À mort/11

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E. Monnier (p. 155-170).
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XI


Berthe attendait son mari, debout, près de leur grand lit : sombre. Elle n’avait point ôté son costume de courtisane, et c’était dans cette honteuse livrée qu’elle désirait quitter pour toujours l’hôtel de la rue de Trévise.

Démasquée, l’œil anxieux, le cou penché, la pauvre enfant tâchait de saisir le moindre bruit. Elle l’attendait pour savoir quand aurait lieu le duel. Une impatience cruelle lui dévorait le cœur : elle voyait déjà Maxime blessé, mort ; Maxime, son beau rêve inachevé…

Oh ! non, elle ne demeurerait pas plus longtemps prisonnière dans sa cage somptueuse, puisque son âme était partie à l’aventure ; son corps devait suivre son âme à l’aventure aussi ; elle irait trouver sa mère, on vendrait la petite maison de Meudon puis on se sauverait très loin… Son mari ? elle n’en avait plus.

Une clef grinça dans la serrure de son cabinet de toilette. Soirès venait de rentrer par l’escalier de service, il s’arrêta en chancelant sur le seuil.

L’idée affreuse qu’il était vraiment ivre passa par la tête de la pauvre enfant. Elle serrait contre elle son châle de voyage roulé et attaché pour son prochain départ, ne doutant pas qu’il la laisserait partir, après les injures dont il l’avait abreuvée au bal de l’Opéra.

Jean referma la porte. Il s’avança, les yeux étincelants mais la bouche très souriante.

— Mi-chat, fit-il comme s’il ne fût rien arrivé d’anormal, ton costume est merveilleux. Il a produit une sensation immense, tu dois être contente… Allons, ajouta-t-il un peu railleur, viens t’asseoir à côté de moi, embrassons-nous… que diable, je suis brutal, cependant je sais te consoler ensuite. Nous nous battons demain… c’est-à-dire ce matin dans quatre heures… viens vite… Je n’aurai que le temps de signer la paix.

Il était presque dégrisé, seulement il fallait attribuer son sang-froid au gant du comte de Bryon qui, en fouettant sa joue, avait amené une salutaire réaction.

— Jean, dit Berthe d’une voix ferme où ne vibrait plus aucune tendresse, je vais où tu m’as ordonné d’aller, il y a un moment, devant tous les gens de ton monde. Ta femme descend dans la rue. Adieu !

Elle voulut s’éloigner, Jean éclata de rire.

— Tu es sotte, ma chère enfant, je t’ai joué une comédie… est-ce que j’ai l’air en colère ?… Je me sens doux et satisfait… je savais bien que ce bellâtre n’allait pas te démasquer… parbleu !… il tient ses promesses… ce que je voulais, dès que je l’ai vu, c’était le rendre un peu fou… il me vole mon repos depuis assez longtemps pour que j’aie envie, à mon tour, de lui secouer sa tranquillité. Je ne le déteste pas, mais je le tuerai bien volontiers demain… non… c’est-à-dire… ce matin, n’oublions pas que nous sommes à ce matin.

Il se renversa sur le lit.

— J’ai la tête lourde, murmura-t-il, le champagne est bien mauvais à l’Opéra… je préfère celui de ma cave… j’oublie que tu n’as rien bu, là-bas…

Atterrée par ce calme qui touchait au cynisme, elle fit un geste de dégoût.

— Oh ! ne fais pas de beaux mouvements de théâtre, Mi-chat… je voulais te griser rien qu’un peu… tu ne te serais pas plus démasquée pour cela ; nous aurions roucoulé devant eux, et tu aurais vu tes poètes, tes adorateurs, tes aristocrates en déshabillé… du propre, je t’en réponds. Quel joyeux renouveau tu m’as gâché là, petite méchante ! moi qui ai tant besoin de m’étourdir ?…

— Jean, lui dit-elle, frémissant d’une juste indignation, je te méprise !…

— Pourquoi ? ma jolie !… je ne trompe cependant pas ma femme avec la pensée d’une autre… Si j’avais l’envie de te faire des infidélités, je me rendrais chaque soir dans ma chambre de gauche au lieu de venir dans celle de droite, puis je ferais atteler le coupé… le lendemain, je te dirais : tu sais, j’ai fait la noce, et si tu n’es pas contente !… Ce qui t’autoriserait naturellement à toutes les sottises possibles… Non… Madame, je vous suis fidèle… J’ai laissé mes témoins se débrouiller pour venir te retrouver…

— Vous pouviez ne pas me retrouver… je regrette même d’avoir attendu… Monsieur Soirès.

Le nuage qui embrouillait la vue de Jean s’épaississait.

— Tu m’appelles « Monsieur » comme le jour de notre mariage, dans le landau… cela m’attendrit… tu es plus belle, cette nuit, en revanche… viens donc, je t’adore, ma chérie, et je te demande pardon.

Il lui tendit les bras.

Berthe, écœurée, s’enveloppa d’un burnous noir. Elle allait mettre un chapeau, lorsqu’il la saisit par les mains.

— Tu crois que je vais te laisser envoler ? Mauvaise… Comme tes cheveux sont doux ; comme c’est drôle cette poudre : on te dirait vieillie et embellie, et le bonheur ne peut pas être au comte de Bryon, vois-tu, moi je le garde… en te gardant… Écoute… faisons un pacte… tu y penseras le jour… je ne te demande que de l’oublier la nuit… Mon pauvre Michat, je lui ai donné d’horribles frayeurs, à ce bal… je ne recommencerai jamais… jamais, je te le jure…

Il la força à s’asseoir à côté de lui, sur le lit de repos. Un moment, paralysée par la honte, Berthe offrit machinalement son front, mais à peine la bouche de son mari eut-elle effleuré sa peau, qu’elle se sauva en se cachant le visage : elle ne l’aimait plus, il lui était devenu impossible de l’aimer, et elle refusait de le subir.

Jean la rejoignit.

— Follette… qui ne veut pas avouer franchement que cela lui fait plaisir… Dis-moi, chérie, te souviens-tu de notre promenade au Bois avec ta robe blanche que tu voulais montrer à toute force ?… nous étions bercés là-dedans comme en un berceau, et je t’entends encore poussant de gros soupirs, pleurant tes fleurs d’oranger éparpillées au fond des coussins, le gros bouquet que tu avais eu peine à emporter de l’église. Comme c’est irritant, les petites femmes toutes petites avec leurs pieds et leurs mains de souris, leur taille de poupée, leurs colères de chattes…

Jean s’était mis à genoux devant elle et la tenait enlacée à pleins bras… Berthe sanglotait.

— Vous me faites horreur… répétait-elle, vous me faites horreur !

— Mon cher démon, vous n’avez pas toujours prétendu la même chose. Mais ainsi va le monde de ces petites créatures qu’on ne s’explique pas et qui ne s’expliquent pas ! Nous vous adorons, nous vous épousons, nous vous couvrons de caresses, de bijoux, de satin, vous paraissez heureuses, et vous allez regarder par la fenêtre le premier passant venu !… Si on vous chantait des chansons, vous réclameriez des baisers… et quand on vous donne des baisers, vous réclamez des chansons !… Comment se tirer de là ?… Mon Dieu… j’ai envie de pleurer… ma joue brûle… le vin était détestable, et ce comte… je le tuerai. Berthe, ta robe est-elle rouge ou est-ce du sang qui coule ? Réponds-moi donc… tu tournes la tête… je te fais horreur… oh ! ne répète pas ça… si j’ai eu tort, bien tort de t’insulter, j’ai tellement souffert après quand je t’ai vue partir avec lui ! Je vais t’avouer une chose… je suis jaloux… jaloux… et je me cache pour ne pas le crier, car tu te moquerais de moi. C’est un orgueil bête… tiens, mettons que je suis gris… comme nous serions encore heureux !… comme nous nous aimerions… Mi-chat !… cette jalousie brouille tout… je vois rouge… rouge… c’est ce manteau. Tu veux te sauver ? tu ne pourras pas… je suis assez fort pour te tuer, rien qu’en te serrant le poignet… tu te rappelles, tu as la marque… regarde !… Ne bouge plus… avant de t’aimer à mon aise j’ai besoin de te parler beaucoup… je comprends que je ne te parle pas assez tous les soirs… je suis un rustre, c’est convenu… Et puis la poésie… ça m’exaspère !… Nous avons de l’or pour acheter tous les poètes de la terre, nous. À quoi bon rimer, dis… est-ce que ce n’est pas meilleur de voir les étoiles de son alcôve ?… c’est toujours les étoiles, mais c’est aussi une alcôve… Détache tes cheveux de vieille dame… n’as-tu pas déjà quatre ans de mariage ! et je t’aime comme le jour des guirlandes d’oranger ! Le comte Maxime, ce n’était qu’un vilain rêve… le fantôme du suicidé… un petit remords de Mi-chat… Parti, il est parti et tu me demeures intacte… je sais bien qu’il ne t’a pas embrassée, va… Cependant… ces loges d’Opéra, c’est si canaille !… Oh ! l’infernale pensée !… je finis par penser… je deviens un rêvassier aussi, moi… Berthe… ne me repousse donc pas, je croirais que tu es à lui.

La jeune femme se cambrait en arrière pour éviter ses caresses. Il bondit sur ses jarrets d’acier et la coucha tout habillée en travers de leur grand lit.

Elle cria de rage et voulut atteindre le cordon de la sonnette.

— Mi-chat volontaire, voilà qui est amusant ! Tiens, tu me rends fou, je te veux tout de suite avec ce costume de courtisane… je te veux.

Berthe chercha son poignard à sa ceinture d’or, elle ne savait plus si elle avait son mari devant elle. Cet homme la glaçait d’épouvante, et elle se défendrait. Lui, riait d’un rire que l’ivresse rendait étrange. Son amour se mélangeait de désespoir forcené, il lui semblait qu’en la violant il allait la reprendre au souvenir du comte de Bryon.

Berthe défaillante perdit complètement la raison, ne sachant même pas ce qu’elle disait, elle balbutia les yeux fermés :

— Maxime à moi, Maxime, je meurs…

Jean poussa un rugissement de tigre, ses doigts se crispèrent à la gorge de sa jeune femme qui se tordit, les yeux hagards…

— Eh bien ! demanda Soirès triomphant, tu es contente, tu ne cries plus… je suis sûr qu’au fond tu n’es pas si fâchée que tu veux me le faire croire… les femmes coquettes sont toutes les mêmes !… Bonsoir, Madame, dans une heure nous irons tuer votre amoureux…

Berthe ne répondait rien, elle paraissait dormir…

À l’aube, Soirès se réveilla, il fut très étonné de se retrouver en costume de bal… il sauta à terre, se passa de l’eau sur le visage et rassembla ses idées.

Sa femme n’était plus là. Une robe rouge gisait près de lui avec une ceinture qu’un rayon d’aurore faisait étinceler.

— Ah ! oui, le duel, pensa Jean un peu honteux.

Pourtant il fit craquer ses phalanges, selon sa coutume, s’étira les bras, et sonna son domestique. Il avait été convenu qu’on se battrait au pistolet vers six heures au pré Catelan. Les témoins de Maxime étaient le vicomte de Raltz-Mailly, et un officier d’Afrique de ses amis ; ceux du banquier étaient Desgriel, fort ennuyé de se trouver mêlé à cette aventure dont les journaux parleraient de travers, et de Cossac, le vieux général.

Jean, mis en présence du comte, se comporta en véritable manant.

— Monsieur, lui dit-il brusquement, je n’ai pas de rancune car j’étais ivre, hier soir, vous aviez envie de ma maîtresse, je le comprends. Désormais nous serons bons amis…

Chacun supposait qu’il allait lui tendre la main, mais Jean Soirès voyait les choses à un point de vue différent. Il voulait tuer ce Monsieur parce que ce Monsieur le gênait et non parce qu’il le haïssait. Il regrettait même toutes les agréables conversations que cela lui ferait perdre.

— Messieurs, ajouta-t-il d’un ton bourru, — il sentait que le froid était vif, — dépêchons-nous, j’entends me battre pour de bon, à mort, s’il vous plaît.

Les témoins abasourdis voulurent parler de réconciliation… déplorant que des donzelles fussent toujours la cause d’irréparables malheurs.

— Sacré domino rouge ! marmottait de Cossac.

— Une machine à effrayer des taureaux ! affirmait Desgriel guignant Soirès du coin de son œil doucement narquois.

— Je suis de l’avis de mon adversaire ! déclara le comte de Bryon qui retirait avec un sourire aimable ses gants fourrés.

— Mais c’est absurde !… puisque le banquier vous fait presque des excuses, il avoue qu’il était gris !

— Cela ne le regarde pas… sans doute ! riposta Maxime toujours gracieux.

Desgriel finit par décider qu’on se battrait à mort ; il craignait aussi le froid et se disait que la balle d’un pistolet vaut mieux qu’un rhume de cerveau, c’est plus poétique. Le charmant poète des jolies femmes était d’une bravoure d’ailleurs romanesque ; il l’emporta ; les témoins du comte de Bryon se rangèrent de son avis… De temps en temps, Soirès pensait à Berthe, il se repentait et son repentir valait ses excuses, car il se promettait d’user de pareils procédés à la première occasion.

. Les adversaires se placèrent à vingt pas l’un de l’autre, les pistolets leur furent remis chargés. Jean visita le sien pour éviter toute espèce de plaisanterie de la part de ses témoins. Desgriel donna le signal.

Soirès visa le cœur de Maxime, la balle passa au-dessus de l’épaule. Le banquier n’avait pas la main ferme ce matin-là, et les mauvaises actions de sa nuit alourdissaient ses doigts ; il ne voyait même pas son but… il tirait pour tuer n’importe comment, ayant une chance en trois coups. Maxime visa l’oreille gauche de son adversaire, et l’atteignit : cette très légère blessure étonna tout le monde. Alors, il y en avait un qui se réservait d’être généreux. Probablement, songeait Desgriel, celui qui avait ramené le domino rouge !…

Soirès se secoua comme s’il avait reçu une piqûre de guêpe. On rechargea les pistolets.

D’un commun accord, les adversaires faisaient signe qu’ils seraient heureux de continuer.

Jean révisa au cœur, la balle ne se perdit pas, cette fois, et cependant Maxime, encore souriant, tira en l’air.

Puis il s’appuya sur l’épaule de l’officier d’Afrique. Celui-ci avait deviné la blessure à la subite pâleur du jeune homme. Soirès fit quelques pas.

― Vous êtes touché, Monsieur ? demanda-t-il.

— Et vous satisfait, je présume ? répondit Maxime offrant la main.

Soirès tourna le dos.

— Vous ne la reverrez jamais, dit-il les dents serrées, voilà qui est sûr, je préfère les balles aux serments, moi !

Les témoins protestèrent énergiquement. Bien qu’il ignorassent la cause de ce duel stupide, il se portaient garants de l’honneur de Maxime.

— J’ai tenu mon serment jusqu’à la mort, bégaya le jeune homme, et il crut mourir tant le spasme qui s’empara de lui fut horrible, on le déposa dans sa voiture sans connaissance.

— Le rustre ! s’écrièrent en chœur les témoins, y compris ceux de Soirès.

Quant à Soirès, le dos toujours tourné, le chapeau enfoncé sur la tête, planté comme un arbre qu’on ne déracinerait pas… il pleurait à chaudes larmes !…

Il n’avait jamais haï ce bel enfant de vingt-quatre ans, lui… jamais… seulement il aimait sa femme… et sa femme portait malheur !…

La duchesse de Sauvremieux reçut un télégramme dès que Maxime eut été pansé par un médecin : l’extraction de la balle logée au défaut de l’épaule n’avait souffert aucune difficulté, elle pouvait venir pour embrasser son favori hors de danger, et il aurait encore la force de lui dire :

— Duchesse, je suis bien vengé ; Berthe ne voudra plus vivre avec ce bourreau !

Madame de Sauvremieux pénétra chez Maxime par les grandes entrées. Elle avait mis tout autour de sa fine physionomie du tulle crème ; sa longue mantille de point d’Angleterre tout autour de sa taille restée droite et les mains très parfumées de poudre à la Maréchale ; elle accourait empressée comme une jeune fille au premier rendez-vous. Maxime s’était fait installer dans son nid d’amour afin de n’entendre aucun bruit et de ne voir personne. Ceux qui venaient prendre de ses nouvelles n’auraient pas le prétexte d’une porte entr’ouverte pour incommoder le blessé. Ensuite, avouons franchement que sa mélancolie ne s’effaroucherait peut-être pas d’une visite venue par les petites entrées. La duchesse s’assit dans un voltaire que le valet de chambre lui approcha, elle écarta les rideaux de brocard bleu qui enveloppaient le lit.

— Mon cher petit garde-française ? soupira-t-elle. Il leva les paupières.

— C’est vous, ma reine ?

Et il lui effleura les doigts avec un sourire languissant.

« Comme il vous a de beaux cils, » pensa la vieille dame émerveillée. Elle prépara elle-même un verre de vulnéraire de sa composition.

— J’ai, susurra-t-elle aux oreilles du valet de chambre respectueux, j’ai soigné treize blessures, mon ami. Feu Monsieur le duc était un enragé tireur, et je le guérissais chaque fois… ce qui l’invitait à recommencer, parbleu !…

Elle sucra le breuvage, fit goûter au médecin. Celui-ci hocha le front.

— Excellent… dit-il tout haut. Mais plus bas il ajouta : Un remède de bonne femme… heureusement que notre client est jeune, lui !

Le feu flambait dans l’âtre. La lampe, voilée de gaze, éclairait d’une lueur tendre ; le blessé n’avait même pas de fièvre. La duchesse, ravie de ce joli émoi qu’une nuit passée hors de chez elle, à son âge, lui causerait, déclara qu’elle dormirait sur ce fauteuil.

— Il est orphelin, n’est-ce pas !. je l’aime comme un fils… car c’est le garçon le mieux élevé de Paris, Monsieur, expliquait-elle au docteur abasourdi. Il me dorlotera à son tour quand je m’endormirai pour l’éternité. D’ailleurs les convenances seront observées ; j’ai prié un petit abbé de Notre-Dame de me tenir compagnie.

Le docteur ne put dissimuler un sourire. Qu’avaient à faire là les convenances ?…

Le petit abbé arriva, discret, sournois, gras comme caille, et une pointe de friponnerie dans les yeux. Il prit son bréviaire, se mit sur un divan oriental qui sentait fort la violette, et puis on n’entendit plus que la respiration vague du blessé légèrement assoupi.

Tout est amour dans la vie. Nous insistons sur cette antithèse du comte et de la duchesse, parce qu’il existe de l’amour réel dans cette antithèse.

On ne doit rien nier quand il s’agit d’une réunion de deux sexes différents.

En approfondissant bien les sentiments de Maxime de Bryon, on aurait peut-être découvert qu’il s’était battu surtout pour plaire à la duchesse.

Maintenant qu’elle était venue, qu’elle avait déclaré que le garçon le mieux élevé de Paris c’était le comte de Bryon, il se félicitait, il se pelotonnait voluptueusement dans ses douleurs d’épaule, parfois très aiguës, en savourant le piquant plaisir d’être aimé, du même coup, des siècles passés et du temps à venir.

Vers dix heures du soir, un léger heurt retentit contre la porte mystérieuse, la porte vêtue de soie rose. L’abbé ne bougea pas, mais il fronça les narines, un peu inquiet. La duchesse engourdie par la chaleur de la chambre somnolait dans son voltaire, le valet de chambre était sorti et le docteur ne devait revenir qu’en cas de complications.

— Entrez ! risqua l’abbé, percevant un second choc.

La porte rose fut poussée et se referma avec sa vivacité habituelle ; une belle fille de dix-neuf ans fit irruption.

— C’est trop fort, Mademoiselle, dit le prêtre qui devinait que celle-là n’était pas duchesse.

— Eh bien !… quoi ?… s’écria Marie Grévinette, la plus splendide créature du quartier latin J’ai passé l’eau parce que je me mourais d’inquiétude. Chéri en pensera ce qu’il voudra, du moment qu’il n’est pas mort… j’en prends l’absolution…

D’un bond, la folle s’était élancée vers le lit et avait collé ses lèvres sur les lèvres du blessé. Maxime, laissant là son éducation, avait crié de joie. On s’embrassait.

La duchesse réveillée leva les bras au ciel ; le malheureux abbé, tourné du côté du mur, était au supplice.

— Là… là… ne vous gênez pas, Mademoiselle, fit la duchesse d’un ton aigre. Vous allez l’achever… parbleu !… d’où nous sort cette petite farceuse ?. Comte… c’est une véritable trahison.

Marie Grévinette riait et pleurait, elle se mit à genoux.

— Vous êtes sa mère ? Alors, je m’en vais… dit-elle d’un ton soumis… mais… je voulais le voir… On a beau être une étourdie, Madame, on a du cœur… demandez-le-lui… et puis je le vois si peu souvent !…

— Hum !… grommela Madame de Sauvremieux, radoucie, je ne suis pas sa mère… non… quel Lauzun, ce petit Monsieur… Hum !… il me met en propre compagnie !

— Est-ce que je peux rester encore une minute ?

La duchesse hésitait, l’abbé toussait.

— Marie, dit Maxime avec autorité, faites vos excuses à Madame, et sauvez-vous, je me porte à merveille.

Elle fit une révérence profonde et regagna la porte.

— Avant de sortir, ma chère, veuillez donc vous charger de ce coffret que j’aperçois sur cette console. Lors de votre dernière visite, vous avez oublié un bracelet, vous le rappelez-vous ?

La belle brune s’empara du coffret et revint sourire devant le lit.

— Tu es gentil ! je n’avais rien oublié. À propos, c’est le poète Desgriel que j’ai vu hier à l’Opéra, qui m’a conté l’histoire du domino rouge et du duel… si Madame me permettait de demander d’autres explications ?…

— Vous devriez déjà être dehors ! interrompit le comte que la figure bouleversée de l’abbé rendait sévère.

Marie Grévinette, tête basse, allait faire jouer le ressort de la porte rose, lorsqu’on entendit une voix déchirante s’écrier :

— Ouvrez-moi par pitié !… je suis Berthe Soirès,