À mort/12

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E. Monnier (p. 171-184).
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XII


Il sembla aux hôtes du boudoir qu’un grand froid leur arrivait de la Seine par cet escalier dérobé. La duchesse fit un geste de stupéfaction, l’abbé se rejeta dans la pénombre du lit et le blessé essaya de se soulever.

— Elle ! Madame Soirès !… répétait la duchesse tremblotant sur ses jolis pieds comme si elle allait assister au dénouement d’un drame.

— Ne l’avais-je pas prévu ? murmura Maxime avec un indéfinissable sourire.

Il ajouta :

— Duchesse, veuillez fermer ces rideaux, il faut bien la laisser entrer ; mais vous n’oubliez pas, quoi qu’il arrive, que je ne dois jamais la voir, jamais !

Pendant ce temps, Marie Grévinette, les yeux furibonds, la tête haute, prête à s’élancer sur sa rivale, ouvrit la porte.

— Ah ! disait-elle, se croyant de nouveau sur la rive gauche, chez un étudiant quelconque, je ne suis donc pas seule à avoir le secret… Entrez, ma petite… le comte de Bryon n’y est pas… moi, je vais vous recevoir !…

Berthe entra lentement, s’appuyant aux meubles. Ce fut une navrante apparition : la malheureuse jeune femme n’avait presque plus la force de se soutenir, elle devait venir de très loin, ses bottines et le bas de sa robe étaient maculés de boue ; comme il pleuvait ce jour-là, ses vêtements mouillés se collaient à ses membres transis. Rien ne lui demeurait de ses anciennes coquetteries, car sa toilette était pauvre, toute noire, elle n’avait même pas de gants. Marie Grévinette ne put s’empêcher de reculer.

— Quelle traînée ! dit-elle entre ses dents, cambrant sa superbe poitrine dans son veston de fourrure.

La duchesse, effarée, chancelait contre le dossier du voltaire, et respirait des sels.

— Malheureuse !… murmurait-elle, la malheureuse !…

— Que voulez-vous, Madame ? demanda la voix douce du comte derrière les rideaux de brocart.

— Plus rien maintenant que vous avez parlé… bégaya la femme du banquier Soirès, souriant d’un sourire égaré… je ne savais pas, moi, que l’on vous soignait… je vais m’en aller à présent, Monsieur de Bryon,… très tranquille… Pardonnez-moi.

Et elle se tournait vers les deux femmes immobiles, toutes deux hautaines dans leur étonnement de la voir là.

Le comte avait sonné. Un domestique se présenta.

— Reconduisez Mademoiselle, Yvon, ordonna le maître de la maison d’un accent bien impérieux pour un blessé.

Marie Grévinette essaya de protester, mais le valet lui toucha l’épaule ; c’était, ce valet, un grand gars d’allure un peu sauvage ; la fille eut peur : les gens du monde sont toujours les plus forts… elle sortit, grinçant des dents, jurant de se venger, et lorsqu’elle fut à la porte elle attendit.

Madame de Sauvremieux, comprenant aussi qu’elle était de trop, passa au salon suivie de l’abbé. Celui-ci faisait de tristes réflexions sur les protecteurs des congrégations expulsées… Ô temps ! ô mœurs !…

Ecce homo ! Madame la duchesse, soupirait-il.

Berthe était restée debout, les mains jointes, devant ce lit dans lequel rien ne paraissait plus vivre.

— Je ne vous importunerai pas davantage, fit-elle toute livide et se retenant aux draperies afin de ne pas tomber… je sème le malheur… cela ne peut durer ainsi… Maxime, j’ai quitté mon mari pour toujours, ce matin… je n’ai pris que la robe que j’ai sur moi et, à pied, j’ai gagné Meudon comme j’ai pu, sans argent, n’ayant pas mangé. Je pensais que ma mère me cacherait chez elle. » Il était tard quand je suis arrivée par des chemins qui montent… oh !… j’avais les jambes toutes brisées. À la grille de son jardin, j’ai eu l’idée de regarder avant de sonner… j’ai aperçu mon mari. Jean s’était douté de ma fuite après le duel… Alors mon cerveau s’est mis à brûler… à brûler… puisqu’il était déjà chez ma mère… vous étiez mort, je me suis sauvée. Ma mère ni lui ne se sont doutés de ma présence devant cette grille… Je souffrais bien, Maxime. Mon cœur éclatait. Comment suis-je revenue jusqu’ici ?… je ne me l’explique pas… je me suis trompée souvent de chemin. Une voiture m’a renversée au Trocadéro, mais je n’ai pas voulu appeler un agent, je ne songeais qu’à courir, courir très vite… Oh ! je me moquais des passants… on disait derrière moi : elle est folle… mais je courais toujours… me voici… vous n’êtes pas mort… on vous soigne… et nous ne devons jamais nous revoir. Adieu !

— Berthe… où allez-vous ? interrogea Maxime qui agita un instant ses rideaux.

— Je vais… Mais que vous importe ?… Je ne retournerai pas avec lui… Je vous le jure !…

— Berthe… c’est votre mari… asseyez-vous, reprenez des forces… tout ce qui est ici vous appartient. La duchesse, qui est depuis hier votre amie, vous fera servir à dîner et ensuite vous rentrerez chez vous… chez lui… Un scandale de plus vous perdrait… Berthe, ma sœur, je vous l’ordonne.

— Comte… j’ai assez de savoir que vous vivez, dit la jeune femme avec une amertume si poignante dans la voix que Maxime comprit qu’il ne pourrait insister sans l’outrager.

— Alors ? fit-il, écartant un peu le brocart bleu, puis il passa sa main longue et exsangue comme une main de prélat.

Elle se précipita sur cette aumône faite à son pauvre amour.

— Alors… ne m’avez-vous pas dit un jour que les morts reviennent ? dit-elle.

Et elle baisa la main tendue en l’inondant de ses larmes.

Le comte de Bryon sonna vivement, il avait perçu le bruit d’une porte se refermant et il ne sentait plus sur sa main qu’une humide fraîcheur.

Yvon, le valet de chambre arriva. Le comte lui fit signe de s’approcher,

— Elle est partie, cette dame en noir ? lui demanda-t-il.

— Je ne vois personne ici, répliqua Yvon faisant d’un regard le tour du boudoir.

À voix très basse, le comte eut une explication avec son domestique et celui-ci s’élança du côté du salon.

— Madame la duchesse peut revenir, annonça-t-il d’un accent ému.

Maxime, lui, avait la fièvre.

— Je l’envoie chercher mon médecin, déclara-t-il, tandis que la vieille dame, le maintien composé, reprenait sa place au chevet de son favori.

Berthe, une fois sur le quai d’Orléans, marcha droit à la Seine et s’accouda sur le parapet. Le temps était affreux : la pluie et le vent avaient l’air d’en vouloir aux misérables de cette lugubre nuit.

En face de la jeune femme, Notre-Dame, enfouie sous un épais voile de brumes, obscurcissait davantage son horizon. Pourtant il y avait un Dieu derrière ces masses confuses de vieilles pierres. Que faisait-il donc dans sa maison, ce Dieu qui laissait ainsi souffrir une enfant de vingt-deux ans ?

Après tout, c’était justice, puisqu’un soir de bal, derrière les murs de son hôtel, Berthe avait été plus insensible encore… le suicidé ne l’avait pas vue, elle, avant de se tuer, tandis qu’elle venait de presser la main de Maxime.

Silencieusement elle pleurait, la tête penchée vers la Seine que, chose horrible, elle ne pourrait deviner à travers les ténèbres. Se jeter là lui fit peur. Elle se souvenait d’un fait divers lu par hasard dans un journal : un pauvre homme s’était lancé du haut d’un parapet tout pareil à celui-ci, et au lieu de tomber dans la Seine il était aller se broyer sur un tas de cailloux ; on l’avait retrouvé le matin respirant encore, les membres pantelants.

Non, elle choisirait sa place ! Et elle gagna un pont du côté de la cathédrale.

Il n’y avait personne ; vers minuit les quais sont presque déserts, surtout lorsqu’il pleut à torrents. Cependant Berthe entendit marcher sur l’autre trottoir du pont, Elle ne voulait pas être sauvée ; elle attendit que ce passant se fût éloigné. Une lueur vacillait aux fenêtres de la Morgue.

— Pourvu que je ne me mette pas à crier, se dit-elle, saisie d’une angoisse. Elle se courba sur la balustrade du pont, le clapotement de l’eau lui vint, sinistre, à l’oreille ; l’eau murmurait autour du palais de ses noyés des choses mélancoliques, c’était un mélange de sanglots doux et de vagissements d’enfants. Les becs de gaz formaient de place en place un grand rond clair sur cette onde couleur d’encre, alors on la voyait à ces places fouettées par la pluie, moutonnante, écumeuse, comme essayant de se révolter à la sourdine.

Berthe ne voulait pas tomber dans l’inconnu, elle choisit un endroit clair, près d’un candélabre. Elle se recueillit une minute.

— Il le faut, songea-t-elle, les bras crispés par une subite frayeur.

Et elle essaya de sourire.

— Bah ! fit-elle, puisque je suis déjà si mouillée !

Elle monta toute droite sur le piédestal du candélabre et se retint encore à cette colonne de fer. Il lui sembla que quelqu’un l’appelait alors dans le vent, mais elle ne daigna point se retourner.

Elle traça le signe de la croix sur sa poitrine : la simple pensionnaire, qui existait toujours dans la jolie Parisienne trop gâtée, n’avait pas oublié complètement ses prières depuis son mariage. Berthe pria :

« Notre père… que votre nom soit sanctifié… » récita-t-elle doucement, se laissant glisser peu à peu à l’abîme.

Il y eut une seconde pendant laquelle Madame Soirès demeura suspendue par sa robe que le vent avait enroulée au candélabre… Enfin la robe se déchira et le corps tomba comme un plomb. Elle ne jeta aucun cri, ses mains ne se tendirent pas en l’air, sa tête seulement se renversa en arrière, les yeux fermés, et ses splendides cheveux se dénouèrent une dernière fois à la clarté du bec de gaz… ses splendides cheveux étincelants, couleur de l’or !

Le passant que la désespérée avait entendu marcher de l’autre côté du pont prit la fuite. C’était une femme : Marie Grévinette. Elle avait tout vu, cachée derrière l’un des murs de la Morgue. Quand Berthe était montée sur la balustrade, la fille, saisie d’un bon mouvement, peut-être involontaire, avait appelé, mais quand le corps fut tombé, Marie s’était enfuie, s’imaginant qu’on la poursuivrait en lui demandant compte de ce suicide…

À quatre heures du matin, Yvon, le valet de chambre de Maxime, pénétra dans le boudoir sur la pointe des pieds : La duchesse dormait d’un profond sommeil ; le petit abbé, tourmenté par tous les incidents féminins de la nuit, avait, au contraire, la mine fort éveillée.

Le comte de Bryon, dont les regards brûlaient de fièvre, s’empara du poignet de son domestique.

— Eh bien ? interrogea-t-il.

— Le médecin est là !… répondit Yvon l’index à la bouche.

Il ajouta les dents claquantes :

— L’horrible froid ! Monsieur le comte… et quelle pluie… j’ai dû changer de vêtements avant de venir prévenir Monsieur le comte…

Maxime se laissa aller dans ses coussins avec un soupir de satisfaction.

— Tu as tout expliqué, Anne est-elle prête ?

— Les instructions de Monsieur seront suivies… j’ai prié le groom de nous remplacer… Ce médecin se porte mieux que vous !

L’abbé ne comprit rien à l’étrange colloque. Comment ce domestique pouvait-il s’étonner de voir un médecin se porter mieux qu’un blessé ?

Cependant le docteur entra à son tour, il visita la blessure qu’il trouva en très mauvais état, défendit les conversations et prescrivit un bouillon de poulet vers neuf heures,

La duchesse s’éveilla juste à cette heure, lut l’ordonnance, et sonna la cuisinière, une Bretonne nommée Anne.

Le groom du comte parut.

— Vite un bouillon, commanda l’empressée garde-malade.

— La cuisinière est partie ce matin pour Saint-Brieuc, répondit le groom se frottant les paupières.

— Hein ? balbutia la duchesse ahurie… pour Saint-Brieuc ? et Yvon ?

— Également, Madame, soupira le gamin d’un air très innocent.

Un léger éclat de rire, venu du lit, fit retourner la duchesse.

— Pauvres gens !… murmurait Maxime jouant avec un citron dont il respirait de temps en temps l’odeur.

— Que signifie cette plaisanterie, mon cher comte ? vos gens vont à Saint-Brieuc ?…

— Eh ! chère duchesse… une nostalgie sans doute !

L’abbé dans son coin lisait les matines, ne voulant plus se mêler aux aventures sataniques de ce boudoir.

— Monsieur, m’expliquerez-vous ?… s’écria la duchesse pinçant l’oreille du groom avec une indicible colère. Celui-ci demeura muet. Madame de Sauvremieux n’avait plus qu’à préparer elle-même la tasse de bouillon, ce qu’elle fit en poussant des exclamations désespérées. Son favori pris de délire, les domestiques s’émancipant, le monde allait finir d’une bien laide façon !…

— Duchesse ! lui dit Maxime, lorsqu’il eut achevé la tasse, vous êtes un ange de candeur !

À soixante-dix ans, être un ange de candeur vous rajeunit un peu.

— Voyons !… ne vous fatiguez pas, mais écrivez-moi ce que vous avez à me dire, comte, implora la duchesse dévorée par la curiosité, son unique infirmité chronique.

Maxime se pencha vers elle.

— Il y a que vous allez me rendre pour quelque temps le pavillon de Langarek, ma bonne amie ; j’en ai besoin pour y installer Anne et Yvon… cela sera souverain pour guérir leur nostalgie. Chez moi, le château de Bryonne est trop grand… pour la cure de ces sortes de spleens. On voit la mer de Langarek… la mer, c’est infaillible, comprenez-vous ?…

La duchesse se dirigea du côté d’un guéridon : elle griffonna un mot et le plia en quatre.

— Il suffit, mon ami, vous pouvez adresser ceci au garde de Langarek… je n’ai aucun besoin de mon pavillon pour le moment… d’ailleurs… il est à vous. Ah ! comte… je vous plains.

Elle remit sa mantille de dentelles, ses gants de Suède.

— Je vous serais obligée, monsieur l’abbé, de faire commander ma voiture ; s’il n’y a personne pour atteler… demandez-moi un fiacre.

Le prêtre sortit un peu pensif. Il y avait un malheur dans l’atmosphère puisque la duchesse se retirait aussi sous sa tente.

Maxime tendit la main à la vieille dame.

— Oh ! ma reine, ne m’accusez pas… s’écria-t-il ; elle s’est noyée, là, devant la maison.

Et comme le besoin d’une réaction se faisait sentir à la fin de cette nuit terrible, le comte de Bryon éclata en pleurs.

La duchesse se précipita.

— Noyée ? elle, Berthe Soirès… oh ! mon pauvre cher, mon pauvre cher… comme c’est affreux.

Dans son égoïsme quasi-maternel, c’était lui qu’elle plaignait.

— Non… je l’ai sauvée, moi… grâce au dévouement d’Yvon ; il l’a suivie. … car je me doutais de sa résolution, et il est arrivé juste à temps… balbutiait le jeune homme posant sa tête alanguie sur l’épaule de madame de Sauvremieux. Je ne veux plus la rendre au mari… ce rustre l’achèverait… il a dû la battre, voyez-vous, pour qu’elle soit partie comme cela. Vous me méprisez, duchesse, mais je n’ai plus le droit d’abandonner une femme qui se tue à mes pieds… Elle a peut-être écrit quelque chose, Soirès croira qu’elle est morte… Et elle ira là-bas sous ma mystérieuse protection. Si je l’envoie au pavillon c’est pour que vis-à-vis de vous-même, mon seul juge dans cette affaire, je n’aie rien à me reprocher…

— Oui, je vous absous, mon enfant, répondit la duchesse s’essuyant les joues… pourtant, elle va devenir votre…

Maxime fit un geste d’intraduisible fierté.

— Pensez-vous donc que je veuille lui faire payer mon hospitalité ?… Madame !

Elle ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes.

— Vous parlez comme un homme qui a reçu des balles… Quand vous serez guéri…

— Mon serment n’en tiendra pas moins, je suppose.

Et Maxime fixa sur la vieille dame un œil très noir n’ayant plus rien de l’expression affectueuse qui lui était habituelle. La duchesse de Sauvemieux se sentit mal à l’aise ; son favori, bien qu’il fût né aux époques de décadence, demeurait incorruptible.

— Le dernier des preux ! gémit-elle en s’affaissant dans son fauteuil.

L’abbé rentra.

— Le coupé vous attend, Madame ! dit-il enchanté de rejoindre le bercail.

— C’est bon, répondit-elle de mauvaise humeur… je ne pars plus.

Une heure encore elle arrangea des compresses, releva les traversins, et visita la blessure, puis, agacée subitement, elle se tourna vers l’abbé qui était en train de rallumer le feu.

— L’abbé, fit-elle très vite, est-on obligé de tenir un serment jusqu’au tombeau, lorsque celui qui vous l’a fait faire est un vilain monsieur ?

Pétrifié, le petit abbé s’arrêta, la pincette d’une main, son bréviaire de l’autre.

— Ma foi, Madame, je crois que oui… surtout quand ce serment a été exigé pour une bonne cause.

Maxime riait tout bas, se repelotonnant voluptueusement sous les chaudes couvertures ; il se disait que les femmes sont toutes les mêmes !…

Jamais, peut-être, sybarite ne se trouva plus heureux qu’à ce moment de douces langueurs ; le feu flambait, la duchesse discutait, sa blessure se fermait, enfin il n’avait pas eu le déchirant spectacle de la pauvre créature se débattant dans l’eau… Et puis, il était vengé, noblement vengé.

Il s’endormit avec un petit frisson de plaisir :

— Comme elle devait avoir froid, se répétait-il, comme elle devait avoir froid ! !…