Tombouctou la mystérieuse/XIV

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Flammarion (p. 313-336).

XIV

L’UNIVERSITÉ DE SANKORÉ

La Reine du Soudan eût été parée d’une couronne incomplète si le fleuron de l’art eût manqué.

Des raisons péremptoires l’empêchèrent de posséder des monuments. Pas de pierres, pas de bois loin à la ronde. Point de plâtre non plus. Même la précieuse glaise de Dienné faisait défaut, en ce seuil du désert. Cela me dispense de parler longuement, au point de vue de l’architecture, des deux grandes mosquées, Ginghéréber et Sankoré, et de l’oratoire de Sidi Yahia, encore que j’aie été, après René Caillié, le premier Européen qui les ait visitées intérieurement. Elles tranchent assurément sur les maisons par leurs dimensions considérables, mais sans atteindre pour cela la valeur de monuments. Un assemblage de murailles en pisé, toutes hautes, longues et épaisses qu’elles soient, ne constituent point une manifestation artistique. Rien ne rappelle dans ces temples l’heureuse harmonie décorative de la vieille mosquée de Dienné. Leurs trois tours minarets en forme de pyramides tronquées, que l’on voit au dehors dominer la silhouette de la ville, en sont le seul intérêt[1].

Ne pouvant se développer dans le domaine des arts matériels, Tombouctou porta tous ses efforts sur les arts intellectuels. Et ici, la moisson fut surprenante et immense.

La cité a été le centre religieux, scientifique et littéraire des régions baignées par le Niger — le cerveau du Soudan. Le sel vient du nord, dit un proverbe soudanais, l’or vient du sud et l’argent du pays des blancs, mais les paroles de Dieu, les choses savantes, les histoires et les contes jolis, on ne les trouve qu’à Tombouctou.»

Ce serait peut-être exagérer que de mettre Tombouctou et les écoles de Syrie, d’Espagne, du Maroc, et surtout d’Égypte, sur un plan égal, qui est le premier. D’autres seront-ils plus heureux ? Je l’espère. Quant à moi, je reconnais n’avoir pas trouvé dans ses bibliothèques une œuvre pouvant balancer la gloire des chefs-d’œuvres de la langue et de l’esprit arabes, par exemple des Séances d’Hariri ou d’Hamadini, ou des Kaïsadas bédouines. Mais il ne faut pas s’y tromper : Tombouctou ne fut pas seulement le plus grand centre intellectuel du Soudan, c’est-à-dire des nègres. Ce fut aussi un des grands centres scientifiques de l’Islam entier. Son université a été la sœur cadette des universités du Caire, de Cordoue, de Fez, de Damas. La collection de manuscrits anciens que nous avons rapportée ne laisse aucun doute sur ce point, et permet même de reconstituer tout ce côté de son passé dans les moindres détails.

C’est dans l’Occident africain qu’il faut rechercher les origines de la grandeur intellectuelle de Tombouctou ; c’est aux Maures qu’il faut en attribuer l’honneur. On sait que cette fraction du peuple berbère adopta aussitôt la religion nouvelle des Arabes, ses vainqueurs. Par les tribus maures échelonnées le long de la côte Atlantique, l’Islam pénétra aux Pays des Noirs dès le ixe siècle.

Mais partout où apparaît la religion musulmane, s’introduit sent en même temps la langue du Koran et les sciences arabes qui — dans les idées du croyant — en découlent. Le livre saint contient tout, ou du moins, pour le disciple de Mahomet, doit tout contenir. Le Koran règle les croyances des hommes, soit religieuses, soit philosophiques. Il régit leurs droits : c’est un code où tout est décrété. En sorte qu’expliquer le Koran revient à enseigner la Religion, la Philosophie et la Loi. La grammaire et la littérature elles-mêmes en découlent, car elles s’enseignent d’après la langue parlée par le rédacteur du livre saint, sur des exemples qui en sont tirés.

Ainsi la langue et la culture arabes se répandirent sur les frontières du Pays des Noirs et y eurent bientôt leur boulevard à Oualata où résidaient, nous l’avons vu, « les premiers parmi les hommes pieux et savants ».

La population de Oualata s’étant transportée à Tombouctou, ce fut elle qui devint ce boulevard. Des savants et des poètes maures d’Espagne vinrent s’y réfugier et apportèrent les moissons de Grenade et de Cordoue. Les caravanes du Nord transmirent les progrès de Fez, Marrakech et Tunis. Les pélerinages annuels à la Mecque et à Médine initièrent aux perfections du Caire. Mieux que toute autre, Tombouctou put donc profiter des conquêtes, et de toutes les conquêtes de l’esprit arabe ; mieux que toute autre, elle put rassembler les nouvelles acquisitions intellectuelles et composer les bibliothèques les plus complètes.

Entrepôt de marchandises, elle devint de même un entrepôt de langues et de sciences arabes, et les répandit au loin, de même que le sel et les étoffes. Le capharnaüm linguistique qu’était la métropole du Soudan eut, pour s’entendre, un langage commun. Songhoïs, Foulbés, Toucouleurs, Touaregs, Bambaras, Mossis, Haoussankés, Malinkés, etc., se comprirent au moyen de l’arabe, qui est aujourd’hui encore d’un usage courant à Tombouctou.

Toute une classe de la population se consacra au commerce de l’esprit : les fakis ou cheiks, comme disent les anciens manuscrits, les marabouts, comme dit le Soudanais des temps présents. Le premier terme a le sens étroit de jurisconsulte, « celui qui a la connaissance du droit ». Il est intéressant parce qu’il montre que le mouvement scientifique eut pour origine l’étude des principes Juridiques contenus dans le Koran. Je préfère cependant les noms de cheik ou marabout qui signifient à la fois prêtre et docteur et, par cela, rendent mieux le double caractère du savant soudanien.

Le cheik est l’homme savant qui par sa foi et son dévouement à l’Islam, par son application aux devoirs que dicte le Koran, par sa connaissance approfondie des textes saints, par sa science, par la dignité de sa vie, mérite d’être donné en exemple aux croyants.

En général, il appartenait à une famille qui — si l’on peut employer cette expression en la circonstance, — faisait profession de dévotion et de science. De père en fils on se léguait cette double réputation, l’entretenant par des pélerinages aux Lieux Saints et des séjours dans les grandes universités arabes. Nous possédons la biographie de plusieurs centaines de savants, et presque tous sont parents en ligne directe ou indirecte. Un affinement cérébral se produisit donc à la longue dans une partie de ces populations nègres : il a donné les surprenants résultats que l’on verra plus loin et qui sont un démenti catégorique pour les théoriciens de l’infériorité de la race noire.

Ces familles pieuses et lettrées vivaient à Tombouctou autour de la mosquée de Sankoré, formant là un quartier universitaire analogue à notre Quartier Latin. Elles étaient tenues en haute estime par les grands comme par le peuple. « Le jurisconsulte Ahmed (père de l’écrivain Ahmed Baba) fut atteint en voyage d’une grave maladie. Le sultan, pour rendre hommage à son mérite et à sa piété, allait tous les soirs passer plusieurs

heures auprès de son lit de douleurs et ne mit fin à ses
LA MOSQUÉE-UNIVERSITÉ DE SANKORÉ
assiduités que lorsque la santé du cheik fut complètement rétablie.

» Même l’impie Sunni Ali, qui eut à se plaindre de certains marabouts, « rendait justice à leurs mérites, connaissait leur nombre jusqu’au dernier et savait les honorer ». Une part de l’impôt (la diaka, le dixième) leur fut longtemps réservée. D’autres ressources, d’importance variable, leur étaient acquises. Les rois songhoïs pensionnaient les plus célèbres. Au temps du Ramadan les dons des particuliers affluaient nombreux. L’éducation des enfants leur valait des honoraires. Ils avaient des esclaves qui géraient leurs biens et cultivaient leurs propriétés. Parfois aussi ils les envoyaient faire du commerce au loin. Ainsi leur était assurée la tranquillité nécessaire aux hommes de pensée et d’étude.

Suivant leur tour d’esprit ils se spécialisaient. Les uns s’adonnaient uniquement au culte, au service de Dieu et de la mosquée. Les autres pratiquaient la justice et fournissaient des magistrats ou cadis. Enfin un grand nombre se consacraient à l’enseignement. Il n’était pas rare de voir les deux et même les trois carrières suivies par un seul homme. Les uns et les autres cultivaient les lettres et écrivaient des livres.

Nous avons évoqué déjà la riche métropole et la ville de plaisir, Avec les marabouts qui se consacrent à Dieu va ressusciter la Ville Sainte, celle dont l’auteur du Tarik a dit avec fierté : « Jamais Tombouctou ma patrie ne fut souillée par l’adoration des idoles ou par les honneurs rendus à une autre divinité qu’au Dieu miséricordieux. C’est la demeure des savants et des serviteurs du Très-Haut, le séjour habituel des saints et des ascètes ! »

Ceux-là, sous la direction du cheik ul Islam et des imans, appelaient les fidèles aux prières, purifiaient les morts, faisaient des lectures publiques de textes sacrés, et prêchaient, notamment au temps du Ramadan, pendant le carême musulman. On en vit qui, pareils aux solitaires de la Thébaïde, se retiraient loin du monde. Celui-ci passait toute la nuit à prier dans la mosquée. Celui-là ne se lassait du jeûne et était rempli de soins pour les orphelins. Cet autre… mais admirez plutôt, d’après l’original, la figure parfaite que voici :

« Le cheik très savant et très pieux Abou Abdalla n’avait rien lui appartenant. Tous ses biens passaient à secourir les pauvres et les malheureux. Il achetait des esclaves auxquels il rendait ensuite la liberté. Sa maison n’avait pas de porte. On y entrait sans être annoncé. Aussi les hommes venaient-ils le visiter de tout endroit, à toute heure, surtout le dimanche après la prière de deux heures. Des Marocains et des Arabes accoururent en foule auprès de lui quand ils connurent ses vertus. »

Ne croirait-on pas lire la vie de quelque saint chrétien ? Comme à ceux-ci, du reste, on n’a pas manqué d’attribuer aux marabouts des miracles nombreux. Voici celui qu’accomplit l’un d’eux qui vivait vers l’an 1330 : « Le faki EI Hadj, grand-père du cadi Abderrahman, se trouvait à Bankou lorsque le roi de Mossi vint attaquer la ville. La population s’étant assemblée autour de lui au moment de combattre, il leur ordonna de manger d’une certaine herbe. Ils firent ainsi, à l’exception d’un seul qui refusa. Alors El Hadj leur dit : « Allez maintenant au combat, et les flèches ne vous atteindront pas. » Tous revinrent du combat, victorieux et sains et saufs, à l’exception de l’homme qui n’avait pas voulu manger cette herbe et qui mourut dans la mêlée. » Le fait suivant, non moins merveilleux, advint au trisaïeul d’un écrivain célèbre, Ahmed Baba : « Étant à Médine (d’Arabie), il demanda à visiter le tombeau du prophète. Comme cette grâce ne lui avait point été accordée, il s’assit sur le seuil de la chapelle funéraire et se mit à réciter les litanies de l’élu de Dieu. Aussitôt la porte s’ouvrit d’elle-même, et les assistants, stupéfaits de ce prodige, s’humilièrent devant Abderrahman et lui baisèrent les mains. »

Mais, entre toutes, la vie de Sidi Yahia, le patron de Tombouctou, est pleine de merveilles. Un Jour qu’il faisait, en plein air, la lecture du Koran à ses disciples, un nuage se leva et la pluie commença à tomber. Son entourage voulait chercher un abri. Un coup de tonnerre retentit et Sidi Yahia dit : « Restez en place, car il ne pleuvra pas ici. » Et il arriva ainsi. Retenons encore l’anecdote suivante : « Des femmes esclaves lui appartenant voulurent faire cuire un poisson. Durant tout le jour elles le soumirent à l’action du feu qui se refusa absolument à avoir de l’effet sur lui. Les servantes s’en étonnèrent. Sidi Yahia, les ayant entendues, leur dit : « Ce matin, quand je suis sorti pour aller prier à la mosquée, mon pied a foulé quelque chose de mouillé sur le sol. Peut-être était-ce le poisson et le feu n’a-t-il pas voulu brûler ce que mon corps a touché. »

Les miracles leur étant familiers, on ne sera pas surpris de constater également chez eux le don des visions et des prophéties. C’est ainsi que la mise en route de la colonne marocaine qui devait conquérir le Soudan fut annoncée aux gens de Tombouctou par le faki Abderrahman le jour même de son départ de Marrakech. « Il venait, lit-on dans le Tarik, de réciter la prière du matin et prenait place pour enseigner. À ce moment il dit, après avoir invoqué trois fois le nom de Dieu : « Certes vous verrez cette année des choses telles que vous n’en avez Jamais entendues. » Citons également la vision par laquelle Dieu annonça à quelques marabouts poursuivis par Sunni Ali leur mort prochaine : « S’étant enfuis au nombre de trente dans la direction de l’occident, ils arrivèrent au pays de Scheib, y campèrent et s’endormirent sous un arbre. Un d’entre eux se réveilla peu après, et dit : « J’ai vu dans mon sommeil comme si nous devions tous voir la fin de là nuit dans le paradis. » Quelques instants après ils étaient massacrés par les émissaires du roi. »

Au commencement de sa vie Sidi Yahia voyait le Prophète[2] lui apparaître toutes les nuits. Ensuite, il ne le vit plus qu’une fois par semaine, puis une nuit par mois, puis une nuit par an. Comme on l’interrogeait sur la cause de la diminution de ces apparitions : « Je n’en vois pas d’autre : jadis, je négligeais de faire du commerce, et maintenant j’y donne quelques soins. — Mais que ne laisses-tu ces préoccupations ! — Parce que, répondit Yahia, je ne veux pas avoir besoin de recourir aux hommes. »

Mohammed Neddo, qui gouvernait Tombouctou au nom des Touaregs, un peu avant la conquête de Sunni Ali, était lié d’une tendre amitié avec Sidi Yahia. Vers la fin de sa vie, Neddo vit une nuit en songe, que le soleil s’était couché et que la lune n’apparaissait pas ensuite. Ayant fait part de ce songe à Sidi Yahia, celui-ci lui dit : « Tu ne crains pas d’apprendre ce que cela signifie ? — Je ne le crains pas, répondit-il. — Eh bien ! cela signifie que je vais mourir et que tu mourras après moi, à une date très rapprochée. » Neddo s’assombrit sur l’heure. « Aurais-tu peur ? lui dit Yahia. — Cette tristesse ne me vient pas de la crainte de la mort, répliqua Neddo, mais de la tendresse que j’ai pour mes petits-enfants. — Confie leur sort à Dieu », lui dit son ami. Sidi Yahia ne tarda pas à mourir et peu après Neddo le suivit et fut enterré à côté de son ami dans la mosquée qu’il avait bâtie.

Les marques de faveur divine par lesquelles Allah distinguait les marabouts des autres croyants se manifestaient même après leur mort. Tel cheik avait recommandé que personne ne procédât à sa toilette funèbre, si ce n’est un de ses disciples. Celui-ci trouva, auprès du corps, une cire allumée. Il demanda aux gens de la maison le linceul de son maître. On le lui apporta. Alors il ordonna d’éteindre la cire et étendit le drap funèbre ; il en sortit une lumière qui éclaira la chambre jusqu’à ce que fût terminé l’ensevelissement.

Les vieilles chroniques rapportent mille autres traits qui ne le cèdent en rien comme merveilleux à ceux que je viens de citer. Un docteur tombouctien a donc pu écrire en toute conscience : « Les hommes pieux de Sankoré n’ont été dépassés en piété que par les compagnons du Prophète. » On donnait à ceux qui avaient été ainsi marqués du sceau divin le nom de saint ou Oualiou. Un édicule s’élevait sur leur tombe.

ENVIRONS DE TOMBOUCTOU : CIMETIÈRES ET TOMBEAUX DE SAINTS.


Les gens qui avaient mené une vie d’enfer et que leur heure dernière trouvait repentants, se faisaient enterrer aux abords, afin que le défunt intercédât en leur faveur auprès du Très-Haut. On venait en pélerinage à l’édicule et de même à leurs maisons et à leurs Jardins. On demandait des miracles au Saint. Et des miracles s’accomplissaient — parce qu’il n’y a pas de raison pour que ne s’accomplisse pas ce que demande un croyant.

Sur la crête des dunes, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, tout autour de la ville, s’élevèrent ainsi de petites chapelles, formant à Tombouctou comme un rempart de sainteté. J’ai voulu les visiter en souvenir des contes jolis qui sont sortis de la poussière de ceux qui y dorment. Un jour, mon domestique et moi, nous avons dûment chargé nos winchester de leurs douze coups (car la brousse, aux maraudeurs touaregs propice, commence par là) et dans la plaine de sable, nous avons pataugé. Une douzaine, à peine, de ces édicules sont encore debout. Quelque arbre étique du désert jette sur eux un soupçon d’ombre. Devant l’un, je trouvai un vieillard, marabout du temps présent, qui, comme moi, était venu voir ces marabouts des temps passés. Il avait ouvert la porte de la petite chapelle, dont l’intérieur montrait un tertre en pisé, recouvert de pauvres étoffes. Assis sur le seuil, il psalmodiait des versets du Koran.

Et ce fut le seul bruit que nous entendîmes, le seul être vivant que nous rencontrâmes dans la blanche fournaise des sables. C’était autour de la ville un vaste champ de morts. À chaque pas le pied heurtait quelque crâne, un tibia, des squelettes entiers, — restes des générations disparues depuis des siècles, et cadavres confiés hier aux sables inconstants, et hier déterrés par les fauves. En face de la sévérité et de la stérilité du paysage, et de cette mort accumulée, se dressa en moi la vision lointaine de la vallée de Josaphat, située de même devant les murailles de Jérusalem la Sainte, où le sol, de même, ne produit qu’une floraison de tombeaux.

Les marabouts qui se consacraient à la magistrature rendaient la justice d’après le Koran et suivant les principes de la secte malékite, en s’appuyant d’ailleurs sur les décisions contenues dans les meilleurs ouvrages des jurisconsultes arabes alors connus. Ils procédaient aussi aux inventaires des successions et à leur partage, et remplissaient l’office d’avocats. Mais bien peu bornaient là leur activité. Les magistrats, comme les prêtres, empiétaient volontiers sur le domaine de leurs confrères qui s’adonnaient à l’enseignement.

TOMBEAU D’UN SAINT.

Les savants de Tombouctou et leur science ne le cédaient en rien à ses saints et à leurs miracles. Certains, au cours de voyages qu’ils firent dans les universités étrangères de Fez, de Tunis, du Caire, pour agrandir le cercle de leurs connaissances, « étonnèrent les plus grands savants de l’Islam par leur érudition ». Ces nègres marchaient de pair avec les autres docteurs arabes, puisque nous en voyons s’installer au Maroc et même en Égypte, et y ouvrir des cours. En revanche, les savants étrangers n’étaient pas toujours assez capables pour professer à Sankoré. « Un célèbre jurisconsulte du Hedjaz (Arabie), étant arrivé dans ce but à Tombouctou, trouva la ville pleine de savants soudaniens. Ayant remarqué qu’ils lui étaient supérieurs en Droit, il se rendit à Fez où il parvint à enseigner. »

La carrière de professeur était absolument libre. Enseignait qui voulait. La seule sanction était le nombre, plus ou moins grand, d’auditeurs. S’il faut en croire leurs biographes, ces maîtres étaient d’un mérite rare, pleins de bienveillance et d’affabilité pour leurs élèves, très attachés à leurs devoirs. On en vit refuser les fonctions plus élevées et plus lucratives d’iman pour rester dans l’enseignement. L’un d’eux « se multiplia en démarches pour ne pas être nommé grand Cadi ».

La journée de Mohamed ben Abou Bekr, un des savants les plus respectés de son temps, était bien remplie : « Dès les premières heures du jour il se mettait à professer et faisait de suite plusieurs cours différents jusqu’à dix heures du matin ; alors il se rendait chez lui pour s’acquitter de la prière. Après l’avoir achevée, il entrait chez le cadi pour les affaires de ses clients, ou bien il jugeait à l’amiable entre les parties. Ensuite, après la prière de midi, qu’il récitait en public, il professait jusqu’à trois heures dans sa propre maison, faisait la prière de l’asr puis sortait pour aller enseigner dans un autre local jusqu’aux dernières heures du crépuscule, et, après le coucher du soleil, il terminait la journée à la mosquée par une autre leçon. »

Voici maintenant le portrait du professeur par excellence, de celui dont on a écrit que « le Soudan n’a possédé aucun docteur aussi pieux et en même temps aussi érudit ». Il était en effet doué de tous les dons, puisque ce n’était autre que Sidi Yahia, le patron de Tombouctou. Nous l’aurons vu ainsi sous son triple aspect de saint, de cadi et de savant :

« Il était doué d’une nature calme et d’une intelligence qui n’eut d’égale que sa mémoire infaillible. Sa science était, pour ainsi dire, universelle. Toute sa personne commandait non seulement le respect, mais même l’obéissance. C’est ainsi que bien des gens n’eurent jamais d’autre règle de conduite que les préceptes sortis de sa bouche.

« On venait en foule lui demander sa bénédiction et apporter des cadeaux considérables. Il recevait les visiteurs avec modestie ; quant aux présents, il les offrait à d’autres personnes.

« Ayant été nommé cadi, il fit disparaître les abus et la corruption qui environnaient les tribunaux : alors surtout grandit sa renommée qui le posa comme un modèle d’équité aux yeux des vrais croyants.

« Cependant les devoirs si pénibles de la magistrature furent incapables d’attiédir le dévouement du professeur. Il avait débuté par l’enseignement et continua d’enseigner étant cadi. Et quel charme pour ceux qui écoutaient ses leçons ! Quelle lucidité dans ses explications ! Quel guide sûr et facile que sa méthode ! Un talent si accompli n’était-il pas fait pour opérer une révolution dans les études ? Sidi Yahia vivifia la science dans le pays des nègres, et il instruisit une foule de Jeunes gens qui, plus tard, se distinguèrent eux-mêmes dans les lettres. Deux générations furent ainsi formées. Sa vie fut, en effet, aussi longue qu’utile. Il vécut quatre-vingt-sept ans (1373-1462) et professa une cinquantaine d’années. »

C’est une superfétation de dire que de si savants personnages devaient posséder de merveilleuses bibliothèques. L’on en trouve le catalogue dans les auteurs soudanais. Les ouvrages religieux, juridiques et grammaticaux tenaient la première place. C’étaient : des recueils de traditions du Prophète comme le Sahib de Bokhari, le Djané d’Essoyouti, le Sabib de Moslin ; le Sogra, ce pieux ouvrage dont un marabout disait qu’ayant été transporté en rêve dans le paradis, il y avait vu Abraham, l’ami de Dieu, l’enseignant aux enfants et le leur faisant copier sur des planchettes ; des traités de grammaire comme l’Alfyga ; des ouvrages ayant trait à Mahomet, les Chenaïl de Termedi qui contiennent la description des qualités du Prophète, sa vie intime et sa politique, enfin des ouvrages célèbres de droit, selon la secte de l’Iman Malek, avec les nombreux commentaires auxquels ils ont donné naissance, l’abrégé de Sidi Khalil, la Risala d’Abou-Zeid de Kaïrouan, etc.

Les ouvrages d’imagination ne leur manquaient pas. À côté de poèmes, ils avaient les ouvrages du genre spécial à la littérature arabe : les Séances de Hariri ou de Hamadani. J’ai retrouvé un exemplaire du Choix de Merveilles composé vers l’an 1160 à Mossoul par le savant Abou Abdallah ben Abderrahim de Grenade. Les travaux historiques ou géographiques du Maroc, de Tunis et d’Égypte étaient également connus. Ibn Batouta est souvent cité. Enfin des livres de médecine et d’astronomie représentaient la science pure.

L’on peut donc dire que les bibliothèques de Tombouctou comprenaient presque toute, sinon toute, la littérature arabe. Entre autres trafics, Tombouctou avait la spécialité du commerce des manuscrits. « Les livres, dit Léon l’Africain, s’y vendent fort bien, tellement qu’on en retire plus grand profit que de quelque autre marchandise qui se puisse vendre. » Les productions littéraires d’Espagne et du Maroc côtoyaient les œuvres de la Syrie et de Bagdad.

Les docteurs tombouctiens étaient, pour employer un mot qui paraîtra peut-être étrange appliqué à des nègres, des bibliophiles, et dans le plus beau sens du mot ; non de maniaques collectionneurs de reliures et d’ouvrages non coupés, mais de véritables « amants de livres ». Nous les voyons « recherchant les œuvres qui leur manquent avec une véritable passion », et les copiant eux-mêmes quand ils n’étaient pas assez riches pour les acheter. On rassemblait ainsi des collections de 700 à 2,000 volumes. À l’encontre de beaucoup d’amateurs de livres de notre époque, avares de leurs richesses, le bibliophile tombouctien mettait une véritable joie à partager les siennes. « Mohammed ben Abou Bekr (déjà nommé) aimait les amis de la science et leur témoignait toute espèce d’égards, partageant avec eux ses manuscrits les plus précieux. Jamais, dans la suite, il ne les réclamait, quelque rares qu’ils fussent. Il prodigua de cette manière sa bibliothèque tout entière (que Dieu lui en sache gré !) Lorsqu’un étudiant venait à sa porte demander un livre, jamais il ne lui donnait un refus, bien que souvent cet homme lui fût inconnu. Et ce qu’il y a de plus étonnant dans cette munificence dont il n’attendait sa récompense que du ciel, c’est qu’il était passionné pour les livres ! »

Aujourd’hui les bibliothèques tombouctiennes se trouvent bien réduites par suite des pillages des Foulbés et des Toucouleurs. Néanmoins, en dehors des marabouts et des cadis, qui sont les mieux pourvus, tout homme riche se pique de posséder quelques livres. Souvent il ne les lit pas, mais il les montre : cela lui donne du relief. Pourtant aux premiers temps de mon séjour il me fut impossible de me procurer la moindre œuvre. On craignait que nous ne pratiquions les néfastes coutumes des Toucouleurs et des : Foulbés. Quand j’eus acquis quelque crédit, ce furent d’abord de petites feuilles volantes qui m’arrivèrent. Puis, voyant que je payais les prêts en complaisances, et que Je les restituais, on se décida à m’apporter de véritables livres. Mais je n’ai jamais pu décider quelqu’un à m’en vendre un, quelque prix que j’en aie offert. Je dus me contenter de faire copier ceux qui me parurent intéressants. On me raconta l’histoire d’un volume unique qui avait été cédé à un riche négociant du sud et dont on déplorait l’absence depuis vingt ans. Il fut payé quarante gros d’or. À raison de 10 francs le gros, cela représente, pour un livre, une somme honnête, même en France !

Après les maîtres, les élèves. Ceux-ci accouraient de toutes parts : du Désert, du Maroc aussi bien que du vaste Soudan. Il en venait de Dienné et des’centres intellectuels secondaires comme Tindirmah, Dia, Sa, Korienzé, etc., qui préparaient aux fortes études de Tombouctou. Les fils des rois songhoïs quittaient leur palais de Gaô et les fils des chefs touaregs abandonnaient les grandes tentes pour achever leur éducation à l’Université de Sankoré. Le Tarik rapporte ce trait curieux :

UNE ÉCOLE AU SOUDAN (DIENNÉ.)


« Un Askia, Mohaman Bankouri, se disposait à aller disputer avec une armée le pouvoir suprême au souverain proclamé à Gaô. S’étant arrêté à Tombouctou et ayant causé avec le grand cadi, il pria celui-ci d’écrire à son rival qu’il renonçait au trône pour rester dans la cité des livres et se faire étudiant. » À côté des princes et des fils de famille venaient aussi

beaucoup de pauvres hères avides de savoir. Ceux-là étaient
soutenus par le chef de la ville, les notables et les grands commerçants qui aimaient à jouer les Mécènes.

L’étudiant ou Talibé arrivait muni de l’instruction primaire. Un petit marabout de son pays lui avait appris à lire et à écrire. C’est un tableau qui se voit journellement à travers le Soudan. Dans l’ombre devant la maison du maître d’école le matin, dans quelque pièce fraîche ou dans sa cour l’après-midi, les enfants s’assemblent. Rangés en cercle, assis sur… leurs talons, ils répètent en chœur des versets du Koran, s’appliquant à suivre les inflexions de voix, à s’arrêter aux pauses et à donner le ton qui leur sont indiqués. Sur des tablettes en bois (car le papier est infiniment trop cher) ils apprennent à tracer les caractères arabes en recopiant d’autres pages du livre saint. De temps en temps la tablette est lavée, puis exposée au grand soleil, et elle est prête à recevoir de nouveaux devoirs d’écriture.

Plus tard, après avoir enseigné ainsi à lire et à écrire machinalement, le maître explique les textes et fait un commentaire à la fois grammatical et exégétique. Il prend les mots un à un ou groupés en membre de phrase, énonce les règles de syntaxe, donne le sens du terme, et ajoute au verset des réflexions morales, religieuses ou historiques. Lorsque le Koran tout entier a été parcouru de la sorte, les parents de l’écolier, qui jusqu’alors ont offert chaque semaine de petits honoraires en nature ou en cauris, font un dernier et grand cadeau au professeur et l’invitent à une petite fête qu’ils donnent à leurs amis et connaissances.

Maintenant le jeune homme est mûr pour la lecture d’ouvrages plus importants et d’un autre ordre. Nous disons à dessein lecture, car l’enseignement arabe consiste moins en leçons ex professo qu’en des explications d’ouvrages.

Ainsi préparé, le Talibé prenait le chemin de Tombouctou. Il y étudiait, en général, auprès de plusieurs maîtres, dont chacun avait la spécialité d’expliquer un ouvrage particulier. Il allait ainsi de l’un à l’autre, attiré soit par la célébrité de

MAÎTRE D’ÉCOLE.


tel enseignement, soit par son goût personnel. Les leçons se donnaient tantôt sous les arcades de la mosquée de Sankoré, tantôt au domicile du docteur, dans sa cour, dans ses jardins, parfois dans sa maison de campagne à deux ou trois jours de la ville. Les branches d’enseignement étaient multiples, ainsi qu’on va voir. Des théologiens commentaient et analysaient les grands livres sacrés, enseignant l’art de la rhétorique : la logique, l’éloquence, la diction, afin de préparer l’étudiant à répandre la parole de Dieu et au besoin à soutenir des controverses. Des jurisconsultes exposaient la Loi suivant le rite malékite. Des stylistes apprenaient à écrire en termes ornés. D’autres professaient la grammaire, la prosodie, la lexicographie, la philologie, l’astronomie, et même l’ethnographie. Certains étaient très versés dans les traditions, les biographies, les annales et l’histoire des hommes. Seules les mathématiques ne paraissent pas avoir comporté un enseignement spécial. Quant à la médecine, l’empirisme le plus grossier se mêlait aux habituels préceptes hygiéniques de la thérapeutique arabe. Tel cheik nous est montré guérissant les maux de dents « avec un peu de terre de son jardin ». Il y a pire. « Un grand personnage ayant été atteint de la lèpre, les médecins vinrent de toutes parts pour le soigner. L’un d’eux dit : Il ne guérira que s’il mange le cœur d’un jeune homme. L’émir en fit tuer un sur-le-champ. Mais rien ne lui fit et il mourut des suites de sa maladie. »

Les études étaient fort longues : « Nous restâmes trois ans sur l’explication du Teshil de l’iman Malek, afin d’acquérir une connaissance parfaite des subtilités de la grammaire arabe », rapporte un écrivain tombouctien. En revanche, l’éducation physique était fort négligée. Au temps de Sunni Ali on empêchait même les enfants de Jouer et de se livrer aux exercices corporels. Aussi, quand les savants durent quitter Tombouctou, poursuivis par le tyran, « ils ne savaient comment s’y prendre pour monter sur un chameau et tombaient misérablement par terre ». Le jeu, à cette époque, était regardé comme digne des femmes seulement, et, ajoute l’auteur du Tarik, esprit libéral, on appelait jeu bien des choses !

L’étudiant ayant parfait son éducation, il recevait un diplôme appelé adjaga ou licence d’enseigner. Il était marabout à son tour et les carrières libérales du Soudan lui étaient ouvertes. Il pouvait entrer dans le clergé des mosquées, devenir l’iman ou le prédicateur de quelque petite ville, aspirer aux fonctions de Cadi ou d’assistant de cadi dans son pays. Certains adoptaient la carrière de leur maître et fondaient de nouvelles familles de cheiks.

Souvent les riches commerçants s’attachaient ces jeunes savants. Ils avaient alors la situation des chapelains dans nos grandes familles d’autrefois : ils s’occupaient de l’éducation des enfants, faisaient la lecture au chef de la famille, lui écrivaient ses lettres, prodiguaient des conseils de morale ou d’hygiène, présidaient à ses aumônes, lui racontaient d’agréables histoires, etc. D’autres gagnaient leur vie en donnant des leçons de langue arabe et d’écriture aux étrangers nègres de passage à Tombouctou. Un grand nombre remplissaient l’office d’écrivain public, se chargeant de rédiger la correspondance des commerçants et surtout copiant des livres ; religieux ou autres, qui, suivant leur importance, se payaient 15 à 100 francs.

Enfin il y avait aussi la catégorie des ratés et des tartufes, Ceux-là exploitaient la crédulité des naïfs, et entretenaient dans le peuple la superstition, mêlant l’islamisme aux restes du fétichisme et aux pratiques de magie que les ancêtres des Songhoïs avaient importées jadis d’Égypte. Moyennant finances, ils préparaient des drogues contre l’impuissance et donnaient des consultations de somnambules, annonçaient la réussite ou l’échec d’un voyage ou d’une entreprise, confectionnaient des talismans ou procédaient à des envoûtements, ainsi que nous l’avons vu sous le règne de l’Askia Ishak. Le commerce des talismans ou grigris était particulièrement lucratif, la clientèle comprenant aussi bien des Touaregs que des nègres. Des prières ou des invocations transcrites sur un morceau de papier ou d’étoffe, et cousues dans un sachet en cuir composaient ces talismans. On les suspendait aux toits et aux murs des maisons pour « éloigner les démons et les djinns », et protéger contre les pillards et les ennemis.

Certains grimoires lus le lundi et le jeudi préservaient les voyageurs des dangers de la route. J’ai même découvert une recette pour chasser les sauterelles. La voici : «Celui qui

UNE ÉCOLE DE COUTURE.


désire cela doit écrire la prière que j’ai composée sur quatre feuillets qu’il enfouit ou suspend aux quatre coins de son champ. Alors il prend une sauterelle jaune et une sauterelle rouge, et sur chacune prononce sept fois le premier verset de ma prière. Après la septième fois, il dit à l’une et à l’autre sauterelle : « Ô sauterelle, si tu ne t’en vas pas de ce lieu avec tes compagnes, tu seras chargée de l’abominable péché que commet celui qui a des relations avec la mère et avec la fille. »

C’est évidemment contre ces charlatans qu’un savant célèbre, El Mouchéïli, dut écrire le livre qu’il intitula : « Avis aux gens de bonne foi qui se laissent duper par de prétendus marabouts. »

  1. Au xive siècle, le souverain du Mali avait élevé un palais à Tombouctou. Mais les palais n’ont décidément pas de chance au Soudan. Déjà, au xvie siècle, il avait disparu. Ses ruines forment à l’ouest de la ville un tertre compact qui est utilisé comme abattoir.
  2. Mahomet était du reste parmi ses aïeux, paraît-il ; on le fait descendre d’Ali ben Aben Thaleb, le gendre du Prophète.