien ait été antérieur à l’apparition de l’Islam. L’intensité des relations entre les vallées du Nil et du Niger, malgré l’énorme distance qui les sépare, indique d’autre part un apport direct. Le courant qui va de l’Égypte au Soudan, si violent et si persistant Jusqu’au xvie siècle, représente autre chose qu’une simple voie commerciale : il trahit la route d’un exode. Longtemps l’influence et le commerce du Maroc et de l’Algérie, très proches relativement, sont primés au Soudan par l’Égypte lointaine. Nous en trouvons d’indéniables preuves chez les anciens géographes arabes. Ibn Batouta, un marocain qui visita les pays du Niger vers 1352, relate qu’à Oualata « la majeure partie des habitants porte de beaux habits d’Égypte ». Et Oualata est à deux mois seulement du Maroc, tandis que la vallée du Nil est éloignée de huit mois.

Pour rompre la forte et traditionnelle poussée de l’Égypte vers le Niger et établir la prépondérance des pays du nord de l’Afrique, il ne faudra rien moins que l’occupation du Soudan par les troupes marocaines en 1592.

D’ailleurs les Songhoïs fournissent par eux-mêmes la preuve qu’ils furent jadis étrangers au milieu dans lequel ils vivent actuellement. Leur langue est totalement différente des multiples dialectes soudanais, et ses racines sont celles des dialectes nilotiques. De même le type des Songhoïs n’a rien de commun avec celui des nègres de l’Afrique occidentale.

UNE RUE DE DIENNÉE.

Un Songhoï se reconnaît à première vue au milieu du groupe de nègres le plus bariolé. Il est cependant noir comme les autres, mais son masque porte des lignes rien moins que conformes aux caractéristiques de la race nègre. Qu’on en juge. Le nez est droit, long, en pointe plutôt qu’aplati ; les lèvres sont assez fines et allongées, plutôt que proéminentes et épatées ; les yeux n’affleurent pas, mais se plantent profondément dans l’orbite. À vue d’œil, l’angle facial est sensiblement le même que celui de l’Européen. On est frappé de sa physionomie et de son regard, particulièrement intelligents. Au surplus, il est de stature grande, bien fait et élancé.

Chez les enfants de six à dix ans ces particularités sont plus saillantes encore. Leur peau ne paraît pas profondément noire comme celle des autres négrillons. La régularité des traits est plus remarquable que chez les adultes. Souvent à Dienné je me suis arrêté au milieu d’un groupe de gamins, ravi par leur rare joliesse. Il me semblait voir des enfants, non de la race de Cham, mais de la race de Sem, très fortement bronzés seulement !

Bref le Songhoï évoque chez moi, qui ai vu à loisir l’un et l’autre, le Nubien plutôt que le nègre de l’Afrique occidentale. L’ethnographie nous permet donc de préciser dans la vallée du Nil, le point de départ de l’émigration.

C’est au sud de l’île de Philae que nous retrouvons des hommes de race semblable. L’ancienne Égypte a laissé là de fortes empreintes. Sur la rive gauche du fleuve, elle avait échelonné une magnifique théorie de ses monuments les plus caractéristiques. Rien d’étonnant dès lors que les habitants aient été assez fortement imprégnés du style égyptien pour en conserver la vision jusqu’au terme de leur exode.

Ce terme, nous l’avons vu, fut Gaô. Quittant un pays aux eaux nombreuses, tel que la Nubie, les émigrants, avant de se fixer, cherchèrent une contrée leur rappelant le pays natal par d’analogues conformations physiques. Moins dans la préoccupation d’un pieux souvenir, car chez les peuples l’idée de patrie est de toutes la plus tardive, mais dans le but d’y vivre selon leurs mœurs et coutumes, ainsi que d’utiliser leurs aptitudes spéciales. Longtemps ils ne trouvèrent sur leur route aucune contrée propice : beaucoup de sables et peu d’eau, ce n’était pas leur affaire. Il est donc naturel qu’ils ne se soient pas fixés en masse entre le Nil et le Niger.

À Gaô ils retrouvèrent un fleuve aux vastes eaux comme celui qu’ils avaient quitté, se comportant de même, fertilisant les terres par ses crues et décrues. Ils purent reprendre leurs habituels procédés de travail et de culture. Comme Barth arrivant en cette contrée, ils furent sans doute charmés par la belle végétation retrouvée, par les dattiers, les sycomores, les tamariniers accoutumés. Et leur capitale s’éleva à Gaô où, pour la première fois, ils avaient pu songer au repos définitif, où s’était réalisée l’espérance de foyers nouveaux.

Puis ils firent leur la moitié de la vallée du Niger. Ils trouvèrent là une population aborigène faible et patiente, de la pâte à conquête, les Habéis. Ils sont si craintifs que même

LE SONGHOĨ PRIMITIF.


pour aller aux champs, autour de leurs villages, ils emportent arcs et flèches, préférant toutefois se sauver quand il s’agit de s’en servir ! Aussi la race a-t-elle presque disparu aujourd’hui. L’occupation fut donc aisée. En 765 ils fondent Dienné qui est, à l’ouest, la terre songhoï la plus avancée, comme la marche de l’empire. On en peut donc conclure que celui-ci a atteint vers la fin du viiie siècle son étendue normale qui est : à l’est de Gaô les pays jusqu’à la hauteur du lac Tchad, et dans la vallée du Niger, la partie de la boucle qui s’étend au-dessus d’une ligne allant de Dienné à Say.

Les limites du Songhoï sont au nord le Sahara, à l’ouest l’empire des Mali, au sud le pays des Bambaras, le Mossi et le Sokoto ; à l’ouest les régions vagues entre Agadès et le Tchad.

  1. Pour identifier Kokia avec une ville de la vallée du Nil, il importerait peut-être de retrouver une cité bâtie sur une île comme Gaô et Dienné, les deux grandes villes songhoïs.

    Le Tarik mentionne au xvie siècle une ville de même nom au sud de Gaô. Mais elle n’a aucun rapport avec celle-ci. On l’appela sans doute Kokia en souvenir de la patrie première des Songhoïs, si tant est que la ville en question ait bien eu ce nom, et qu’il n’y ait pas là une erreur de copiste.

  2. Gaô est appelée aussi : Koukou, Gago, Garo, Gago, etc.