Tombouctou la mystérieuse/XV

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 337-362).

XV

LA POLITIQUE ET LA LITTÉRATURE

Prêtres, magistrats et savants, les marabouts étendaient encore leur action à la politique et à la littérature.

Nous avons montré grands et petits accourant vers leurs demeures, tablant sur leur sainteté et leur sagesse pour demander des conseils et des consolations.

Les pieux et savants personnages s’accoutumèrent ainsi à donner leur avis également quand on ne le leur demandait pas. Ils firent des remontrances quelquefois sévères aux gens de toute classe et même aux princes. Chez le cadi El Aakib, par exemple, «il y avait un mélarige de fermeté et d’indépendance qui le mettait au-dessus de tous les préjugés. Devant le sultan il émettait ses opinions avec la même franchise que devant le peuple. Dès qu’il remarquait dans sa conduite un acte réprouvé par le Prophète (nota bene : on trouve toujours dans le Koran un texte, une phrase, pour affirmer ou infirmer n’importe quoi !) il offrait sa démission et s’enfermait chez lui. » Ainsi les marabouts glissèrent sur la voie dangereuse de la politique.

Cette intrusion dans le domaine temporel leur valut de nombreux et graves mécomptes, et finalement amena leur affaiblissement et leur décadence. Sunni Ali appesantit cruellement sa poigne de soldat sur ceux d’entre eux qui lui firent de l’opposition. Divers épisodes nous ont déjà montré ses vengeances. En voici un autre :

« Il ordonna un jour qu’on lui amenât 300 de leurs filles vierges afin d’en faire ses esclaves. Il résidait alors dans le port de Kabara et commanda qu’elles lui fussent amenées à pied. Or elles n’étaient jamais sorties de leurs maisons. Les serviteurs de Sunni Ali les accompagnaient et les faisaient avancer. Elles arrivèrent ainsi jusqu’à un endroit où la fatigue arrêta leur marche. Sunni Ali fut averti de cet incident et ordonna de les massacrer. Toutes furent mises à mort. »

Avec les Askia les marabouts reconquirent aussitôt toute l’influence perdue. Askia-le-Grand, le fondateur de la dynastie, soit par conviction, soit par calcul pour faire le contraire de son prédécesseur, se montra croyant fervent et leur ami empressé. Aussi les avons-nous vus prêter un appui dévoué à l’usurpateur et légitimer, avec textes sacrés à l’appui, son usurpation.

Il fit d’eux son entourage habituel. Avant sans cesse recours à leurs lumières, les consultant avant de prendre une résolution, même lorsqu’il s’agissait d’une guerre, et leur demandant des projets de loi, il les traitait, en un mot, comme ses ministres. Une brochure retrouvée par nous dans une bibliothèque de Tombouctou, met en pleine lumière ce rôle des marabouts.

L’auteur n’est pas un Soudanais, mais un de ces docteurs arabes qui accoururent au Soudan sous le règne du glorieux monarque. Le portrait d’un de ces immigrés nous manquait encore. La physionomie très originale d’El Mouchéïli, va nous permettre de combler cette lacune.

Né à Tlemcen, en Algérie, «il joignait, dit un de ses biographes, à une intelligence peu commune, la passion de l’étude, et se distingua par sa piété autant que par son érudition. » D’une nature hardie et entreprenante, animé d’un zèle outré pour le Koran, il mit son savoir et son énergie au service du fanatisme.

C’est ainsi qu’il fut amené à quitter le nord de l’Afrique pour cause… d’antisémitisme.

Pendant son séjour dans la confédération du Touat où l’autorité de sa parole lui avait acquis une influence énorme sur l’Assemblée des Notables, il provoqua la persécution des juifs. Non content de les avoir réduits à l’avilissement en lcur arrachant toute espèce de privilèges, il excita le peuple à les massacrer et à détruire leurs synagogues. Mais le Grand Cadi de la République désapprouva hautement ces violences. Les Oulémas de Fez, de Tunis, de Tlemcen furent consultés sur la question. Il y en eut deux qui donnèrent raison à EI Mouchéïli. L’un rédigea un long mémoire sur la légitimité de l’intolérance et adressa au héros du Touat une épître commençant par ces mots : « Honneur à notre frère, Le zélé docteur qui, dans ces temps de corruption, a trouvé le courage de faire éclater sa foi au grand jour en s’élevant contre les abus et en ramenant les esprits attiédis au sentiment de la vraie religion. Ce sera une gloire pour lui de s’être opposé avec tant d’énergie aux entreprises de la nation juive (que Dieu écrase de son mépris !) Lui seul a eu la constance de tenir tête aux gens que les intérêts mondains rendent sourds à la voix du Prophète. »

Dès que cette lettre lui fut parvenue, El Mouchéïli annonça le triomphe de ses opinions à ses partisans et leur ordonna de démolir la synagogue. Il mit à prix la vie des juifs et paya de sa bourse une prime de sept mitkals (70 fr. environ) par tête. Un massacre s’ensuivit, qui l’obligea à quitter le Touat pour s’enfoncer dans le cœur du Soudan. Il y trouva un refuge et une situation à la cour d’Askia-le-Grand.

Le roi songhoï lui demanda, en sept questions, une consultation juridique sur diverses réformes qui le préoccupaient, telles que la réglementation des transactions commerciales, la répression des fraudes, l’établissement de l’impôt foncier et de la dîme dans les pays nouvellement conquis ; sur la question des héritages, et aussi sur les mesures à prendre pour rétablir dans les cités soudaniennes la morale et les bonnes mœurs.

La brochure que nous possédons contient ces questions et les réponses du cheik arabe, qui eurent force de loi. Il conseilla entre autres, la création d’agents des mœurs, d’inspecteurs des marchés, de vérificateurs des poids et mesures etc. Mais en même temps que ces décisions excellentes, il en fit adopter d’autres à tous égards regrettables, empreintes qu’elles sont de la sévérité et de l’intolérance dont il avait fait preuve dans ses campagnes contre les Juifs du Touat. Il préconise toujours des mesures très rigoureuses et bien souvent la peine de mort, le tout appuyé sur les meilleurs arguments religieux.

Ces excès de zèle et l’action très grande qu’El Mouchéïli eut au Soudan, puisque, après quatre siècles, il fait encore autorité, nous amènent à parler d’un sujet que nous n’avons pas eu l’occasion d’aborder jusqu’ici et qui est d’importance cependant : la psychologie du musulman nègre.

Le caractère du nègre soudanien en général et du Songhoï en particulier comporte essentiellement une base de douceur et de bonté. Il n’y a pas en lui les éléments pour produire le farouche sectaire de l’Islam que nous trouvons dans le nord de l’Afrique et en Asie. Fréquemment le Soudanais a adopté la religion de Mahomet par snobisme, parce que ses vainqueurs la professaient, et qu’à l’adopter il en rejaillissait sur lui quelque chose de leur prestige et de leur considération. Soumis à des Européens, il n’y a donc aucun obstacle à sa conversion au christianisme. Livré à lui-même, il est le type du musulman tolérant. Cinq siècles après l’introduction de l’islamisme au Soudan, ne trouvons-nous pas des temples fétichistes encore debout à côté des mosquées ? et dans de grands centres, comme Dienné, où les demeures des idoles ne furent détruites qu’en 1475. Dans les nombreuses biographies des saints, je n’ai jamais vu vantée ni même mentionnée l’intolérance de l’un de ces pieux personnages. En général la population est d’une ferveur tiède, teintée de ce scepticisme naïf qu’affectait Sunni Ali dans les propos si typiques que nous avons rapportés. Le jeûne du Ramadan est rarement observé dans toute sa rigueur. Nous avons eu souvent à mentionner l’usage des boissons enivrantes. Les prières quotidiennes et la circoncision sont, en somme, la principale observance du musulman nègre.

LA GRANDE MOSQUÉE DE TOMBOUCTOU.

Et cependant l’histoire contemporaine du Soudan nous a révélé de fréquentes explosions de fanatisme et des guerres saintes nombreuses, La curieuse biographie d’EL Moucheïli nous indique l’une des causes de ces mouvements : l’influence du musulman arabe qui à l’heure actuelle se fait principalement sentir par la propagande de la secte des Snoussi. Un autre cause sont les pélerinages à la Mecque.

C’est par conséquent au contact direct ou indirect de musulmans étrangers, de musulmans de race blanche, que le Soudanais se transforme en sectaire.

C’est de ce contact que nous devrons le préserver pour maintenir la paix dans les pays du Niger.

Une dernière observation caractéristique : parmi les populations soudaniennes ce n’est pas le nègre pur qui se laisse entraîner aux guerres saintes, mais les peuples qui ont dans les veines du sang de race blanche : le Foulbé, qui est d’origine berbère, et le Toucouleur, qui est un métis de Foulbé et de nègre Malinké.

Parmi les marabouts soudaniens qui se firent un nom comme conseillers ministres d’Askia-le-Grand, il en est un qu’il faut retenir : Mohamed Kôti ou Koutou. Avec lui nous allons avoir l’occasion de parler de la production littéraire du Soudan. Il est, en effet, le premier en date des écrivains nigritiens qui méritent d’attirer notre attention.

C’était, suivant les uns, un Malinké, selon d’autres, un Songhoï qui était né à Karamiou. Ayant fait ses premières études à Tindirmah, il s’en fut compléter son éducation à Tombouctou, après quoi il devint un des conseillers les plus écoutés, tyrannique même, du grand roi. Voici comment prit naissance son autorité. Un jour Askia avait fait distribuer des dattes sèches à son entourage, et Kôti, qui était nouveau venu à la cour, avait été oublié dans cette distribution. Peu après le savant docteur assembla ses élèves et leur distribua des dattes fraîches. Ce fait miraculeux — car le Soudan ne produit pas de dattes — étant parvenu aux oreilles du roi, il reconnut Kôti comme marqué du sceau divin. Dès lors il lui accorda toute sa confiance et lui donna de grands biens qui lui permirent de se consacrer à la littérature.

Aux livres de Bagdad, du Caire, de Grenade, qui composaient le fond de leurs bibliothèques, les docteurs soudaniens ajoutaient les œuvres de leurs propres écrivains. Elles étaient presque toujours d’un genre sérieux, traitant de scolastique et de Droit. Aussi la majeure partie de la production littéraire reste-t-elle sans intérêt pour nous. Une partie moindre est, au contraire, de la plus haute importance : ce sont les œuvres historiques qui viennent enfin Jeter quelque lumière dans l’obseur passé de ces vastes régions. Et, à ce titre, il importe de nous arrêter aux écrits de Kôti.

Sous le titre de Fatassi il a rédigé une histoire des royaumes de Ganata, du Mali, du Songhoï et de Tombouctou depuis leurs origines jusque vers l’an 1554 (950 de l’Hégire). Malgré d’incessantes recherches pendant toute la durée de mon voyage, il m’a été impossible de recueillir de ce travail considérable autre chose que des fragments. Tout le monde connaît l’œuvre et la vante. Personne ne la possède. C’est le livre-fantôme du Soudan.

Kôti était né en 1460, il survécut quinze ans à Askia-le-Grand et fut mêlé aux affaires publiques : son récit sur cette époque si brillante du Soudan aurait donc une valeur particulière. Les fragments que nous possédons s’y rapportent en effet, et leur intérêt ne fait qu’augmenter nos regrets. Peut-être trouverait-on un exemplaire complet à Dia ou à Korienzé, m’a-t-on dit. Quant à moi, je n’ai pu découvrir qu’un descendant de l’historien, nommé Ahmadou Sansérif et exerçant à Tombouctou les fonctions de cadi, homme très instruit qui revisait les manuscrits que Je faisais copier. Voici ce qu’il me raconta sur l’œuvre de son aïeul :

« Le Fatassi n’a jamais été aussi répandu que les autres livres qui racontent les histoires du Soudan, parce qu’il y était question de beaucoup de peuples et de beaucoup d’hommes. Des familles devenues, depuis, riches et considérables, ct des chefs de divers pays étaient montrés avec des origines très humbles, parfois issus d’esclaves. Ce livre gênait donc nombre de gens. Les intéressés achetaient les exemplaires qu’ils trouvaient et les détruisaient.

« Cependant dans notre famille s’était transmis l’écrit original. Une de mes grand’tantes qui habitait Tindirma en avait hérité et le gardait jalousement. Pour s’éviter des désagréments et sauver en même temps le livre de la destruction, elle l’avait placé dans un coffret en bois, puis enterré sous un tertre auprès de sa maison. Elle était veuve. Entre autres charmes, elle avait le don de la causerie. Sa maison était le centre de fréquentes réunions. Quand on lui demandait : Quel est ce tertre dans ton jardin ? toujours elle répondait : C’est Ahmadou Kôti, mon aïeul vénéré qui est enterré là. Et ses familiers ne manquaient pas de dire une courte prière devant le tertre, car Kôti avait laissé une grande réputation de piété et de sagesse.

« Un Foulbé parvint à entrer si bien dans l’intimité de ma tante qu’il lui arracha son secret. Il quitta Tindirma et, se rendit auprès de son roi Cheikou Ahmadou pour lui révéler l’existence d’un exemplaire complet du Fatassi. Peu de temps après une troupe débarquait. Le tertre fut bouleversé et le précieux dépôt découvert. Mais comme les envoyés retournaient à Hamdallaï sur leurs pirogues, celle qui portait le livre chavira et celui-ci fut perdu pour tout le monde. »

On a vu que Cheikou Ahmadou, pour légitimer sa guerre sainte et ses conquêtes, se donnait comme le douzième khalife, appuyant cette prétention sur un fragment, certainement tronqué, du Fatassi. Ne seraient-ce pas les Foulbés principalement qui auraient poursuivi la destruction de ce livre afin qu’on ne pût découvrir la supercherie de leur roi ?

Sous les successeurs d’Askia-le-Grand l’influence politique des marabouts ne cesse de grandir. Leur autorité prend une forme intéressante à relever car elle est bien inattendue, étant très semblable à ce que nous appelons aujourd’hui « l’opinion publique ». On va voir que les rois songhoïs s’en montrent singulièrement soucieux :

« Le roi Askia Moussa, raconte le Tarik, ayant été défait dans les pays du lac Tchad et obligé de fuir avec son armée disait à son généralissime : Malgré toute la peine que

LES CAUSERIES DERRIÈRE SANKORÉ.


j’éprouve de cet échec, il m’est moins pénible à supporter que les propos qui se tiendront à Tombouctou quand arrivera la nouvelle de mon désastre. Les agitateurs se réuniront derrière la mosquée de Sankoré et diront : « N’avez-vous pas entendu, Jeunes gens, parler de ce qui est arrivé au Kanta ? — Qu’est-il donc arrivé ? — Le roi s’est enfui, il a manqué périr ainsi que son armée. Celui qui l’a battu est celui qu’il voulait anéantir. » Je les entends déjà comme si J’y étais ! »

D’autres anecdotes nous montrent les marabouts traitant l’autorité royale avec un sans-gêne qui frise l’insolence. Les souverains, en revanche, font preuve de beaucoup de mansuétude, tant et si bien qu’à la fin du xvie siècle, les hommes pieux et savants sont devenus un élément turbulent et politiquement dangereux.

C’est alors que se produit l’invasion marocaine. Les conquérants, quoique musulmans, ne tardent pas à s’apercevoir que le seul danger vient des mosquées. Tombouctou se révolte contre sa garnison, à l’instigation des marabouts très certainement. Pour les dompter le pacha Mahmoud s’avise d’un expédient de soldat, c’est-à-dire d’une mesure radicale : il les fait arrêter en masse avec leurs familles, et les dépouille le leurs richesses qui étaient devenues considérables. Un certain nombre sont massacrés et les autres, après cinq mois de prison, sont envoyés au Maroc, en exil (1594).

Leurs maux dépassèrent tout ce que leurs ancêtres avaient supporté même sous Sunni Ali. À travers le Désert on les traîna enchaînés vers le couchant et on les incarcéra à Marrakech. Ayant abusé de la bonne fortune, du moins ne s’effondrèrent-ils pas sous les coups de l’adversité. Loin de s’humilier devant le vainqueur cruel, ils gardèrent une attitude ferme et hautaine qui mérite l’admiration. L’un d’eux en mourant chargea un de ses compagnons de remettre au sultan El Mansour un pli cacheté. Quand le sultan l’ouvrit il y lut ces mots : « Tu es l’oppresseur et je suis l’opprimé. Mais l’oppresseur et l’opprimé se retrouveront devant le Souverain Juge ».

Cet exil ne laisse pas d’être du plus haut intérêt au point de vue historique. C’est une pierre de touche permettant de contrôler les éloges que nous avons faits précédemment de la science et des savants du Soudan d’après des documents soudaniens. Voici les hommes de Sankoré transportés en pleine culture arabe. Quelle figure vont-ils faire au Maroc ? L’épreuve, il faut le dire dès maintenant, tourna à leur entier avantage.

Parmi les exilés se trouvait un docteur du nom de Ahmed Baba. Né en 1556 à Araouan, ses ancêtres étaient des berbères senhadja[1]. Au moment de la conquête, jeune encore, il avait déjà une réputation considérable à Tombouctou. Ses pairs lui avaient décerné le titre précieux de « perle unique de son temps ». Au Maroc sa renommée va grandissant, se répandant de Marrakech à Bougie, à Tunis, jusqu’à la Tripolitaine. À leur tour les Arabes du nord proclament ce nègre : « très docte, magnanime, étendard des étendards. » Ses geôliers eux-mêmes découvrent en lui « un réservoir d’érudition ». À la requête des savants marocains les portes de la prison s’ouvrent pour lui un an après son arrivée (1596). Tous les croyants ressentent de cet élargissement une vive satisfaction, un véritable soulagement. Du cachot il est conduit comme en triomphe à la principale mosquée de Marrakech. Un grand nombre de lettrés le pressent d’ouvrir des cours publics : il prend place dans la mosquée des chérifs, et enseigne la rhétorique, le droit, la théologie. Une affluence extraordinaire d’élèves accourt. Ce n’est pas tout. Des questions de la plus haute gravité lui sont soumises par les représentants de la magistrature et ses réponses deviennent des arrêts sans appel. Avec une modestie digne de sa science, il dit à ce propos : « Peu confiant dans ma propre sagacité et convaincu d’ailleurs de l’insuffisance de mon instruction, j’examinais à plusieurs reprises les questions que l’on me posait. Puis j’invoquais l’assistance de Dieu, et Dieu me faisait toujours la grâce de m’éclairer ».

Les anciennes histoires du Maroc citent maint autre trait intéressant. L’auteur du Bedzl-el-Mouasaha rapporte ce propos de Ahmed Baba : « De tous mes amis j’étais celui qui avait le moins de livres et cependant quand vos soldats m’ont dépouillé on m’a pris 1,600 volumes. »

Le Nozhel el Hadi nous montre d’autre part le courage et la fierté du cheik nègre. « Lorsqu’après avoir été rendu à la liberté, Ahmed Baba se présenta au palais d’El Mansour, le sultan lui donna audience en se tenant derrière un rideau : Dieu a déclaré dans le Koran, lui dit le cheik, qu’aucun être humain ne pouvait communiquer avec Lui caché derrière un voile. Si tu as à me parler, viens vers moi et écarte ce rideau. » El Mansour s’approcha après avoir relevé le store, et Ahmed Baba lui dit : « Qu’avais-tu besoin de saccager mes biens, de piller mes livres, de me faire enchaîner pour m’amener au Maroc ? À cause de ces chaînes je suis tombé de mon chameau et me suis cassé la jambe. » — « J’ai voulu, répondit le sultan, faire l’unité du monde musulman, et comme tu es l’un des représentants les plus distingués de l’Islam dans ton pays, ta soumission devait entraîner celle de tes concitoyens. » — « Pourquoi, dans ce cas, n’avoir pas fondé cette unité avec les Turcs de Tlemcen et autres, plus proches de toi ? » — « Parce que le Prophète a dit : Laissez en paix les Turcs tant qu’ils vous laisseront tranquilles. » — « Cela a été vrai pour un temps, répliqua Ahmed Baba, mais plus tard Ibn Abbas n’a-t-il pas dit : Ne laissez point en repos les Turcs mêmes s’ils ne s’occupent pas de vous. » En entendant ces mots El Mansour se tut, et, ne trouvant rien à répondre, mit fin à l’audience.

Quoique libre, Ahmed Baba continua à demeurer au Maroc pendant douze ans encore. Craignant l’influence qu’il exerçait sur ses concitoyens, on ne l’avait fait sortir de prison qu’à cette condition. Ce fut seulement après la mort d’El Mansour qu’il obtint l’autorisation de retourner au Soudan. Il rentra donc dans son pays qu’il désirait ardemment revoir et dont il ne parlait Jamais que les larmes aux yeux. Voici quelques-uns des vers qu’il composa pour exprimer l’amour qu’il ressentait pour sa patrie :

« Ô toi qui vas à Gaô, fais un détour vers Tombouctou ; murmure mon nom à mes amis, et porte-leur le salut parfumé de l’exilé qui soupire après le sol où résident ses amis, sa famille, ses voisins. Console là-bas mes proches chéris de la mort des seigneurs qui ont été ensevelis… »

À l’heure de son départ les principaux savants de Marrakech lui firent la conduite. Puis quand on fut sur le point de se séparer, l’un d’eux saisit la main d’Ahmed Baba et prit affectueusement congé en le saluant de cette sourate du livre saint : « Certes celui qui a institué pour toi le Koran, te ramènera à ton point de départ » — parole qu’il est d’usage d’adresser au voyageur afin qu’il revienne à bon port. En entendant ces mots le cheik retira vivement sa main et s’écria : « Puisse Dieu ne jamais me ramener à ce rendez-vous, ni me faire revenir dans ce pays ! »

Il atteignit le Soudan sans encombre et mourut à Tombouctou en 1627[2]. Homme d’un haut savoir il fut aussi un écrivain fécond, polygraphe au surplus. Son œuvre comprend une vingtaine de volumes dont les noms sont connus. À part un traité d’astronomie en vers et quelques commentaires de textes saints, ses livres ont principalement pour objet l’explication du droit et des sciences qui s’y rattachent et nous montrent qu’avant tout il était un jurisconsulte. Deux de ses ouvrages seulement ont de l’intérêt pour la science universelle. Ils nous sont fort heureusement conservés et il m’a été donné d’en rapporter des copies. C’est d’une partnle Miraz, un petit livre sur les diverses peuplades nègres, qu’Ahmed Baba écrivit en exil pour faire connaître aux Marocains les populations soudaniennes, D’autre part, l’El Ibtihadj, un gros volume qui est un dictionnaire biographique des docteurs musulmans de la secte malékite.

Avec l’Ibtihadj, Ahmed Baba a continué l’œuvre fameuse parmi les Musulmans du rite malékite, commencée par Ibn Ferhoun, et donné une suite à son Dibadje. Le savant tombouctien a réuni les biographies de tous les savants qu’Ibn Ferhoun n’avait pas mentionnés, soit qu’ils vécussent de son temps, soit qu’ils fussent venus après, et a complété certaines notices de son prédécesseur. Ce livre fut terminé en 1597. Il eut un tel succès dans l’Afrique arabe comme dans l’Afrique nègre, que l’auteur fut obligé d’en publier une édition populaire qui contient les principales biographies seulement[3].

Grâce, en partie, à l’Ibtihadj, il nous a été possible de reconstituer le passé intellectuel de Tombouctou, et, ne serait-ce qu’à ce titre, le nom d’Ahmed Baba mérite auprès de nos savants la pieuse mémoire que lui ont gardée les pays arabes du nord de l’Afrique. Encore aujourd’hui, ce nom résume pour eux tout l’effort fait par le Soudan pour se tenir au niveau intellectuel des autres parties du monde musulman, si bien que tout ouvrage soudanien, dont on ne connaît pas l’auteur, lui est attribué. Les Soudanais peu instruits se laissent du reste aller à la même tendance, tant ce nom est resté populaire dans les pays du Niger.

La famille d’Ahmed Baba ne s’est pas éteinte, d’ailleurs. J’ai trouvé ses descendants à Tombouctou, habitant au nord de la ville, près de la mosquée de Sankoré, une maison assez importante, qui fut, assure-t-on, la demeure même de l’ancêtre. L’un de ses arrière petits-fils, Ahmadou Baba Boubakar, est cadi et jouit d’une bonne réputation de science ; l’autre, Oumaro Baba, vit de copies qu’il exécute d’une très belle écriture. Ils conservent pieusement une chaise qui avait appartenu à leur glorieux aïeul, lequel la tenait de la munificence du sultan El Zédan, son libérateur. Une touchante tradition de famille se rattache à ce meuble vénéré : chaque fois qu’un membre de la famille se marie, le jour de la cérémonie nuptiale il obtient la faveur de s’asseoir dans la chaise de l’ancêtre. On espère ainsi, m’a-t-on dit, que quelque chose des hautes qualités et du savoir de l’illustre cheik rejaillira sur le marié et sur sa descendance.

L’apogée de la grandeur scientifique et littéraire de Tombouctou fut ce xvie siècle que nous avons vu finir de façon si désastreuse pour les marabouts. Leur arrestation et leur exil en masse portèrent un coup fatal à l’Université de Sankoré. Le déclin des lettres — comme de toutes choses au Soudan — commence avec l’installation des Marocains. Et cependant, aux premiers instants de ce crépuscule, va naître encore le chef-d’œuvre de la littérature soudanienne : Tarik è Soudan (l’Histoire du Soudan), que nous avons si souvent mentionné au cours de ces récits.

Depuis longtemps la vigilance des orientalistes était en éveil et guettait ce livre précieux. De Tripoli, d’Algérie, du Maroc on leur en avait signalé l’existence. Unanimement on l’attribuait à Ahmed Baba.

L’explorateur Barth qui le premier en avait révélé des fragments avait confirmé cette erreur. Comment un homme aussi éclairé sur les choses arabes a-t-il pu se tromper aussi complètement ? Les extraits recueillis par lui-même donnaient un démenti à cette paternité. En effet, Ahmed Baba y est cité comme une autorité. Mais le savant allemand ne s’embarrasse pas de si peu : « C’est l’habitude des auteurs arabes, prétend-il, de se citer eux-mêmes. »

S’il avait pu lire l’œuvre entière avec plus d’attention il eût vu que la mort d’Ahmed Baba y est mentionnée, année, mois et jour, que d’ailleurs le véritable auteur se nomme lui-même en toutes lettres et qu’il parle de sa vie et des siens en quatorze passages. Son nom est Abderrahman (ben Abdallah ben Amran, ben Amar) Sàdi-el-Tomboucti. Il naît en 1596 à Tombouctou, « l’objet de ses affections », d’une de ces familles chez lesquelles la science et la piété se transmettaient comme un patrimoine. Par le soin qu’il met, en citant la mort de quelque illustre professeur, à dire qu’il fut son élève, nous pouvons induire qu’il passa ses années de jeunesse dans l’étude. Il parvient à l’âge d’homme entre 1626 et 1635. L’heure de l’apaisement a sonné. La domination des pachas de Tombouctou s’est adoucie. Les Marocains ont pris contact avec la population indigène et sont unis à elle par des mariages, Au lieu de persécuter comme au début les cheiks, ils les protègent et s’en servent quand ils ont besoin d’hommes intelligents, dévoués et instruits.

On comprend dès lors la considération dont un homme savant comme Abderrahman Sâdi était entouré et dont il nous a laissé des témoignages. Le récit de ses voyages au Massina et dans le Haut-Niger nous montre de quelle estime il jouissait non seulement à Tombouctou, mais encore dans les pays qui vivaient de la vie intellectuelle de cette ville et se tenaient au courant des choses de la capitale : partout où il va, il est accueilli avec joie, entouré de marques de respect, comblé de présents. En 1631, il est nommé iman d’une mosquée de Dienné. Dépouillé plus tard de cette charge par le caïd de la ville « homme se plaisant aux injustices et aux exactions, » il rentre à Tombouctou où la haute société le console de ses déboires par de vives marques de sympathie. Dès que le cadi auquel il était allé rendre visite, le vit « il se leva de son siège, raconte-t-il, me salua, me prit par la main et me fit asseoir sur le siège qu’il venait de quitter. »

Il demeura alors soit à Tombouctou, soit à Dienné, souvent employé par les pachas pour des négociations et des missions, fut nommé secrétaire de l’un d’eux, et conserva cette fonction sous ses successeurs. Entre temps, il avait également fait des cours et des conférences à travers le Soudan, et surtout avait entrepris un grand travail historique qui embrassait tous les pays du Niger. Grâce à ses voyages, à ses fonctions officielles et à sa situation personnelle, il avait pu connaître la plupart des documents, annales, obituaires, etc., existant de son temps, et disparus aujourd’hui dans la tourmente des siècles. Aussi l’œuvre à laquelle il consacra les dernières années de sa vie est-elle d’un prix inestimable.

Le Tarik-é-Soudan est conçu sur un plan parfaitement clair et logique, d’après toutes les règles de la composition littéraire. Rien n’y manque, pas même une préface. II faut la citer, car entre autres choses elle nous montre, peut-être un peu exagéré, le sentiment très net que l’auteur avait de la décadence :

« Louange à Dieu l’unique auquel le poids d’une perle sur la terre n’échappe pas ! Que la prière et le salut soient sur le maître des premiers et des derniers, N. S. Mohammed ! Nous savons que nos ancêtres se plaisaient à mentionner ce qui les avait charmés dans leurs entretiens. Ils

nous ont ainsi parlé des compagnons du Prophète et des
TOMBOUCTOU : L’ORATOIRE DE SIDI-YAHIA
Saints, des cheiks éminents de leurs pays, de leurs rois,

de la vie de ceux-ci, des grands faits de leur règne et de leurs édifices, et des hommes célèbres. Ils nous ont ainsi raconté tout ce qu’ils avaient vu ou entendu : c’est là l’époque qui s’étend derrière nous.

« Quant à l’époque présente, on ne peut plus trouver quelqu’un qui s’intéresse à ces choses et qui veuille suivre la route tracée par les ancêtres. Aussi quand j’ai vu le dépérissement de cette science, l’Histoire, si précieuse à cause des renseignements qu’elle comporte pour les hommes, j’ai imploré l’aide de Dieu pour écrire ce que j’ai vu et lu, se rapportant aux rois du Soudan et au peuple des Songhoïs, en mentionnant leur histoire, les événements qui ont marqué et les expéditions de guerre. Je parlerai de Tombouctou et de sa fondation, des princes qui y ont exercé le pouvoir ; je citerai quelques-uns des savants et des hommes pieux qui y ont demeuré ; et je mènerai mon récit jusqu’à la fin de la domination des sultans du Maroc. »

Après ce début, il entame son récit à la date la plus lointaine qu’il connaisse, donne des notices sur les débuts du royaume songhoï, sur la fondation et les commencements de Dienné et de Tombouctou, sur l’empire de Ganata et de Mali. Très avisé, il familiarise ainsi rapidement et clairement le lecteur avec les villes et les peuples principaux qui vont figurer dans son récit et entre en plein dans le sujet avec Sunni Ali. Il nous mène de la sorte jusqu’en 1653 et chemin faisant nous donne de précieuses notions sur les Foulbés, les Touaregs, les Mossis, les Ouolofs, sur le Maroc et le royaume de Massina, auxquelles s’ajoutent de nombreuses biographies de saints et de savants, et son propre curriculum vitæ.

L’œuvre qu’il s’était proposée étant terminée, il ne considère cependant pas que sa tâche soit achevée. L’historien cède sa plume à l’annaliste : « Ce qui se passera dorénavant, nous le raconterons de la même manière que ce qui a précédé, aussi longtemps que nous serons en vie », dit-il à la dernière page du Tarik. Et un appendice énumère les événements, jusqu’en 1656, qui est, par conséquent, la date de sa mort.

Tel est le plan de cet ouvrage capital qui a été pour nous un guide charmeur et pittoresque à travers le Soudan. C’est le livre préféré du nègre. On le connaît au loin dans l’Ouest africain, sur les rives du Niger et sur les bords du lac Tchad. Barth n’a-t-il pas recueilli ses fragments à Gando ? Quant à moi, dès le Sénégal j’entendis parler du Tarik. J’en trouvai un exemplaire excellent à Dienné. L’ayant fait transcrire, la copie fut relue et corrigée sur un exemplaire de Tombouctou : on possède donc aujourd’hui l’œuvre aussi complète que possible[4].

Le style est très net, très clair, dépouillé des artifices d’écrivain qui plaisent aux Arabes, mais rendent les idées obscures. N’est-il pas digne de Tacite ce récit des derniers moments de la royauté songhoï ?

« Quand Askia Isach eut pris la résolution de fuir devant les Marocains, les grands de l’armée qui l’avaient suivi rassemblèrent tous les insignes de la royauté qu’il avait avec lui et les brûlèrent. Ensuite ils prirent congé de lui ; ils se demandèrent mutuellement pardon ; il pleura et ils pleurèrent, et ce fut la dernière fois qu’ils se virent. » Les images ne manquent pas de justesse : les escadrons des Touaregs sont comparés à « un large vol de sauterelles ». L’écrivain sait aussi toucher la note sensible et choisir des expressions d’une rare délicatesse : « Un jeudi du mois de Djoumada, mourut notre amie, la cherifa Nana Kounou, fille de Boni, le chérif : son âme s’envola dans un sourire alors que sa tête reposait sur mon genou.»

En tant qu’historien, il se montre consciencieux et n’hésite pas à donner deux versions d’un même événement sur lequel il est en doute. Sa biographie de Sunni Ali, le grand impie, nous le montre suffisamment impartial. Mais son livre est surtout remarquable par l’admirable philosophie (islamique, bien entendu) qui s’en dégage. C’est une œuvre morale de haute élévation et particulièrement propre à exercer sur les cerveaux nègres la plus heureuse influence. Il ne se contente pas d’exposer les événements. Il les explique. Et non en ayant recours au fatalisme, si commode pour un musulman ; en disant d’une catastrophe, d’un désastre : « C’était écrit. » Il s’efforce d’exposer les faits comme une récompense de Dieu quand ils sont heureux, comme un châtiment de tel ou tel crime quand ils sont funestes. Sévère pour toutes les infractions aux lois divines chez les rois comme chez les humbles, flétrissant la cruauté, il narre complaisamment toute bonne action, il ne manque pas d’exalter le courage, et en particulier le courage civique. Son œuvre est un véritable recueil de morale en action, et le plus attrayant de ces sortes de livres, car les fables, les merveilles et les miracles s’entremêlent agréablement aux événements réels. Je dirai encore que le Tarik est à l’heure actuelle le d’Hozier du Soudan. Avoir des ancêtres qu’il cite est un titre de noblesse.

Malgré tout l’agrément que le Soudanais trouve à la lecture de son livre classique d’histoire, il est cependant un charme qui lui échappe totalement et que nous seuls pouvons goûter. C’est la naïveté, la bonhomie et la sincérité délicieuses qui sont répandues à travers cette œuvre. Comme Homère, Abderrahman Sadi parfois s’oublie la plume à la main. À côté des événements historiques les plus graves, il retient également les menus faits, comme, par exemple, « ce corbeau blanc qui apparut à Tombouctou le 22 rebia 1616 jusqu’au mercredi 28 djoumada, jour où les enfants le prirent et le tuèrent ». Ailleurs, dans son récit de voyage au Massina, un de ses hôtes lui donne sa fille en mariage. Il avait alors cinquante ans, et d’autres épouses. Non content de faire part à la postérité de cet événement de famille, il ajoute : « Mon union avec Fatima fut conclue le lundi 12 moharrem 1645, mais je ne consommai le mariage que dans la nuit du vendredi 16 du même mois ». Je crois qu’il nous aurait transmis ses notes de blanchissage si l’usage du linge de corps avait été familier aux Soudanais. Aussi son livre reflète-t-il admirablement la vie et l’âme du Soudan de jadis. À le feuilleter, on goûte par moments le délicat régal des pages d’Homère, d’Hérodote et de Froissart : c’est pourquoi j’ai dit du Tarik qu’il était le chef-d’œuvre de la littérature soudanaise.

D’autres œuvres historiques furent composées plus tard à Tombouctou, sur le modèle du Tarik, et pour lui faire suite. Nous les avons également trouvées et rapportées. L’une s’appelle le Divan el Moulouck, fi salatin ès Soudan (Divan des rois, livre sur les sultans du Soudan) et rapporte les événements qui se sont écoulés de l’an 1656 à 1747. Le nom de l’auteur est actuellement inconnu. L’autre œuvre, par contraste, n’a pas de titre mais nous est parvenue sous le nom de son auteur : Mouley Rhassoum. Il reprend le récit à la dernière date du livre précédent et le mène jusqu’en 1796, si bien que nous sommes renseignés jusqu’au début du xixe siècle. Pour les temps présents d’autres documents, non coordonnés cependant, et les traditions orales nous permettent de reconstituer facilement l’ordre et les dates des faits. En ses grandes lignes tout le passé du Soudan nous est actuellement connu.

Si les deux ouvrages précédents sont précieux au point de vue de l’histoire, tous les mérites littéraires qui nous ont charmés dans le Tarik leur manquent. La décadence intellectuelle afait de rapides progrès au xviiie siècle. L’auteur du Divan ne peut s empêcher de le constater dès la première page :

SCÈNE SOUDANAISE : LE LECTEUR DANS LA RUE.

« Les hommes de ma génération en sont arrivés au point que leur esprit ne possède rien, dit-il. Quant aux vieillards, ceux qui savent les faits et gestes de leurs ancêtres sont peu nombreux. Aussi rares sont ceux qui ont quelque intelligence. Quand j’interroge quelqu’un sur ce qui s’est passé la veille, il est incapable de me faire une réponse intéressante. »

Son récit montre du reste que lui-même a été entraîné par le courant contre lequel il met en garde. Le style est rempli d’impropriétés, les pages sont encombrées de répétitions et l’intérêt narratif va décroissant. L’œuvre de Mouley Rhassoum est plus faible encore : nous sommes arrivés à l’absolue sécheresse des annales et des obituaires.

Pourquoi n’écrit-on plus de livres et a-t-on délaissé même les annales ? C’est la question que J’ai posée aux marabouts de Tombouctou. « Il n’y a plus parmi nous d’hommes assez savants, m’ont-ils répondu. Nous ne pouvons plus nous consacrer exclusivement à la science, ni acheter des livres, ni voyager et compléter notre instruction au Caire, à Fez ou ailleurs. Nous sommes aujourd’hui les plus pauvres du pays. Autrefois on notait même les faits peu intéressants ; on comptait les jours où il tombait de l’eau pendant la saison d’hivernage, on écrivait : celui-ci vient de se construire une jolie maison, celui-là a épousé une telle. Car Ahmed Baba avait enseigné jadis de quelle importance était la science des faits et des dates[5]. Alors la ville était riche, chacun cherchait à faire plaisir aux marabouts, ils étaient bien vêtus et bien nourris ; alors ils pouvaient penser, cueillir des récits sur toutes les lèvres, composer et écrire. Depuis cent ans ce n’est que guerres et ruines : nous n’avons connu la sécurité que depuis l’arrivée des Français. Aujourd’hui, les marabouts courent à droite et à gauche pour pouvoir manger. L’éducation des enfants nous rapporte très peu ; quelquefois on nous demande des talismans, on nous fait écrire des lettres ou copier un livre de prières. C’est insuffisant pour vivre. Aussi beaucoup s’adonnent-ils au commerce. Absorbés par le souci de ne pas mourir de faim, où trouveraient-ils dès lors le temps d’écrire ? »

J’ai montré sous tous ses aspects la ville de jadis, Tombouctou la Grande.

Que l’on se reporte maintenant à ces temps de splendeur où la ville était riche, sainte et lettrée. Imaginez, d’autre part, les caravanes du Maroc, du Touat, de Tripoli, cheminant et des semaines et des mois à travers l’immensité des sables, où l’oiseau lui-même se perd.

Les plaines de stérilité succèdent aux paysages de désolation. Le sol brûle. Le ciel flamboie. La peau se fendille. Les lèvres sont craquelées. L’eau, même chaude et impure, ne leur parvient jamais à satiété. Sur le chemin, rappelant la vie, glisse parfois une vipère cornue, ou passe la rapide silhouette d’une antilope. À la grande étape, la vision de Taoudenni, l’horrescente ville de sel. L’œil n’a eu, pour se réjouir, que le néant des mirages, durant des semaines, durant des mois.

Un matin, trois petites taches noires pointent dans l’horizon incandescent. Les chameaux ne grognent plus. Ils rugissent. Les trois minarets se précisent. Tombouctou découpe son profil majestueux. Voici ses jardins, ses palmiers, ses mares scintillantes. La ville est trois fois grande comme aujourd’hui. Ses rues, fraîches et bleues sous de grands arbres, grouillent de la vie de cinquante mille habitants.

Au lieu de la solitude, de l’abandon et de la misère inéluctable, c’est tout à coup pour le voyageur la satiété en toutes choses. C’est l’abondance de l’eau et de l’ombre, c’est le secours de la parole de Dieu, c’est le charme de la parole des hommes, c’est la richesse de l’ivoire et de l’or, c’est la table plantureuse et la douceur du miel, c’est aussi l’abondance des sourires…

On m’a conté que d’aucuns, subitement, devenaient fous…

Comprend-on qu’après avoir ressenti, même un seul jour de leur vie, une secousse pareille, les hommes de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Fez aient célébré jusqu’à leur heure dernière la splendeur et les délices de Tombouctou ? Conçoit-on que leurs récits parvenant en Europe y aient créé la légende d’une cité fabuleuse ?



  1. C’est à cette grande tribu des Senhadja, qui se répandit très avant dans le sud de l’Afrique Occidentale, que le Sénégal doit son nom.
  2. Il fut enterré auprès de son père Sidi Ahmed dont le tombeau se voit encore au nord de Tombouctou.
  3. Une copie de ce résumé se trouve au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Fonds arabe A No 4628 ; il fut trouvé en Algérie par M. Cherbonneau, qui en a publié de très intéressants extraits.
  4. M. Houdas, l’éminent professeur de l’École des langues orientales, se dispose à en publier une traduction.
  5. Voici l’anecdote que l’on me raconta à ce propos et qu’Ahmed Baba à consignée, en effet, au commencement de son Lipti Hadj :
    « Ce qui prouve bien l’utilité de la science des dates, c’est ce qui survint entre le Chef des chefs Omar ou un autre général musulman, et un juif qui lui apporta un écrit par lequel le Prophète avait ordonné d’exempter d’impôt les gens de Khaibar (ville juive de l’Arabie). Cet écrit était accompagné du témoignage de compagnons du Prophète, entre autres d’Ali Ibn Abou Thaleb. Ces documents furent apportés au Chef des chefs et jetèrent tout le monde dans un grand étonnement. On s’en rapporta au jugement d’Abou Bekr, le prédicateur, homme prudent et doué d’une grande mémoire. Celui-ci réfléchit un instant, puis dit : « Tout ceci n’est qu’un mensonge ». — « Comment cela, lui dit-on ? « Je trouve, répondit-il, dans cette lettre le témoignage de Mo’awia, or il n’embrassa l’Islam que l’année de la prise de Kaibar ; j’y vois aussi le témoignage de Sa’ad ben Mo’adh, or celui-ci mourut à la journée de Bani-Karaide antérieure elle-même à la prise de Kaibar. » Cette chose amusa beaucoup les gens.