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À mort/13

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E. Monnier (p. 185-204).
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XIII

Langarek, 2 mai 18..


Je vous remercie, Maxime, pour l’existence que vous me rendez, pour mon cœur que je sens battre, pour la souffrance qui me revient… je vous remercie pour l’amour que vous n’avez pas pour moi…

» Non ! nous ne nous reverrons plus, mais nous nous aimerons beaucoup. Je finis par où je devais commencer : l’idéal ! Je ne suis pas folle et cette excellente femme qui me veille, chaque nuit, Anne, votre Bretonne, n’a plus peur de mes cris, à présent. Imaginez-vous, Maxime, que je voyais le pont Notre-Dame et un bec de gaz dans mes rêves et que je criais : « Au secours, l’eau va m’entrer dans la bouche !… » Puis je vous sautais à la gorge en répétant : « C’est Maxime, le comte Maxime qui me tue ! » Maintenant, je renais, je dors bien et j’apprends ce fameux idéal… par où j’aurais dû commencer. »

» Vous me dites de vous écrire tout ce que je pense. Mais je pense à toi !… tout ce que je fais, je prononce ton nom et je regarde la mer. Voilà.

» Puisque vous n’êtes jamais venu à Langarek demeurer même une heure, je vais vous expliquer comment j’y suis.

» Vous n’y viendrez d’ailleurs jamais, n’est-ce pas ? Il ne faut pas tenter Dieu, dites-vous, et cela est très raisonnable…

» Alors je vous dois un tableau de ma maison.

» Quand je suis arrivée, il y a deux mois, je crois, j’étais si malade que je n’ai rien vu d’abord. Il m’a seulement semblé que durant le trajet de Saint-Brieuc au petit village d’ici tout était tranquille comme dans un cimetière. La vieille voiture allait si doucement qu’elle endormait mes douleurs de tête.

» Il pleuvait à verse, comme à Paris ; mais la pluie sentait bon, d’une odeur âcre qui laissait un goût salé sur les lèvres. Nous avons côtoyé la mer un moment, je l’ai aperçue tout d’un coup au détour d’un chemin, si près de moi qu’il me semblait nager dans cette eau, comme j’avais nagé involontairement dans l’eau de la Seine. Oh ! cette affreuse nuit !…

» Et ce doux matin, cher Maxime, quand après un long sommeil je me suis réveillée dans ma jolie chambre bleue, en face de votre château lointain comme un rêve, le vrai château de la Belle au Bois dormant !

» Ce pavillon est une ancienne dépendance du domaine de la duchesse de Sauvremieux, m’ont dit vos serviteurs ; elle vous l’a vendu avec des prairies et une garenne où l’on chasse le renard de temps en temps à la mode anglaise, vous et vos amis, sans doute. Je voudrais que le temps de ces chasses ne tarde guère.

» Pauvre folle que je suis !… Devons-nous tenter Dieu ?…

» Je vois de ma fenêtre les premières falaises bordant la mer, puis sur le côté, au-delà des rochers et d’une bande couverte de genêts fleuris, les murailles de votre parc ; plus au-delà encore, à travers une percée dans les arbres, Bryonne, le château drapé de lierre avec deux tourelles pointues. Moi aussi j’ai du lierre autour de moi, c’est comme si vous m’aviez abritée sous un coin de votre manteau… Je suis si confuse quand je pense que ma pauvreté personnelle ne me permettra jamais de m’acquitter envers vous ! Et si j’étais votre maîtresse, je ne ferais point de réflexion. La plus belle femme du monde quand elle donne… ce que vous appelez un crime… se dit qu’elle est quitte !… Moi, je songe toujours à la honte d’être entretenue par vous qui ne m’avez rien pris. Maître, je suis confuse… Oh ! Monsieur, comment faire pour m’acquitter… dites ?…

» Je vois un peu la ville de Saint-Brieuc, un peu les grands mâts des barques de pêcheurs sur la côte et là-bas… là-bas je vous vois par-delà tout ce qui m’entoure… je vois Paris, l’enfer !…

» Le ciel est bleu, on le dirait lavé chaque matin par les vagues… à l’horizon, il semble sortir de l’eau, limpide et transparent comme un cristal humide. Les oiseaux n’osent plus s’en approcher, ils craignent de le ternir et ils rasent les flots où ils se contentent de le voir se refléter… Pourquoi les oiseaux, surtout les plus blancs, ceux qui scintillent comme de la neige, voient-ils ici très bas ?… Est-ce parce que l’eau contient le paradis ? Mon Dieu ! ce souvenir de ma chute ténébreuse m’obsède encore. Quand je vois l’eau, moi, je ne vois plus que cela.

» Les paysans que je n’avais pas encore vus de près sont de bien braves gens. Ils me saluent, ils me disent que je suis une sainte vierge… et admirent mes cheveux avec des airs de stupeur très drôles… Ah ! s’ils savaient que la dame du pavillon n’est qu’une malhonnête femme !… car je ne suis qu’une femme perdue, moi !…

» À Langarek, il y a une église vieille et mignonne, où je vais le dimanche. Elle conserve le banc des seigneurs, m’a raconté Yvon, comme au temps des rois, et j’ai eu le caprice de m’asseoir à votre place, monseigneur. C’est une stalle toute sculptée devant laquelle se dresse un long christ de pierre donné par vos ancêtres en souvenir d’un heureux mariage. Tu ne te maries pas, Maxime ?… Si tu te mariais, j’irais me pendre aux pieds du Christ, je me ferais le petit ex-voto de ta piété : mais tu ne peux pas te marier, je suis la fiancée de ton âme !…

» Les maisons se groupent autour de ce pauvre clocher avec des allures de timides brebis… elles sont toutes recouvertes de chaume, et le vent du large y a lancé du sel ; on les voit briller le matin comme des écrins moussus remplis de diamants, et la flèche de l’église, fine, svelte, domine ces toits ayant pour fond une étendue immense de mer. On dirait quand on est dans les falaises et qu’on oublie le village pour ne regarder que cette flèche sur l’horizon de l’eau, on dirait une glace bien pure fendue d’une fente noire… Cela m’impressionne toujours, ce spectacle tranquille ; les glaces fendues portent malheur.

» De jolies vaches blanches et brunes paissent l’herbe des côtes. Elles ont des sonnettes au cou qui vous préviennent de leur passage… moi je n’en ai plus peur… je cherche, au contraire, celles qui sont marquées d’un croissant de feu ; elles appartiennent à vos fermiers, et leur lait… je le trouve meilleur.

» Je bois du lait, je fais des tartines avec du pain bis… Anne m’apprend à préparer des caillebottes, je crois que vous les trouveriez excellentes.

» Ma chambre est tendue de perse bleue, vous vous êtes souvenu que j’étais vouée jadis au bleu… je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? ou vous l’avez deviné ? J’ai deux jardinières en jonc doré, toujours pleines des fleurs que vous me faites adresser chaque semaine par la bouquetière du Jockey-Club. Pourquoi ne pouvez-vous pas me cueillir une guirlande de liserons sauvages sur les rochers, près de Bryonne ? Hélas ! que vous êtes à la fois charmant et impitoyable… (Il faut que je me plaigne, voyez-vous, c’est plus fort que moi !…) quand je sais cependant que vous m’aimez comme un frère.

» Oh ! le joli petit lit que celui que vous avez choisi pour votre sœur ! Une couchette de pensionnaire, bien drapée de bleu, je m’y endors quelquefois… mais le plus souvent je demeure éveillée très longtemps afin de mieux jouir de sa douceur qui vient de vous. Merci de m’avoir permis le duvet… les pécheresses ne devraient coucher que sur la dure.

» Je me lève à huit heures, j’ouvre ma fenêtre, je contemple Bryonne ; en me penchant un peu, je salue la mer et le clocher mince, la fente obscure du grand miroir, puis je prends à peine le temps de me coiffer, je me fais un peu gronder par Anne qui m’apporte mon déjeuner et je cours au jardin. J’ai des roses que je connais déjà par leurs noms et des lys, petites boîtes de satin toutes garnies d’abeilles. Elles les mangent, ces mouches dorées, et je me fâche avec elles ; j’ai eu le doigt piqué hier ; Yvon qui sarclait des verveines m’a frotté cette piqûre avec une herbe souveraine contre le venin, paraît-il. J’ai aussi sous le lierre du pavillon un nid de martinets, la couvée ouvre le bec dès que je m’approche et je leur jette de la mie de pain pour remplacer la mère qu’un affreux chat nous a tuée.

» Dites-moi, Maxime, puisque l’on me croit noyée, ne serait-il pas bien de rassurer maman ? Elle porte mon deuil, m’avez-vous appris ; elle doit ressentir un réel chagrin, car malgré ses idées très simples, elle m’aimait beaucoup… et j’ai le remords de la tourmenter.

» Je sais bien que je suis morte pour elle aussi !… Mon Dieu, c’est terrible de ne plus avoir même le droit d’exister, de parler, d’écrire… pourtant je dois vous remercier toujours, Maxime, je sens votre affectueux regard m’envelopper quand je pleure et mes plaintes sont des blasphèmes… Non… plus de retour au passé… que je demeure ici comme un cadavre oublié dans les fleurs. On ne jettera pas de terre sur ma pauvre poitrine, c’est déjà beaucoup ! Supposons tous les deux que mon corps roulé par la Seine jusqu’à l’Océan est venu aborder au cimetière de Langarek, où il dort avec un rêve céleste qui est vous.

» Adieu, mon Idéal, ma seule force, envoyez-moi le portrait promis. Je le mettrai en face de mon lit et je ferai ma prière devant lui, car je vous avoue que je suis redevenue dévote comme au couvent. Un amour sans espoir importune même le bon Dieu. J’attends vos lettres, j’attends les livres, j’attends enfin des choses que vous aurez touchées pour les presser sur mes lèvres. » « Berthe. »

Cette lettre un peu incohérente était cependant l’exact reflet de la nouvelle existence de madame Soirès. Le comte de Bryon, au mépris de toutes les lois sociales, l’avait installée dans une de ses propriétés comme dans une tombe à jamais scellée, et le lierre grimpait autour de la recluse, du lierre sombre dont la fraîcheur glaciale se répandait, peu à peu, dans son corps jeune et charmant.

Il avait fallu la sinistre tentative de Berthe pour décider ce parfait gentilhomme à un rapt, mais il savait bien que la victime n’oserait pas se plaindre et surtout que cette victime l’adorait.

À Paris, le banquier Soirès, fou de désespoir depuis la disparition de sa femme, avait reçu un matin la visite d’une jeune personne d’allures équivoques, une nommée Marie Grévinette.

— Monsieur, avait murmuré cette fille se tenant debout devant son juge, je vais vous causer une grande peine, mais il faut que je parle, voyez-vous ; moi aussi je souffre trop. J’ai besoin de tout vous raconter, parce que la nuit je me réveille en sursaut m’entendant appeler : assassin ! Monsieur Soirès, j’ai vu votre femme se jeter à la Seine du haut d’un pont qui avoisine la Morgue, il y a de cela un mois. Ayez pitié de mes larmes, ne me faites pas de mal… je croyais qu’on la sauverait sans que j’eusse à m’en occuper… Grâce, Monsieur, ne me brutalisez pas… je vous dirai tout !

Jean avait saisi la fille par les poignets, et l’avait mise à genoux si fort que le parquet de son salon s’en était ébranlé.

— Misérable !… tu l’as donc tuée… ou fait tuer, hurla Soirès.

Madame Gérond, qui ne quittait plus son gendre, accourut aux cris de la malheureuse.

— Vous savez quelque chose ? s’exclama la mère en joignant les mains. Dites vite… tout vaudra mieux pour nous que notre incertitude !

Le banquier alla se mettre contre la muraille, le front collé aux tentures, se bouchant les oreilles, sanglotant comme un enfant. Il en savait assez, lui ! Berthe était morte de son fatal amour pour le comte de Bryon… que lui importait le reste ? Marie s’expliqua longuement pendant que la mère, frissonnante, répétait d’une voix pleine d’angoisse :

— Elle n’a pas pu se sauver… ils l’ont tous laissée mourir… ma Berthe, une enfant si délicate, si jolie !…

C’était le poète Desgriel qui, en causant avec Marie, avait fini par en obtenir un pénible aveu. Ensuite il l’avait décidée à la démarche qu’elle venait de faire.

Lorsque Marie Grévinette sortit de ce salon, elle sanglotait comme cet époux qui jadis, un instant, l’avait fait sourire. Le lendemain, Jean se rendit chez le préfet de police.

— Monsieur le préfet, dit-il en déposant sur son bureau une liasse de billets de banque, voici à peu près une centaine de mille francs. Pensez-vous que la somme soit : suffisante pour faire draguer la Seine entre Notre-Dame et Bercy ?

Ce n’était pas la première fois que le banquier avait recours à la police pour ses recherches, et comme il voulait ses recherches sans publicité, il dépensait des fortunes dans l’idée fixe que Berthe demeurait bien vivante. La seule chose qu’il ne se permettait pas, c’était d’inquiéter Maxime ; celui-ci gardait encore le lit, les témoins du duel l’avaient vu, couché, fiévreux et la supposition d’un enlèvement ne pouvait être admise une minute.

Le préfet se fit donner certains détails absolument indispensables, la fille Marie dut comparaître dans le cabinet, ce qui lui causa des frayeurs horribles et on acquit la certitude que Berthe n’ayant pas crié, aucun secours n’avait pu lui venir, pas plus des passants que des employés de la Morgue.

— Désirez-vous que je m’assure de cette personne ? demanda le préfet désignant Marie Grévinette prête à se trouver mal.

— Non, répondit Soirès d’un ton sourd, laissez-la libre, les remords sont les meilleurs bourreaux.

Et le banquier, vêtu ce jour-là de grand deuil, ouvrit lui-même la porte à la fille, et lui remit une bourse qu’il tenait en réserve pour elle. Plus tard, elle répétait au poète Desgriel qu’elle avait eu presque envie de la rendre, tant la pâleur de ce richard lui avait causé une impression d’effroi.

— Pauvre domino rouge ! murmurait Desgriel rêvant de son côté au drame tout moderne que lui fournirait incessamment la scène de l’Opéra.

Le fleuve fut dragué dans ses moindres recoins. On tendit des filets au pont de Bercy, et l’on visita avec soin tous les cadavres de femme que les dragueurs rencontrèrent, on examinait surtout les chevelures blondes, mais la Seine garda son secret.

Durant ce temps le comte de Bryon, rétabli, se montra un peu dans tous les mondes. On l’accablait de questions derrière les éventails et il souriait d’un sourire triste.

— Mesdames, répondait-il aux indiscrètes, je crois que cette jeune femme est morte noyée ; seulement je n’en jurerais pas… voilà tout ce que je peux vous apprendre !…

Il écrivait régulièrement à Langarek, évitant les sujets trop pénibles, ne citant jamais un fait du banquier Soirès sans ajouter : « Celui que vous ne voulez plus revoir… etc. », relatant les détails de sa fuite en lui faisant sentir que c’était elle qui avait voulu fuir. L’unique responsabilité qu’il désirait conserver était celle de son amour fraternel, dévoué, désintéressé, sublime dans son abnégation chevaleresque.

Puis, les derniers murmures de ce scandale tout à fait calmés, il repartit pour Nice, y accompagnant la vieille duchesse de Sauvremieux qui prétendait avoir un immense besoin d’air.

Le mois de juin approchait. Berthe passait toutes ses journées au milieu de son jardin plein de roses ou sur les falaises de Langarek. Une torpeur étrange s’emparait de la jeune femme autrefois si folle et si spontanée. Un désespoir qu’elle ne cachait même pas à Maxime la minait en l’endormant dans une molle rêverie. Elle était surveillée par les deux serviteurs du comte qui secouaient douloureusement la tête lorsqu’elle s’asseyait devant les vagues tumultueuses.

— Ça finira mal !… disaient-ils.

Non, Berthe ne songeait plus au suicide, elle attendait quelqu’un ; soit qu’elle eût les yeux fixés sur l’eau, soit qu’elle cueillît ses fleurs. Ce quelqu’un ne pouvait ni ne voulait venir. Alors elle se demandait comment la situation se dénouerait et si elle se dénouerait jamais.

Berthe était d’une constitution peu robuste. Petite fille, elle n’avait pas reçu les soins de sa mère à cause de l’irrégularité de sa naissance, et, fillette, les miasmes de Paris l’avaient légèrement empoisonnée ainsi qu’ils empoisonnent toutes les fillettes élevées dans la banlieue. Transformée ensuite par la fortune de son mari, elle avait eu une crise de jouissances de toutes les sortes. Sa jolie pâleur de mondaine très aimée n’avait fait qu’augmenter. Pour atteindre ce degré de beauté provocante, de grâces à la fois mièvres et irritantes, elle avait dû demander à son corps plus qu’il ne pouvait rendre. Comme ces merveilleux coureurs de turf, après le saut de l’obstacle, elle s’étendait agonisant doucement dans la prairie voisine, loin des bravos du départ, en s’apercevant que la fatigue est encore plus grande que la gloire d’avoir porté haut pendant quelques mètres de chemin sablé.

Elle toussait de temps en temps, et Anne prévoyante lui mettait un châle de laine au cou.

— Madame, lui disait la Bretonne, nous ne sommes pas ici à Paris, le vent est vrai, ce n’est pas de l’air de chambre chauffée. Vous me ferez blâmer par mon maître si vous retombez malade !

Elle se laissait entortiller soigneusement, et, dès qu’elle avait gagné l’une de ses places favorites, elle déroulait le châle, respirant à pleins poumons, car un feu intérieur la consumait. Le plus léger travail la fatiguait outre mesure, et pourtant elle voulait aider à tout ; Anne s’émerveillait de la voir s’occuper de la cuisine ou arroser les fleurs, prenant des mains d’Yvon le gros arrosoir.

— Je vous dois bien cela, soupirait-elle, des larmes dans ses navrants yeux bleus, moi je ne vous paye pas… il faut que je vous rende des services.

Les deux mercenaires ne pouvaient s’empêcher d’être attendris. Elle était si belle, la pauvre suicidée par amour, et son histoire était si touchante ! Yvon surtout, qui l’avait tenue un moment entre ses bras, la nuit du malheur, alors qu’elle ne remuait pas plus qu’un ange de bois… et qui l’avait ramenée au bord croyant rapporter un cadavre, Yvon la vénérait à l’égal d’une sainte.

S’il se permettait de penser qu’elle pourrait devenir un jour la maîtresse de M. le comte, il pensait aussi qu’elle l’aurait bien mérité !…

Berthe, saisie d’un retour à la piété comme en ont souvent les caractères passionnés mais faibles, eut l’envie de se confesser au vieux curé de Langarek. L’enthousiasme de ses gardiens ne connut plus de bornes. De respectueuse qu’elle restait toujours, Anne devint expansive.

— Madame, vous ferez plaisir à M. le comte ! s’écria-t-elle avec une joie qui partait du cœur.

Berthe se confessa. Le vieux prêtre, un peu paysan, un peu sourd, ne comprit même pas ce qu’elle lui disait des orages de sa vie et il lui donna l’absolution paternellement.

Elle communia, les bras croisés sur sa poitrine, chaste amoureuse, croyant de bonne foi n’attendre que son Dieu.

Au retour de l’église une récompense lui était réservée : le portrait du comte Maxime, mystérieusement envoyé la veille, avait été installé dans sa chambre bleue.

Elle poussa un cri d’indicible bonheur, puis glissa toute bouleversée sur son lit.

— Oh ! que j’ai mal ! dit-elle à Yvon.

Et elle se tenait la taille comme si le plaisir qu’elle éprouvait lui eût tout à coup déchiré les flancs.

Anne était accourue. Elle fit sortir Yvon très penaud, car il avait trouvé l’idée de cette surprise, et elle s’empressa de dénouer la ceinture de la pauvre enfant à demi pâmée. Berthe demeura jusqu’au soir en tête-à-tête avec le portrait, pleurant et riant, lui adressant des questions, lui tendant des fleurs, lui lisant les passages de ses auteurs préférés.

Au crépuscule elle alla s’asseoir sur un roc tapissé de varechs, où les oiseaux de mer avaient des nids, qu’elle appelait berceau des mouettes, parce que le mouvement des lames en bas et la fuite des nuages en haut semblaient entraîner ce roc dans une course perpétuelle. Berthe se sentait plus souffrante qu’à l’ordinaire, elle voulait leur cacher ce malaise empirant malgré la tranquillité apparente de son visage. Oh ! ce portrait ! il lui donnait un nouveau regain de tendresse, mais combien inutile, cette tendresse !

Son cœur se tordait dans des spasmes incompréhensibles, elle avait le cerveau lourd, et quand elle se penchait vers cette eau grondante dont l’écume rejaillissait jusqu’à ses pieds, elle s’imaginait que son corps se faisait de plomb.

— Maxime, murmura-t-elle, ai-je encore longtemps à souffrir ?… Mon courage s’en va… Maxime… rien qu’un portrait… ce n’est pas toi !

Elle demeura là, immobile, contemplant une mouette blanche qui n’osait pas rentrer au nid et avait peur de la robe flottante de la jeune femme.

Yvon vint chercher madame Soirès à la nuit close.

— C’est imprudent, lui dit-il, vous tousserez demain !… et nous ne pourrons pas pêcher. Vous savez, Madame, que nous nous embarquons demain ?

Elle se laissa ramener comme une enfant, et retenant ses larmes pour ne pas les effrayer, elle rentra chez elle.

— Elle est plus heureuse que moi, la mouette, pensait-elle, à la place de mes livres, de son portrait, de mon désespoir, elle a des petits qu’elle peut caresser.

Devant la porte du pavillon, un gamin de quatre ou cinq ans, vêtu de haillons, mais déjà virilement bronzé par la grève, l’attendait avec une grosse corbeille pleine de coquilles curieuses.

— Ce gamin veut vous vendre des coquilles, c’est le curé qui vous l’envoie, expliqua la Bretonne en le poussant du côté de Berthe.

Celle-ci considéra le vendeur qui avait des cils très épais, un cou rond et ferme, des jambes solides. — Veux-tu aussi m’embrasser ? fit-elle en essayant de le lever de terre.

Il résista, la dame l’intimidait.

Elle garda toutes les coquilles et pria Yvon de faire dîner ce gamin à sa table… il était si gentil !

— Non, dit le petit en se mettant le doigt dans la bouche.

— C’est que sa mère l’attend, Madame, ajouta Yvon un peu embarrassé.

Berthe, probablement plus nerveuse que de coutume, gagna tout de suite sa chambre, la figure dissimulée sous son mouchoir.

— Il était si gentil ! répétait-elle secouée par le frisson d’une douleur inconnue.

Elle refusa de manger et se coucha, le front tourné vers la muraille. Elle ne voulut même pas sourire une dernière fois au bien-aimé.

— Enfin… qu’y a-t-il de neuf ? demanda Yvon que l’état de la jeune femme tourmentait. Est-ce que ce portrait lui donne du chagrin, à présent ?. … Je vous assure, Anne, qu’elle est folle… une folie douce, si vous voulez… mais elle n’a plus son bon sens. Ça finira mal… Il faudrait que Monsieur vienne la voir… tant pis !… qu’elle meure de l’amant ou du mari, je crois que c’est la même histoire, et le cœur me saigne de la voir dépérir faute d’un mot, faute d’un baiser !… Trop de vertu !… Sacré tonnerre !… une vertu à tout tuer !…

Anne tourna le dos.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, mon pauvre Yvon, notre maître ne nous paye pas pour lui envoyer des conseils ! Je sais, moi, ce qui la rend dolente… et j’en écrirai à M. le comte… ensuite nous verrons.

Anne devait adresser à son maître un bulletin détaillé de la santé de Berthe toutes les semaines ; ordinairement elle mettait en note les petites imprudences de sa malade et terminait en rassurant le comte sur les désordres de ce malheureux cerveau que l’amour torturait plus qu’une maladie réelle. Cette semaine-là le bulletin fut assez laconique.

« Monsieur le comte, écrivait la Bretonne désormais sûre de ce qu’elle avançait, je dois vous prévenir que madame Soirès est enceinte de trois mois. »

Berthe, ne s’en doutait pas… Maxime, lorsqu’il reçut cette nouvelle, se trouvait en Italie ; il collectionnait dans les ruines de l’ancienne Rome des marbres qu’il destinait au petit musée de son château de Bryonne ; il voulait qu’elle eût la moitié de ses distractions, un raffinement de courtoisie, et il envoyait des pierres sculptées à cette affamée de consolations.

Il eut un froncement de sourcils.

— Enceinte de trois mois !… pensa-t-il… elle est perdue si le mari la retrouve… comment pourra-t-elle lui prouver ?… Allons donc !… Il ne la retrouvera pas… je ne le veux pas !

Et le comte répondit à Berthe, qui le remerciait de l’envoi de son portrait, une longue lettre où il lui révélait avec le tact, la délicatesse d’une mère, qu’elle aurait bientôt à préparer un berceau.

En lui parlant de son état, Maxime souffrait sincèrement. Son poème était bien détérioré par l’affirmation soudaine des droits de l’époux de jadis !… il était devenu l’arbitre absolu de cette âme naïve, mais le rêve résisterait-il à la réalité ? Adorerait-elle toujours l’amant, qui l’avait troublée une seconde pour la ravir éternellement au bonheur chaud d’une affection sensuelle, quand elle tiendrait un enfant dans ses bras… Un enfant de son mari, Un enfant légitime qui ressemblerait à son père peut-être ?…

Maxime, cependant, songea, avant toutes choses, à faire son devoir de galant homme ; il joignit à ses explications délicates les lettres de Berthe, les lui retournant pour le cas, peu désirable d’ailleurs, où le père réclamerait son enfant.

Il lui rappela dans des termes très voilés que le domino rouge avait passé une heure dans la loge du comte de Bryon, la nuit du bal de l’Opéra, puis il la suppliait d’être courageuse, de l’oublier, lui, mais de penser à l’enfant qui, n’étant pas né d’une faute, ne serait point responsable de leur affreuse situation. Il terminait par ces phrases :

« … En somme, Berthe, je crois que vous m’aimez beaucoup et votre amour d’ange me fait un oreiller pour ma tristesse si mignon, si vraiment exquis que je vous en remercie à genoux ! La plus haute région où vous vous soyez élevée, mon amie, c’est assurément en atteignant cette phase de désespoir, un peu morne, indifférent à tout le reste… Cela vous durera toujours, dites-vous… Je vous le souhaite, car c’est bien le ciel que souffrir d’un amour que rien n’a pu ternir puisqu’il est irréalisable !… Cela vous fait grande, plus grande que je ne puis être grand, ma Berthe chérie.

» Vous y gagnerez la révélation de tous les bons sentiments qui sont en vous, ceux dont vous n’avez fait guère usage jusqu’à présent. Ma petite amie qui êtes le seul motif de vivre que je me trouve, ma Berthe, aimez-moi de toute la passion que je m’interdis de Vous donner !… Je suis désespéré, moi, d’avoir traversé votre chemin… cependant, avant moi, y avez-Vous cueilli des fleurs sur ce chemin désert ? Oh ! les étonnantes audaces qui nous seraient permises si nous demeurions l’un près de l’autre ! Et cela sans peut-être cesser de nous entourer d’une auréole de chasteté !… Oh ! les douloureuses extases des sens que rien n’apaise et que rien ne lasse non plus !… Je vois votre merveilleux sourire à travers des larmes… que je voudrais boire… et j’en meurs !…

» Non, je voudrais vous ôter l’ennui de penser à moi, je voudrais vous supplier de revenir à lui ; à votre époux puisqu’il fut meilleur que votre amour pour le navré que je suis ! je voudrais surtout, ô Berthe, vous procurer cette sécheresse de cœur et cette grâce de l’attitude où peuvent arriver, je pense, les plus distingués de nous, les artistes, après quelques essais déchirants aux heures du désir… »

Il était impossible, en effet, de posséder mieux que le comte de Bryon la bonne grâce de l’attitude et… la sécheresse du cœur !…