Voyage à l’Albert N’yanza ou lac Albert (le Louta-N’zigé du capitaine Speke)/02

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Forgerons latoukas (voy. p. 16). — Dessin de A. de Neuville.


VOYAGE À L’ALBERT N’YANZA OU LAC ALBERT

(LE LOUTA-N’ZIGÉ DU CAPITAINE SPEKE)


PAR SIR SAMUEL WHITE BAKER[1].


1861-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.


IV


Du bassin du Saubat à la frontière de l’Ounyoro, royaume de Kamrasi.

J’étais fatigué de mon inaction et des querelles où, depuis le retour d’Ibrahim, l’insolence des Turcs m’exposait continuellement à être entraîné avec les quinze poltrons qui étaient restés sous mes ordres, lorsque des gens envoyés par le canton d’Obbo arrivèrent portant des présents « à l’homme blanc qui ne recherche ni l’ivoire ni les esclaves. » Ibrahim prit la résolution de se mettre en rapport avec cette tribu, qu’on disait pacifique, et je partis avec lui, laissant mon camp et mes bagages à la garde de cinq hommes que je recommandai à Commoro.

Durant dix-huit milles, la vallée de Latouka ressemblait à un parc. Après avoir franchi, au sud, une chaîne de montagnes, nous traversâmes la magnifique vallée de la Kanieti. Puis, trois autres journées de marche dans les montagnes, par d’étroites vallées où chaque cime porte un village fortifié, nous menèrent à une ligne de faîte, qui atteint deux mille cinq cents pieds au-dessus de la vallée de Latouka. À douze milles de là, nous arrivions au bourg principal de l’Obbo.

En regardant vers le sud-est, nous n’apercevions qu’un océan de montagnes, dont les pics s’élèvent à quatre ou cinq mille pieds au-dessus du niveau général du pays. Vers le sud, il n’y a pas de montagnes, mais des collines isolées ; cependant le pays va en montant, et la direction générale des eaux vers le nord-ouest est très-perceptible et sans exception.

Les naturels de l’Obbo diffèrent de ceux du Latouka par le dialecte et par l’apparence. Ils ne sont entièrement nus que lorsqu’ils vont en guerre ; alors ils se tatouent le corps en le zébrant de raies rouges et jaunes. Ordinairement, ils portent pour costume la peau d’une chèvre ou d’une antilope, jetée comme un manteau sur leurs épaules. Leurs traits, surtout le nez, sont bien formés. Leur coiffure, qui ne ressemble ni à celle des Latoukas ni à celle de Choggo, est fort propre. Les cheveux, tressés et retenus avec du fil, composent ici une queue plate assez semblable à celle du castor ; une très-mince lanière de cuir brut borde cette queue pour lui conserver sa forme. Leur coiffure, comme celle des Latoukiens, demande plusieurs années pour atteindre son point de perfection.

Le pays est très-fertile, et produit en abondance des ignames, qui ont le goût de la pomme de terre ; des fruits excellents, entre autres des espèces de prunes, du raisin et des pistaches ; le tabac y réussit bien ; mais la région est humide et fiévreuse. C’est ici que, pour la première fois, je me mis à fumer dans des pipes de fabrique indigène, plus petites et plus élégantes qu’ailleurs : j’espérais combattre ainsi l’influence malsaine du climat. Outre ces pipes, les naturels font, en poterie mal cuite et fragile, beaucoup de jarres d’une forme vraiment belle, quoiqu’elle ne soit travaillée qu’à la main, parce qu’ils ignorent la roue à potier et son usage. Les autres ustensiles, comme chez toutes les tribus du Nil-Blanc en général, sont en bois ou en calebasses desséchées. Leurs maisons sont construites comme celles des Baris.

Si les hommes de l’Obbo se couvrent les épaules et la poitrine d’une peau de bête, en revanche leurs femmes sont moins vêtues qu’ailleurs. Rejetant le petit tablier de devant et la queue de derrière dont s’ornent les femmes chez les Nouers, les Baris et les Latoukiens, elles se contentent d’attacher, à une ceinture au bas du torse, une petite frange de rognure de cuir, qui peut avoir quatre pouces de long sur deux de large. Les jeunes filles ne portent rien, excepté, quand leurs moyens le leur permettent, trois ou quatre rangs de petites perles blanches qui forment un tablier de trois pouces de long. Quant aux vieilles, elles vont, comme Ève, vêtues d’une ficelle soutenant un bouquet de feuilles vertes. Quelques jeunes filles prudes portent ce bouquet faute de mieux, car la mode ne l’a pas adopté. Ce costume a pourtant l’avantage d’être toujours frais et propre. Ces femmes sont toutes modestes de contenance ; plusieurs sont fort jolies, et leur nez est délicat de formes. En somme, elles ne ressemblent guère aux Latoukiennes.

Le chef de la tribu, du nom de Katchiba, est un brave homme, âgé d’environ soixante ans. Il est un peu sorcier, un peu bouffon, assez bon musicien et doux de caractère. Ses femmes sont nombreuses et distribuées dans les divers villages, de façon à ce que le chef soit partout chez lui. De même que les femmes des anciens patriarches, elles regardent comme un déshonneur de ne pas être mères. Aussi Katchiba a-t-il cent seize enfants, tous bien portants. À la tête de chaque village, il a mis un de ses fils. L’aîné d’entre eux, brave garçon, bien découplé, fut préposé à la garde de Mme Baker durant une excursion que je fis vers le sud, en compagnie de trois de mes hommes, pour aller reconnaître les rivières que je devais rencontrer sur mon passage.

Dans cette exploration, où je vis des éléphants par centaines, je passai à gué l’Akabi, qui n’assèche jamais ; et je vis Parédjoke, village situé, comme les autres, sur un point culminant. Ce plateau, qu’habitent les tribus Choggo et Madi, est plus élevé que celui de l’Obbo ; il a trois mille neuf cent soixante-six pieds anglais d’altitude.

Le chef, qui me reçut d’une façon amicale, me confirma ce que m’avait dit Katchiba, que je ne pourrais pas en cette saison traverser l’Asoua ; je revins en une journée à Obbo.

Durant mon absence, ma femme, installée dans une belle hutte, dont la porte était haute de quatre pieds, avait été fort bien traitée. Katchiba s’était mis aux petits soins pour elle, et, jour et nuit, un de ses fils avait monté la garde à la porte de la demeure.

Ordinairement, Katchiba, qui éprouvait de la difficulté à marcher, voyageait porté sur le dos d’un de ses vigoureux sujets, et suivi de deux hommes de rechange, qui servaient alternativement de guides et de montures. Une de ses femmes l’accompagnait, avec une jarre de bière, dont il buvait assez copieusement pour que, s’il faut en croire la chronique, il fût souvent nécessaire que deux hommes, au lieu d’un, prissent le soin de le porter. Un jour, sous prétexte d’en imposer à ses sujets et d’obtenir plus aisément de leur libéralité des poulets à l’usage de ma femme, il emprunta un de mes chevaux ; mais l’animal peu accoutumé aux allures d’un tel cavalier le jeta assez rudement par terre, d’où Katchiba conclut qu’il serait plus sûr pour sa santé de se contenter de monter sur un âne, qu’escorteraient deux de mes hommes.

Du reste, il faisait, on peut le dire à la lettre, la pluie et le beau temps dans sa tribu, pouvoir que les indigènes reconnaissent généralement à leur chef, depuis le Latouka jusqu’au lac N’gami. Suivant la saison, Katchiba demande à ses sujets les denrées dont il a besoin. Dans la sécheresse, il leur dit : 1 Point de chèvres, point de pluie ; » dans la saison pluvieuse : « Si vous ne me donnez pas de blé, vous n’aurez pas de beau temps. » Une fois, pendant mon second séjour à Obbo, ses sujets se soulevèrent parce que l’eau ne tombait pas. Katchiba vint me trouver : « Ils n’auront pas d’eau, dit-il d’abord, que quand ils auront fait mes provisions ; » puis, changeant de ton, il ajouta : « Et vous, ne savez-vous pas faire tomber la pluie ? » Évidemment la crainte de ses sujets irrités le portait à me demander une consultation. Comme j’avais remarqué que, depuis plusieurs jours, des nuages montaient à l’horizon dans l’après-midi, je lui répondis que, suivant moi, d’ici à quelques jours il n’y aurait pas de pluie prolongée, mais bien quelques averses. « C’est justement mon avis ! répondit-il enchanté. Si mes sujets m’amènent des chèvres ce soir et du blé demain, ils auront une averse dans quatre ou cinq jours ; » puis il me fit siffler deux fois entre mes doigts, ce que je fis avec un bruit de locomotive ; et il partit, ne doutant pas du succès de sa démarche et de mon intervention.



Le 21 mai, après un séjour de plus de deux semaines à Obbo, nous repartîmes pour Tarrangollé. En route, nous tombâmes sur une bande de girafes. Ces animaux n’aiment pas les hautes forêts, qui peuvent recéler et cacher leurs ennemis. Je me mis à leur poursuite. Ils se jetèrent, après avoir traversé une plaine, dans un fourré, où j’aurais abattu un mâle sans mon cheval qui, ayant peur des coups de feu, m’empêcha de tirer, bien que je fusse à peine à dix mètres de plusieurs girafes. Enfin elles se dérobèrent dans une forêt d’épines entrelacées, et comme je me trouvais seul, à la nuit tombante, à trois milles de mes gens je cessai la chasse et revins sur mes pas.

De retour à Tarrangollé, la maladie commença à n’enlever mes bêtes de somme, et cette perte fut consommée irréparablement avant la fin de l’année, pendant notre second séjour à Obbo. Vers cette époque, pour la première fois, j’entendis parler du Mégoundo. C’était, me dit un naturel d’Obbo, nommé Ouani, un pays situé près d’un lac fort étendu, aux limites inconnues. De grands bateaux, montés par des blancs, y venaient, de contrées lointaines, apporter tous les simbis ou cauris, dont on se servait dans le Latouka.

Nous étions revenus depuis peu de jours à Tarrangollé, lorsque, sur la requête de Commoro, la bande d’Ibrahim se porta contre Kayalo. Ces nègres sont toujours à l’état de guerre et de pillage mutuels. Kayalo offrit une vive résistance, à laquelle prirent part les femmes, dont plusieurs furent tuées. Comme elles valent chacune de cinq à dix vaches, on respecte toujours leur vie, et toute la centrée fut indignée de ce que les hommes du nord n’avaient pas eu pour elles les égards accoutumés. Pourtant la bande d’Ibrahim, repoussée avec perte d’un homme, dut se contenter d’emmener pour butin deux mille têtes de bétail.


Femme de la tribu des Obbos. — Dessin de A. de Neuville.

Suivant la règle, deux tiers de ce bétail revenaient à Courchid ; le reste fut partagé entre les gens de sa bande, qui le troquèrent suivant les besoins ou le caprice de chacun.

Cette razzia avait augmenté l’hostilité des Latoukiens centre les blancs ; aussi, quand Ibrahim envoya l’ordre à ses gens de revenir le trouver à Obbo, me fallut-il suivre leur mouvement. Nous revenions à Obbo vers la fin de juin, et l’humidité me donna la fièvre, ainsi qu’à ma femme. Durant notre maladie, la hutte ou nous demeurions fut tour à tour infestée de rats, de fourmis blanches et de serpents ; puis de mouches, de moustiques et de punaises innombrables ; enfin de scarabées énormes.

Le 18 juillet, Ibrahim, voulant faire une expédition dans le pays de Madi, les hommes d’Obbo, décidés à y prendre part, célébrèrent leur danse de guerre. Généralement ils étaient zébrés de raies rouges et blanches ; parfois ces couleurs formaient d’autres dessins. Chaque guerrier était coiffé d’ornements de très-bon goût en cauris, et de panaches de plumes d’autruche retombant sur les épaules (voy. p. 36). Après la danse, Katchiba, par un long discours fort énergique, excita l’ardeur martiale de ses sujets ; mais, quand il fut seul avec moi, il déplora la conduite d’Ibrahim, qui attirerait infailliblement la ruine sur

l’Obbo ; car, après son départ, les hommes de Madi

Baker reconnu et déclaré frère de Speke par les envoyés de Kamrasi (voy. p. 23) — Dessin de A. de Neuville.
ne manqueraient pas d’y venir prendre une terrible revanche.

Cependant mon influence s’établissait de plus en plus. J’avais guéri, par mes médicaments, les naturels de l’Obbo et les gens d’Ibrahim. Jamais, quand je pouvais leur donner ce que leurs besoins réclamaient, je ne le leur avais refusé. Trois des hommes qui m’avaient abandonné à Gondokoro pour se réunir à la bande de Mohamet-Ouat-el-Mek, étaient morts depuis dans une expédition. Cette nouvelle rapprochée du sort qui avait frappé ceux qui à Latome m’avaient quitté pour se joindre à Mohamet-Her, ne laissait aucun doute aux Arabes sur la puissance occulte que j’exerçais. Les nègres étaient assurés que je pouvais produire de la pluie comme Katchiba lui-même. Ma femme s’était fait aimer par les soins qu’elle donnait aux femmes et aux enfants. Bref, dans les querelles et les différends, c’était toujours à notre arbitrage qu’on s’en remettait. Je me décidai donc à entreprendre mon voyage vers l’Ounyoro, en compagnie d’Ibrahim, mais à condition que j’aurais le commandement des porteurs qu’il me fournirait et des cent hommes dont il serait accompagné, enfin que les querelles et le pillage seraient formellement évités.

Nous partîmes de l’Obbo le 5 janvier 1864, bien que ma femme fût très-malade et que je me sentisse presque mourant. Nous passâmes l’Attabi et, trois jours après, l’Asoua. Ce torrent, terrible quelques mois auparavant, n’avait plus que six pouces de profondeur. Sur un banc de sable qui se trouvait au milieu même du lit de la rivière, nous aperçûmes un troupeau d’élégantes antilopes Mehedehet. Je m’en approchai avec précaution et je tuai le plus gros mâle de la bande ; il pesait bien cinq cents livres. Cette provision de viande fraîche causa la joie la plus vive à mes gens. Il avait environ treize mains de hauteur, et le pelage brun et rude comme le cerf Samber des grandes Indes.

Les conditions pacifiques qu’avait acceptées Ibrahim ne concernaient que l’Ounyoro. En conséquence, les Arabes, dès leur passage dans le Faredjoko, avaient pillé les greniers ; après avoir franchi l’Asoua, ils firent une razzia qui leur coûta la vie de leur porte-drapeau, mais leur valut trois cents têtes de bétail et beaucoup d’esclaves.

Arrivés à Shoua, nous aperçûmes, à près de vingt-cinq milles dans le nord-ouest, le camp de Debono. Ce pays est admirable, très-fertile, et ses habitants ont l’air fort doux ; mais les ravages qu’exerçaient les gens de Debono leur avaient fait quitter la plaine. On y récoltait beaucoup de sésame.

J’appris alors que le lieutenant de Debono, Mohamet-Ouat-el-Mek, en compagnie de ceux qui m’avaient quitté à Gondokoro, et de Rionga, le frère et l’ennemi mortel du roi de l’Ounyoro, avait récemment surpris et pillé les gens de Kamrasi. Ce dernier était donc fondé à soupçonner que ces Turcs, qui venaient de ravager son pays, avaient ainsi agi sous les ordres ou d’après les indications de Speke. Du reste, on n’aimait pas le roi de l’Ounyoro dans le Shoua. Deux jours après notre établissement, tous les porteurs qui m’avaient suivi depuis Obbo désertaient en masse, plutôt que de me suivre chez lui.

Heureusement Ibrahim avait jusqu’alors pu réussir à se procurer de l’ivoire. Il en avait besoin. Je lui en promis cent cantars, ou dix mille livres pesant, s’il consentait à m’accompagner jusque chez Kamrasi. Le marché lui convint et nous partîmes de Shoua le 18 janvier. J’avais confié en secret à l’honnête Turc que le pays de Kamrasi pourrait bien un jour m’appartenir ; que par conséquent il ne devait y tolérer de la part de sa bande ni pillage ni exaction ; que tout devait être soumis à mes ordres, et qu’à ce prix les cent cantars d’ivoire promis, et plus encore, lui seraient assurés. Après cinq jours de marche, tantôt à travers des contrées pittoresques, semblables à des parcs de plaisance, tantôt au milieu de savanes marécageuses ou d’herbes, où le feu seul nous ouvrait un sentier, — quelquefois aussi à l’ombre de forêts presque vierges, — nous atteignîmes, le 23 janvier, les rives du Somerset ou Nil-Blanc issu du lac Victoria. J’y rencontrais le frère de Rionga, qui, nous prenant pour les gens de Mohamet-Ouat-el-Mek, se réjouissait de notre venue, sur laquelle il comptait pour attaquer Kamrasi.

Le Somerset avait ici cent cinquante mètres de largeur et se précipitait vers l’ouest par une série de chutes plus ou moins considérables. Les naturels, réunis sur la rive opposée, nous suivaient en paraissant nous défier. Enfin, nous arrivâmes à la cataracte de Karouma ; et au-dessus du gué, sur l’autre voie, nous pûmes apercevoir le village d’Atada.


V


Des rives du Nil (branche Somerset), à celles du lac Albert.

De la rive gauche du Somerset, dont les sujets de Kamrasi couvraient tous les points élevés, se détacha bientôt un canot contenant des parlementaires, car le bruit de la cataracte empêchait nos voix de se faire entendre à travers le fleuve. Je chargeai Bachîta de leur expliquer, que le frère de Speke était venu de son pays rendre visite à Kamrasi et lui apporter des cadeaux précieux. « Pourquoi, demanda-t-on, a-t-il amené tant de gens avec lui ? — Parce que, répondit Bachîta, le nombre de ses présents est tel qu’il l’oblige à se faire suivre d’une grande quantité de porteurs. — Voyons ces présents, » dit le chef. Pour la circonstance, j’avais revêtu un vêtement pareil à celui de Speke, et, montant sur une roche à pic presque perpendiculaire, je saluai la foule rangée sur le rivage opposé ; et agitant mon chapeau pendant ce temps, Bachîta proclamait que ma femme m’avait accompagné pour remercier avec moi Kamrasi, au nom de Speke et de Grant, qui étaient revenus chez eux sains et saufs. Puis m’avançant avec Mme Baker au-devant des parlementaires, je leur présentai des cadeaux en leur demandant à être conduit immédiatement devant Kamrasi. Mais ils m’apprirent que ma présentation ne pouvait avoir lieu qu’après le retour d’un messager envoyé à M’rouli, la capitale, située à trois journées de marche, attendu que, l’année précédente, des hommes se disant les amis de Speke avaient abusé d’une réception amicale pour attirer comme alliés les gens de Rionga et pour piller ensemble l’Ounyoro, où ils avaient tué trois cents hommes au roi. Alors je déployai un magnifique tapis de Perse, de superbes colliers, en déclarant que je les avais apportés pour Kamrasi, mais que j’étais décidé à les porter à un autre chef puisqu’on s’opposait à mon passage. « Ne partez pas ! ne partez pas ! » s’écria le chef de l’ambassade. Il m’expliqua le dilemme qui pesait sur ses compagnons et sur lui. S’il me laissait partir, ou s’il me laissait entrer dans le pays sans permission expresse, Kamrasi les ferait tous décapiter et détruirait le village d’Atada. Certes leur situation me trouvait fort sensible ; mais, ce qui me touchait encore plus, c’est que nous étions sans provisions et que, depuis la veille, nous n’avions rien eu à manger. J’essayai donc de fixer une heure, avant laquelle toute ma bande devrait être transportée de l’autre côté de l’eau. Peine inutile. Le temps se passa sans qu’on se fût mis d’accord. Alors je proposai d’aller sur la rive gauche seulement avec ma femme et mes domestiques, que ma dignité ne me permettait pas de laisser derrière moi. Cette demande ne fut accordée qu’en partie. Cependant j’obtins d’emmener trois hommes avec nous ; Ibrahim, Richarn et Saat furent donc embarqués avec ma femme et moi, en qualité de domestiques. Le reste devait se tenir prêt à passer le fleuve à la nage, au premier bruit de trahison, en poussant devant eux leurs armes, posées sur des paquets de roseaux papyrifères. De plus, parmi les paquets de cadeaux, je mêlai un certain nombre de carabines empaquetées et cinq cents cartouches à balle. C’est dans cet équipage que je réussis enfin à fouler, à ma grande joie, le sol de l’Ounyoro.

Le lendemain j’eus encore la permission d’appeler à moi trois hommes armés de plus, sous prétexte de leur faire conduire au marché trois bœufs qu’on dépeça, pour que nous puissions échanger leur viande, contre les denrées nécessaires à notre nourriture.

Tandis que, sur la rive droite du Somerset, la population est entièrement nue, sur la rive gauche, elle est vêtue. Les hommes portent ici des robes d’étoffe faite d’écorces. Elles sont arrangées de diverses façons ; mais en général elles rappellent la toge soit des Arabes soit des Romains. Les femmes et les filles sont décemment couvertes de jupons courts à double jupe. Beaucoup d’entre elles ont les seins nus ; mais d’autres portent un morceau d’étoffe jeté comme un plaid sur les épaules et sur la poitrine. Cette étoffe est faite avec l’écorce d’un espèce de figuier. On la détache de l’arbre par grands morceaux ; quand ceux-ci ont été assez longtemps dans l’eau, on les en retire, on les frappe à coups de maillet et on en forme ainsi une étoffe qui est douce au toucher comme un tissu de coton, supérieure de qualité, ayant la couleur du cuir tanné, et ressemblant beaucoup à la cotonnade cotelée que nous nommons corduroy.

On prépare aussi la peau de chèvre de façon à la rendre aussi douce que la peau de chamois.

Outre les étoffes et les vêtements, les habitants de l’Ounyoro travaillent habilement le fer et la poterie. Les forgerons ne s’y servent plus de pierres au lieu de marteaux comme dans le Latouka, mais ils ont de vrais marteaux en fer. Leurs soufflets sont, il est vrai, aussi primitifs que ceux que nous avons décrits précédemment ; cependant les ouvriers ont l’adresse de transformer les grossiers fils de cuivre et d’archal, qui leur viennent de Zanzihar, en des fils fort minces. Ils font même d’assez bonnes aiguilles.

Leur poterie surtout prouve la supériorité de leur industrie, et, à mon avis, la qualité de la poterie est le plus sûr indice des progrès qu’a faits une population pour passer de la barbarie à la civilisation. Dans le reste de l’Afrique, la calebasse est ordinairement la matière des ustensiles dont se servent les sauvages. Les gourdes à écorce fort dure donnent, à ceux qui les ont sciées en deux parties, des tasses ; mais les calebasses diffèrent de figure et de dimension, donnent des vases de toutes les capacités, depuis la petite fiole jusqu’à la dame-jeanne contenant cinq gallons. Ces ustensiles naturels suffisent au besoin des tribus les plus sauvages ; dans l’Ounyoro, elles ne servent que de modèles : on les y copie. Avec une terre à potier, noire comme le jais, et d’une belle qualité, ces sauvages fabriquent d’excellentes pipes, des tasses fort jolies, ainsi que des vases et des jarres de toutes les grandeurs, dont chacune rappelle une espèce de gourde, comme le chapiteau corinthien fait penser à une corbeille de fleurs.

Les huttes, construites en paille et en roseaux, ont vingt pieds de diamètre et une grande élévation ; à l’intérieur, elles ont l’air de paniers renversés, et de ruches à l’extérieur. Celle où avait été logée Mme Baker avait une porte de sept pieds de haut, mais n’en était pas moins fort sombre en dedans. Il en résulta qu’un jour, s’étant mise sur le pas de sa porte, pour y voir clair en se coiffant, la vue de sa longue chevelure blonde fit une sensation telle qu’en un clin d’œil la foule s’entassa en un cercle pressé, autour d’elle ; ce qui l’obligea de rentrer au plus vite dans son gîte obscur.

Peu à peu je parvins à n’insinuer dans la confiance des naturels en leur prouvant que je connaissais bien réellement Speke et Grant par les détails que je leur donnai sur mes deux amis, et notamment, dès les premiers jours, en leur mentionnant la blessure de Grant, qui a perdu un doigt à Lucknow, lors de l’insurrection des Cipayes. Néanmoins j’attendais toujours l’arrivée du messager de Kamrasi, tandis que notre caravane restait sur la rive droite.

Enfin, le 29 janvier, arrivèrent les envoyés du roi, parmi lesquels se trouvaient trois des déserteurs de Speke. Je les reçus debout. Lorsqu’ils n’eurent examiné quelque temps, ils déclarèrent que j’étais bien le frère de Speke.

Je croyais donc toute hésitation terminée ; mais il s’en fallait bien ; et l’on m’imposait encore un délai de quatre jours avant de me laisser pénétrer jusqu’à Kamrasi. Je répondis que tous ces délais étaient intolérables et que j’allais immédiatement partir. Cette menace, dont le résultat pouvait être le supplice de tous les chefs, les effraya au point qu’ils consentirent à faire immédiatement transporter tous mes gens sur la rive gauche ; ce qui ne fut achevé que le lendemain.

Enfin le 31 janvier, nous quittâmes Atada, en traversant un pays bien cultivé et nourrissant de nombreux bananiers plus grands que ceux de Ceylan.

Jusqu’ici nous n’avions pu guère obtenir de renseignements sur ce Louta N’zigé, principal objet de nos recherches. La crainte empêchait d’en parler, jusqu’aux enfants ; ou n’avait même pas voulu nous dire à quelle distance il se trouvait ; pourtant nous avions entendu dire qu’il est plus grand que le Victoria N’yanza, mais qu’il reçoit, comme celui-ci, des rivières qui ont leur source dans la grande montagne Bartouma, que l’on m’indiquait dans le sud-ouest. Cette appellation désigne certainement le mont M’fombira du capitaine Speke.

Ma femme et moi fûmes atteints de fièvres bilieuses au commencement de février. La poltronnerie de Kamrasi retardant notre voyage, nous clouait dans un lieu malsain et il me fallut encore menacer de m’en retourner pour obtenir d’avancer avec toute ma caravane et cinq des hommes d’Ibrahim. Enfin, le 10 février, nous arrivâmes a M’Rouli, capitale de l’Ounyoro.


Sa Majesté Katchiba en voyage (voy. p. 18). — Dessin de A. de Neuville.

Nous nous laissâmes transporter à la rive droite du Kafour, non loin de son confluent avec le Somerset. On nous y logea dans des huttes malpropres, situées au milieu d’un affreux marécage, ou nous nous trouvions comme prisonniers, tandis que nos bagages avaient été retenus sur le bord opposé de la rivière. C’était cependant là que Speke et Grant avaient été aussi logés.

M’rouli, que nous avions aperçu en passant, n’est qu’un grand village de huttes faites d’herbe et de paille, sur le penchant d’une colline aride.

Le 11, l’arrivée de la nombreuse escorte du roi effraya tellement les Turcs d’Ibrahim que, sans le sang-froid que j’avais conservé, un combat se serait engagé. La fièvre m’avait assez affaibli pour que je dusse me faire transporter auprès de Kamrasi, ou plutôt de celui qui se présentait en son nom ; car, durant toute cette période de mon voyage, ce lâche monarque avait si peur de nous qu’il fit jouer son rôle à notre insu par un tiers. Je trouvai celui-ci assis sur un tabouret de cuivre. Sans être noir, il avait le teint foncé d’un Abyssin et sa taille mesurait six pieds anglais. Il s’excusa des retards incommodes qu’il nous avait imposés, sur la trahison qu’il avait éprouvée l’année dernière de la part de la bande de Debono. Quand je le questionnai sur le Louta N’zigé, il se mit à rire, en me disant que ce lac ne s’appelait pas ainsi mais bien M’woutan N’zigé, et il ajouta que je ne pourrais m’y rendre que par une marche de six mois. — « Peu importe, répliquai-je. Je dois m’y rendre ; car ma santé ne se rétablira que quand je serai près de ce lac ; or c’est de ma santé et de ma conservation que dépend le traitement que l’Ounyoro peut attendre de l’Angleterre ; car si je mourais ici, vous en seriez responsable. »

Alors il me proposa de l’assister contre Rionga, ce C” /Il/7


Escorte de Baker en route pour l’Albert N’yanza (voy. p. 26). — Dessin de A. de Neuville.

que je refusai en maintenant le caractère pacifique de

mon exploration ; mais Ibrahim y fit moins de difficultés et conclut avec lui l’alliance du sang. Chacun des deux alliés se découvrit le bras, y fit une piqûre et lécha le sang de l’autre. À partir de ce moment, il y avait entre les deux contractants ligue offensive et défensive envers et contre tous, et la bande d’Ibrahim se sépara de ma caravane.

Quant à moi, je restais toujours malade sans pouvoir me soigner, parce que j’avais épuisé pour les autres toute ma provision de quinine. Chaque jour, le roi de l’Ounyoro, ou celui que je supposais tel, devenait plus exigeant. Mes cadeaux ne paraissaient produire d’autre effet sur lui que d’aviver sa cupidité. Aux reproches que je lui en fis, il répondit que je ne lui avais présenté que dix cadeaux, tandis qu’il en avait reçu vingt de Speke. Il alla jusqu’à me demander ma carabine ordinaire, ma boussole et ma montre : ce que je lui refusai.

Enfin, à bout de prétextes, il me dit du ton le plus calme : « Eh bien, comme je vous l’ai promis, je vais vous faire conduire au lac et de là à Shoua, seulement vous allez me céder votre femme. »

En ce moment, nous étions entourés d’un grand nombre de naturels, et tous les soupçons de trahison que j’avais nourris jusque-là, me parurent confirmés par cette insolente proposition. Animé de la pensée que, si cette heure devait être la fin de mon expédition, elle devait être aussi le terme de l’existence de Kamrasi, j’armai tranquillement mon revolver, et l’ajustant à deux pieds de la tête du roi, je dis à celui-ci, avec un mépris non déguisé, que si je pressais la détente, les efforts réunis de tous ses gens ne le sauveraient pas, et qu’il pouvait se regarder comme mort s’il s’avisait de répéter les inconvenantes paroles qu’il venait de proférer. J’ajoutai que dans mon pays, une telle insolence ne s’expiait que par le sang ; que je voulais bien ne voir en lui qu’une brute sans conscience du bien et du mal, et que cette ignorance serait à la fois son excuse et son salut.

Ma femme, de son côté, bondissant de son siége, et exaltée par l’indignation, adressa à Sa Majesté un furieux petit discours en arabe, dont le monarque ne comprit sans doute pas un mot, mais dont le ton, l’accent et l’attitude de l’orateur, lui révélèrent parfaitement le sens. Bien plus, pour qu’il ne pût en ignorer le moindre trait, la femme de Bachîta, qui ressentait, toute sauvage africaine qu’elle était, l’outrage fait à sa maîtresse, se hâta de traduire au roi, en bon dialecte ounyoro, la véhémente allocution de la jeune Anglaise.

L’esprit d’indépendance et d’audace de la femme blanche, fut peut-être ce qui impressionna le plus le malencontreux potentat dans ce petit coup de théâtre ; évidemment, il se repentit de sa proposition, et avec l’air du plus profond étonnement, il nous dit : « Pourquoi vous fâchez-vous ? je n’ai pas voulu vous offenser ; je croyais vous faire une politesse, comme j’ai l’habitude d’en faire à tous mes hôtes. Du moment que cette offre vous déplaît, n’en parlons plus ; qu’il n’en soit plus question entre nous. »

Je reçus les excuses du monarque très-froidement, et me contentai d’insister pour notre départ immédiat. C’était le 23 février. Il y avait déjà quelques jours que Ibrahim était parti pour retourner à Shoua, emportant vingt dents d’éléphants, que Kamrasi lui avait données et laissant un petit nombre de ses gens à M’rouli. Il m’avait cédé Bachîta, dont j’avais besoin pour me servir d’interprète.

Comme nous nous avancions vers un village, en remontant le Kafour, nous en vîmes sortir plusieurs centaines d’hommes armés qui s’avançaient en vociférant. J’aurais craint une attaque, si je n’avais aperçu parmi eux des femmes et des enfants ; cependant j’eus de la peine à faire partager ma tranquillité à mes gens, qui étaient toujours prêts à faire feu. En fait, ce n’était qu’une espèce de fantasia. Les nègres, se précipitant sur nous comme une nuée de sauterelles, dansaient et hurlaient autour du bœuf que je montais. Ils feignaient de nous attaquer, puis de se battre entre eux, et se comportaient comme des fous ; même, se jetant sur un des leurs, ils le déchirèrent à coups de lance. Leur équipement était grotesque. Vêtus avec des peaux de léopards ou de singes blancs, ils portaient des queues attachées au bas de leurs reins, des cornes d’antilopes fixées sur leurs têtes, et des barbes postiches fabriquées avec les extrémités de plusieurs queues cousues ensemble. Ils avaient vraiment l’air de démons. C’était l’escorte que nous envoyait Kamrasi, pour nous accompagner jusqu’au lac ; mais elle devait se trouver heureuse que nous n’eussions pas répondu par des coups de fusil aux honneurs qu’elle nous rendait si ridiculement (voy. p. 25).

En effet, quoiqu’elle fît partie de la garde royale, sur un coup de fusil que tira Saat, elle se débanda et se dispersa dans une terreur panique. D’ailleurs, elle pillait tout sur son passage.

Afin d’éviter un immense marais, notre marche s’était peu à peu éloignée du Kafour ; mais il fallait le traverser, et nous atteignîmes le point où nous devions passer, au sortir d’une magnifique forêt de mimosas en fleurs. Ce marais n’avait pas, en cet endroit, un mille de largeur, cependant il était si profond, que par endroits nous enfoncions dans la vase jusqu’au cou, et dans d’autres nous devions nous mettre à la nage. Enfin, il fut franchi.

Le jour suivant, nous atteignîmes le Kafour : on le traversait sur une espèce de pont naturel, formé par les couches entassées des plantes aquatiques qui encombrent ce cours d’eau ; il avait bien deux pieds d’épaisseur. Je dis à ma femme de me suivre hardiment. La rivière, en cet endroit, avait quatre-vingts mètres de large. À peine en avais-je parcouru le quart que, me retournant, j’éprouvai l’horreur indescriptible de voir ma femme arrêtée, s’enfonçant peu à peu, au milieu des roseaux et tombant tout à coup comme foudroyée. Je la retirai de sa couche humide avec l’aide de plusieurs de mes gens ; mais elle restait insensible et avait tout l’air d’un cadavre. Elle avait été frappée d’une insolation. Je la transportai dans un village voisin, où elle parut près de rendre le dernier soupir.

Cependant l’escorte continuait de danser et de hurler autour de la pauvre agonisante ; elle n’avait fait que nous gêner ; ses pillages mettaient en fuite les habitants sur notre route, et nous réduisaient à l’impossibilité d’acheter ce dont nous avions besoin. Sa paresse nous obligeait à ne voyager que durant la plus grande chaleur de la journée, en perdant les moments précieux de la fraîche matinée ; sa conduite me poussait à bout et je la menaçai de tirer sur elle, si elle ne se retirait pas. Enfin j’en fus débarrassé.

Quant à Mme Baker, elle continuait d’être insensible, et nous avancions comme une marche funèbre accompagnant un cadavre à sa dernière demeure. La nuit se passa sans qu’elle fît le moindre mouvement. Je me reprochais d’être la cause de sa mort, et je ne pouvais rien faire que de prier Dieu pour elle, en lui humectant les lèvres et en lui mettant des compresses d’eau fraîche sur la tête. Tout à coup, elle murmura « Dieu merci ! » Elle sortait de son atonie, mais avec le délire ; car elle était atteinte d’une fièvre cérébrale. Et pourtant, il fallait marcher, malgré la pluie qui tombait à torrents. Nous ne pouvions trouver de vivres qu’en changeant de place. Durant sept jours, malgré ma faiblesse, je marchai donc, et durant sept nuits, je veillai ma femme. Enfin, je tombai à côté d’elle, de fatigue et d’épuisement, et cette nuit-là mes hommes qui avaient mis des manches neufs à leurs pioches, cherchèrent un endroit pour y creuser une fosse. À ma grande terreur, quand j’ouvris les yeux, le soleil était levé ; sans doute ma femme était morte. J’osais à peine tourner mes regards vers elle. Mais, quelle joie ! sa respiration était naturelle. Elle se réveilla, elle me reconnut, elle était calme ; Dieu l’avait sauvée !

Heureusement, la volaille pullulait dans le village où nous nous trouvions, et la paille de la hutte, où nous avions dormi, était pleine d’œufs frais. Nous y demeurâmes deux jours.


VI


L’Albert N’yanza. — Navigation sur ses eaux.

Enfin, du village de Parkani, nous aperçûmes à l’horizon, fort loin, vers l’ouest, s’élever les sommets des montagnes qui bornent le rivage opposé du lac tant désiré. J’avoue que, cette nuit-là, j’eus de la peine à dormir. Étions-nous donc si près du but que nous cherchions depuis plusieurs années, à travers tant d’obstacles, d’ennuis et de souffrances ?… Avant le lever du soleil, j’éperonnai mon bœuf ; c’était le 14 mars. Du haut d’une colline, je vis tout à coup une immense nappe d’eau se déployer devant moi : au dessous de moi, elle s’étendait sans limite au sud et au sud-ouest, étincelant comme une mer de vif-argent, sous les rayons du soleil de midi. Vers l’ouest, à une distance de soixante milles à peu près, des montagnes bleuâtres paraissaient sortir des eaux et s’élever à sept mille pieds de hauteur. Quel triomphe ! L’Angleterre avait achevé de découvrir les sources du Nil, objet de la recherche des siècles. Je remerciai, au fond de mon cœur, Dieu qui m’avait soutenu jusqu’au bout. Trop de pensées sérieuses m’oppressaient, pour que je pusse pousser de vains cris de joie.

J’étais à 1 500 pieds d’élévation au-dessus du niveau du lac et, du haut de ce massif de granit escarpé, je contemplais ces eaux bienfaisantes, ce vaste réservoir qui nourrissait l’Égypte et donnait la fertilité à une terre, où naturellement tout serait stérile. J’avais sous mes pieds ce lac, qui depuis l’aube de l’histoire assurait à tant de millions d’êtres humains des bienfaits de tout genre, — un des plus grands objets de la nature, la seconde source du Nil !… Je résolus de lui donner un nom qui concordât avec celui dont Speke avait honoré le lac qu’il avait découvert ; un nom illustre, rappelant d’une façon impérissable l’homme dont notre reine et l’Angleterre déplorent encore la perte. Le premier lac avait reçu le nom de Victoria ; je voulus nommer celui-ci Albert.

L’escarpement du sentier qui devait nous y conduire était tel, que je me décidai à renvoyer immédiatement nos bœufs à Mégoungo, où j’avais d’ailleurs formé le projet de nous rendre par eau.

Nous descendîmes donc à pieds. Mme Baker, encore très-faible, chancelait à chaque pas et, de temps en temps, elle se courbait reposant sa tête sur mon épaule. Quant à moi, la fièvre m’avait fort affaibli. Nous n’allions donc que lentement, et nous mîmes deux heures à descendre du sommet à la plaine. Cette plaine avait environ un mille, du pied de la colline au rivage. Quand je fus arrivé là, sans penser aux crocodiles, je me précipitai dans l’eau et j’en bus à longs traits.

Nous étions parvenus à un village de pêcheurs, appelé Vacovia ; nous nous y installâmes : tout y sentait le poisson, tout y faisait penser à la pêche, non pas à la pêche en miniature, qu’on pratique avec une ligne en crin et une mouche artificielle. Des lignes, épaisses comme le petit doigt, étaient étendues à terre pour sécher ; les hameçons de fer, de cinq et six pouces de grosseur, qui les armaient, donnaient une idée formidable des monstres qu’ils devaient retenir ; en dehors des huttes, étaient appuyés des harpons destinés à la prise des hippopotames ; à l’intérieur, étaient rangés en bon ordre, une foule d’ustensiles à pêcher, solidement installés. Les lignes et les cordes des harpons étaient admirablement faites avec des fibres de bananier.

Nos gens, qui ne croyaient plus à l’existence de ce lac que nous cherchions depuis si longtemps, me regardaient avec stupéfaction et s’imaginaient que je les avais, à leur insu, menés à la mer, mais à une mer non salée. Avec deux chevreaux que me donna le chef de Vacovia, et un bœuf que j’avais acheté au chef de Parkani, j’offris à ma caravane un banquet somptueux pour fêter notre découverte.

Si l’eau du lac est douce, le sol de Vacovia est tellement saturé de sel, que la culture y est impossible. Fort probablement, le sel y est produit par la décomposition des plantes aquatiques ; et, de fait, ce district à tout l’air d’avoir été jadis recouvert par l’eau. Aujourd’hui le sel, blanc, mais amer, en constitue la principale denrée commerciale.

Les canots dont on se sert sur la rive orientale, sont insuffisants pour entreprendre en ligne droite la traversée du lac, que les plus vigoureux rameurs ne peuvent effectuer qu’en trois ou quatre jours ; mais, sur la rive occidentale, de fortes embarcations entreprennent ce voyage pour venir trafiquer à Mégoungo. Cette rive est occupée par le grand royaume de Mélegga, au sud duquel est celui de Djori. Sur le bord oriental, on trouve l’Ounyoro, l’Ouganda, l’Outourubi et le Karagoué. Ce dernier état touche au 2° de latitude sud. Là le lac tourne, dit-on, vers l’ouest, sans qu’on sache où il finit.

Il monte parfois à quatre pieds au-dessus du niveau qu’il avait lorsque nous l’avons vu. Il occupe une dépression profonde et même très-inférieure au niveau général du pays que nous avons traversé. Les affluents qu’il reçoit sont nombreux, et plusieurs doivent être considérables, car, avec un télescope, nous apercevions deux cataractes qui tombaient des montagnes et appartenaient à des cours d’eau fort importants, puisque nous les pouvions distinguer à la distance d’une soixantaine de milles.

Les crocodiles y abondent et ont une telle voracité que les femmes, quand elles vont puiser de l’eau, doivent éviter de s’y baigner jusqu’aux genoux.

La latitude de Vacovia est par 1° 15’ de latitude nord.

Pendant huit jours, nous restâmes souffrants de la fièvre dans ce village, en attendant les canots, dont on ne retardait peut-être l’arrivée que pour nous extorquer le plus de verroteries possible. Enfin, nous les vîmes arriver. C’étaient deux pauvres embarcations découvertes. Dans l’une d’elles, je pratiquai un abri, une espèce de cabine qui pouvait nous garantir, tant bien que mal, du soleil ou de la pluie. Chaque barque était manœuvrée par quatre rameurs. Nous nous y embarquâmes par une belle matinée, sur l’eau la plus calme du monde, en faisant route vers le nord, avec une provision de poulets et de poisson séché.


Le prince royal des Obbos (voy. p. 18). — Dessin de A. de Neuville.

Le plus grand nombre de mes hommes, y compris Richarn et Saat, et les négresses, avec Bachîta, étaient dans le grand canot ; ma femme et moi dans le petit, où javais arrangé la cabine. Au moment où nous prenions le large, le chef de Vacovia, qui m’avait demandé des verroteries, les jeta dans le lac, afin d’obtenir en notre faveur l’aide des divinités du lieu, qui empêcheraient les hippopotames de submerger nos embarcations.

Pendant le premier jour, le voyage fut délicieux. Le lac était calme, le ciel couvert et le paysage charmant. Quelquefois on pouvait distinguer les montagnes sur la côte occidentale, et le lac semblait avoir une étendue infinie. Nous nous tenions à moins de cent mètres du bord oriental, et de temps à autre, nous longions des bancs de sable ou des bouquets de buissons qui s’étendaient, sur près d’un mille de largeur, entre l’eau et la base des collines ; d’autres fois, nous passions au-dessous d’énormes rochers qui s’élevaient à pic à quinze cents pieds au-dessus des eaux. Alors, nous côtoyions le rivage et nous accélérions la navigation en poussant contre le roc avec des bambous. Toutes ces roches étaient de l’époque primitive, ordinairement de granit et mêlées en plusieurs endroits de porphyre rouge. Dans les interstices, croissaient de superbes arbustes de toute nuance, entre autres, des euphorbes gigantesques. Au-dessus des ravins chargés d’ombres se balançaient de gracieux dattiers sauvages, dont les panaches ressemblent à des plumes légères ; leur présence révélait toujours celle de quelque filet d’eau scintillant sous le roc et la verdure.

De nombreux hippopotames se jouaient sur les bas-fonds et, tant sur le littoral que sur les bancs de sable ou sur la grève, entre les buissons qui poussaient au-dessus de la marque des grandes crues, les crocodiles pullulaient, se chauffant au soleil.

Notre navigation se continua longtemps après la nuit tombée, et nous finîmes par atterrir non loin d’un village. Nous passâmes la nuit sur la côte ; heureusement, j’avais eu soin de faire déposer les avirons à bord des canots, car, en nous réveillant, le lendemain matin, nous trouvâmes que tous les rameurs avaient disparu et que les habitants du village s’étaient esquivés. Je défendis que personne s’éloignât. Après avoir attendu une partie de la journée, comme le temps était précieux, je fis embarquer à trois heures ; mais, nos gens ne sachant pas ramer, nous n’avançâmes guère, et ce fut avec peine que nous atteignîmes un promontoire au pied duquel se trouvait une petite grève. Nous y passâmes la nuit, au milieu d’une pluie battante, tandis que je songeais au moyen de sortir de cette impasse. Quand la matinée fut venue, malgré la pluie qui tombait toujours,


Vue du lac Albert. — Dessin de Grandsire d’après Baker.

je fis, à l’arrière de mon canot, un trou dans lequel

j’enfonçai un aviron que j’attachai solidement avec des lanières coupées à une des grandes peaux de bœuf qui nous servaient de couvertures, et que l’eau avait suffisamment trempées ; cela me fit un excellent gouvernail. Puis coupant deux bambous, je m’en fabriquai un mât et une antenne, où je suspendis, en guise de voile, un grand plaid écossais. Cependant, mes gens, découragés par leurs malheureux efforts de la veille et résignés à leur destin, me regardaient faire, refusaient de m’imiter et fumaient apathiquement leurs pipes.

Nous poussâmes au large, et mon canot partit droit comme une flèche, tandis que l’autre tournoyait comme la veille. Après avoir doublé deux caps, nous découvrîmes un village, une petite baie remplie de canots, une grève bordée de nègres qui, agitant leurs avirons au-dessus de leurs têtes, nous offraient leurs services en qualité de rameurs. Nous nous dirigeâmes vers eux, et ils envoyèrent six des leurs à l’aide de l’autre canot qui nous joignit bientôt. Leur premier soin fut d’enlever du mien le mât et l’antenne, dont ils ne comprenaient pas l’usage.

Comme nous naviguions de conserve, à quatre milles peut-être du rivage, un vent du sud-ouest se déclara tout à coup, les nuées s’amoncelèrent, le lac devint houleux, et tout annonça une rafale qui, suivant moi, devait nous atteindre une heure plus tard. Je fis donc ramer vigoureusement vers le rivage ; mais l’apparence du lac se modifiait avec rapidité : l’eau était sombre, les vagues moutonnaient, et notre canot commençait à en embarquer. À un mille et demi de la côte, nous ne pouvions plus le diriger et, si nous n’avions pas eu assez d’ustensiles pour le vider à mesure qu’il s’emplissait, nous aurions été submergés. Enfin, à la suite de quelques coups de tonnerre, la rafale se déchaîna, accourant de l’ouest-sud-ouest et nous poussant droit à la terre. Les vagues devenues terribles se brisaient contre ma cabine, qui se trouva ainsi former un dérivatif à leur invasion. Le vent était épouvantable ; la pluie, tombant à torrent, ne laissait plus apercevoir que le sommet des rochers ; heureusement nous courions vers une grève. Déjà nous touchions presque au rivage, lorsqu’une vague tombant sur nous engloutit le canot. Cependant il ne fut ni brisé, ni entraîné, et, dès que nous eûmes pris pied, nous pûmes l’attirer en sûreté sur le sable.

L’autre canot, que je pensais perdre, nous rejoignit au bout d’une heure d’anxiété.

Les environs de notre atterrage, quand la tempête se fut calmée, nous semblèrent magnifiques. Ils étaient animés par une cascade de mille pieds de haut que formait la Kaügiri, rivière sortie de cet énorme marais que nous avions contourné, puis traversé en partie sur le chemin de M’rouli à Vacovia.

Notre navigation se continua par de courtes journées ; car, vers midi, la rafale et le tonnerre, éclatant régulièrement, nous forçaient à nous retirer sur le rivage.

Nous arrivâmes ainsi à Eppigoya, ville considérable, située dans une baie magnifique, au pied d’abruptes falaises, dont les pentes herbeuses étaient couvertes de troupeaux de chèvres. Néanmoins, à aucun prix, nous ne pûmes acheter un seul de ces animaux ; en revanche, la volaille était à si bas prix que pour la valeur d’un schelling (1 fr. 25 c.), nous nous procurâmes cent cinquante poulets ; nous y fîmes aussi provision de poisson salé, et de sel bien meilleur que celui que nous avions rencontré jusque-là.

Le dixième jour après notre départ de Vacovia, le lac n’avait plus qu’une largeur d’une trentaine de milles, mais en se rétrécissant, il gagnait en beauté. Le treizième jour, il n’avait plus que quinze à vingt milles de large, et nous touchions au terme de notre trajet.

Un rivage factice était formé par un immense lit de roseaux, ayant trois pieds de profondeur, mais sous lequel on ne trouvait pas le fond à vingt-cinq pieds. À travers ces roseaux qui s’étendaient à perte de vue, s’ouvrait un large canal d’un demi-mille, où s’étalait, dormante, cette eau du Somerset que nous avions vue si furibonde à Karouma. C’était à ne pas croire que ce fût la même.

Au débarcadère de Mégoungo, nous trouvâmes une foule de naturels qui nous attendaient en compagnie de leur chef et du guide Rébonga qui nous avait conduits de M’rouli à Vacovia. L’endroit, ombragé par quelques arbres énormes, nous parut délicieux. À un mille de là, sur un terrain plus haut, s’élevait la ville elle-même.

Pendant que Mme Baker se reposait à l’ombre, j’allai au bord de l’eau examiner les préparatifs que les naturels faisaient pour la pêche. Sur un espace de plusieurs centaines de pieds, les bords de la zone de roseaux étaient disposés de façon à ce que les gros poissons, qui entreraient dans l’espace où l’eau était libre près du rivage, ne pussent guère manquer d’être pris. Par intervalles, on avait placé des paniers d’environ six pieds de diamètre et de dix-huit pouces d’ouverture, d’où les poissons ne pouvaient plus sortir. Mes gens venaient de se procurer la moitié d’un poisson, dont un crocodile avait avalé l’autre partie. C’était un baggera, un des meilleurs poissons du lac, dont les débris pesaient environ cinquante livres. Il a la forme d’une perche, et extérieurement la couleur d’un saumon. Un autre que j’achetai, avait à peu près l’apparence d’une anguille, mais il était ovipare et, à la place où sont les pattes des sauriens, il avait quatre tentacules. Plusieurs variétés des poissons qu’on pêche ici pèsent au delà de deux cents livres.

Arrivés à Mégoungo, nous nous trouvions à deux cent cinquante pieds à peine au-dessus du lac, sur le sommet de la dernière colline, dominant la pente inclinée d’environ six milles de long, qui monte du lac au niveau d’un plateau dont l’altitude est d’environ cinq cents pieds au-dessus du lac. L’Albert-N’yanza se resserrait de plus en plus vers le nord, où, après avoir eu à peu près une largeur de dix-sept milles en face de Mégoungo, il se perdait sous une forêt de roseaux, large d’environ cinq milles et dont les teintes brillantes se prolongeant, à perte de vue, marquaient le cours du Nil à sa sortie du lac. Le fleuve, me dirent les indigènes, était navigable durant une très-grande distance ; mais les canots de l’Ounyoro ne pouvaient pas s’y engager, parce que les rives en étaient occupées par des tribus hostiles et puissantes. Sa sortie était peut-être à dix-huit milles de l’embouchure du lac Somerset, ce qui s’accordait pleinement avec les renseignements obtenus par Speke. Il était donc si important de s’assurer que cette eau dormante, qui se rendait au lac, était bien celle que nous avions, comme lui, vue à Karouma, que du consentement de Mme Baker je pris la résolution d’en remonter le cours jusqu’à cette cataracte.

Le chef de Mégoungo me confirma d’ailleurs ce que j’avais jadis appris dans le Latouka et par la femme de Bachîta elle-même, c’est-à-dire, qu’il y avait eu une époque ou les habitants du Karagoué apportaient à cette ville des bracelets de cuivre et des cauris.

Ainsi, quoique l’épuisement où je me trouvais et la fièvre qui me rongeait me fissent trembler les genoux, j’ordonnai qu’on préparât les bateaux, et nous nous embarquâmes pour remonter ce Somerset aux eaux à présent si calmes, et étendues sur une espace de cinq cents mètres. Elles se rétrécissaient rapidement ; à dix milles en amont de l’embouchure, le fleuve n’avait plus que deux cent cinquante mètres ; de chaque côté, il était resserré par une chaîne de collines, hautes de deux cents pieds. Ses eaux étaient claires et profondes, mais n’avaient pas encore de cours. Huit milles plus haut, la rivière n’avait plus en largeur que cent quatre-vingts mètres, et le courant, bien que faible encore, devenait visible. Enfin, au brusque tournant d’un angle, nous nous trouvâmes en face d’une puissante cataracte, dont le bruit retentissait au loin.

De chaque côté du fleuve s’élevait une muraille d’environ trois cents pieds, magnifiquement boisée d’arbres dont la verdure était de plus en plus intense et que dominaient, de distance en distance, les cimes des rochers. À travers une ouverture située immédiatement en face de nous, le fleuve, réduit à une largeur d’à peine cinquante mètres, s’élançait avec force et tombait d’un seul bond, d’une élévation perpendiculaire de plus de trente-cinq mètres, dans un abîme de rocs noirs, d’origine volcanique. La blancheur éblouissante de l’écume formait avec ce cadre un magnifique contraste. Les palmiers des tropiques et les bananiers sauvages ornaient le paysage. C’est la cataracte la plus imposante que l’on ait rencontrée sur le Nil et, en l’honneur de l’illustre président de la société anglaise de Géographie, je lui donnai le nom de Murchinson.

À la gauche de l’endroit où s’arrêtèrent les bateliers, était un banc de sable absolument couvert de crocodiles étendus les uns près des autres en lignes parallèles, comme des troncs d’arbres prêts à être embarqués. J’en tuai un énorme. À ce bruit, nos poltrons de rameurs, tombant au fond du canot, le laissèrent dériver, et nous fûmes portés par le courant vers un lit de roseaux, où un hippopotame en souleva la quille. Dix-huit têtes de crocodiles sortirent à la fois de ce banc. Quel bon déjeuner pour eux si nous eussions chaviré !

Au village voisin, nous apprîmes que Rébonga était resté à Mégoungo ; il nous avait adressé nos bœufs de selle ; mais ces pauvres bêtes étaient dans un pitoyable état. Il fallut nous traîner péniblement le long de la rivière. Ma femme et moi, exténués par la fièvre, nous fûmes transportés dans l’île de Patouan qui peut avoir un demi-mille de long sur cent cinquante mètres de large. Une hutte dépourvue de toit et qui, l’orage éclatant, fut bientôt remplie d’eau, nous y reçut. Cette île, ainsi que les plus prochaines, était au pouvoir de Rionga et de son plus puissant allié Fowouka, deux ennemis mortels de Kamrasi. Ici le fleuve a près de deux cents mètres de large ; son cours est de quatre milles à l’heure et il descend par une suite continuelle de cataractes.

Le sommet de la chute Murchison est à trois cent cinquante-cinq pieds plus bas que Patouan. L’île est inférieure de huit cents pieds à Karouma, qui se trouve ainsi à mille deux cent soixante-seize pieds au-dessus du niveau de l’Albert N’yanza, tandis que, de M’rouli à Karouma, durant une vingtaine de milles, le fleuve ne descend que de vingt pieds.

Cependant, privés de tous nos bœufs par la tsetsé, de nos rameurs et de nos portefaix par la désertion, nous nous trouvions en quelque sorte prisonniers dans Patouan. J’offris aux naturels de leur donner tout ce qui me restait de verroteries et de bagages, pour qu’on nous ramenât directement à Shoua ; mais, au moment où je croyais avoir leur consentement, j’appris par Bachîta qu’ils complotaient simplement de s’approprier nos biens en nous abandonnant dans ce lieu désert où nous serions morts de faim.

Je me hâtai donc de me transporter avec mes gens et mes bagages sur la rive gauche que désolait la guerre éclatée entre Rionga et Kamrasi. Là nous fûmes rejoints par Rébonga, chargé de nous conduire chez ce dernier souverain. Tout le pays que nous traversâmes était ravagé. En arrivant à un village nommé Kisouna, nous eûmes la joie d’entendre une salve qui répondait à la nôtre. C’étaient les dix Arabes laissés par Ibrahim à Kamrasi, sous les ordres d’un nommé Eddris. Tous vinrent, l’un après l’autre, baiser ma main et celle de Mme Baker. Ces hommes, qui jadis avaient voulu me chasser de Gondokoro, puis me faire un mauvais parti sur la route du Latouka, étaient maintenant ravis de nous retrouver vivants.

Traduit de l’ouvrage de sir Samuel Baker par
J. Belin de Launay.

(La fin à la prochaine livraison.)



Grande chute du Nil, dite de Murchinson. — Dessin de Grandsire d’après Baker.

  1. Suite. — Voy. page 1. — Page 3, sur la carte, et page 9, sous le portrait, on aurait dû, selon l’usage anglais, faire suivre le mot sir des prénoms du voyageur.