Âme blanche/16

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La Renaissance du livre (p. 153-158).

XVI


À partir de ce moment, les événements se succédèrent dans la maison de la rue Marcq avec une précipitation, avec une abondance tellement vertigineuses, qu’il va m’être bien difficile de les narrer tous dans leur ordre et en leur restituant leur physionomie particulière : le drame qui la faisait veuve impressionna Mlle Édouard Veydt si profondément que, quelque ménagement qu’on eût mis à le lui apprendre, elle tomba raide en une nouvelle et plus violente attaque d’apoplexie, aussitôt qu’elle eût compris l’étendue de son malheur. L’hémiplégie avec paralysie de la langue, fut la suite de cette crise, à laquelle la vieille dame ne devait pas survivre. Six semaines après le suicide du docteur, ma grand-mère, assise dans le fauteuil mécanique qu’elle ne quittait plus, eut une sorte de convulsion, de contraction de la face, à la suite desquelles elle recouvra momentanément l’usage de la parole. Et elle nous dit, à ma tante Josine et à moi, qui la veillions ensemble :

— Ayez toujours du respect pour la mémoire du docteur ; c’était un grand homme, un savant de génie.

Et la vieille dame mourut, fidèle au culte de toute sa longue vie, exclusivement attachée à la piété, à la vénération du dieu dont la chute venait de la tuer.

Mlle Josine, dans la constance de la même foi déçue, eut une énergie plus endurante, plus active : quelle que fût l’immensité de son désespoir, le désarroi de son âme, désormais semblable à un autel en ruines, à un temple désaffecté, elle ne mourut point : elle ne voulait pas mourir. Un devoir lui restait à accomplir auquel elle allait se vouer tout entière, et elle fut sublime d’ardeur, de persévérance, de ténacité dans cette tâche au but, hélas ! inaccessible et chimérique.

Elle, sa sœur, la religieuse augustine, et moi-même par l’intervention de M. Lorentz, mon subrogé tuteur, gagné à cette cause sainte, nous abandonnâmes tout ce qui pouvait encore subsister de l’héritage de Mme Édouard Veydt, aux créanciers du docteur. Ils étaient innombrables, mais le premier coup d’autorité de la saisie mobilière et immobilière exécuté, ne se montrèrent ni intraitables ni, même, bien exigeants.

— Nous ne voulions pousser personne aux extrémités, avait coutume de dire M. Feuaubois, un riche financier, leur représentant, curateur à la faillite, en faisant allusion à la mort tragique de mon grand-père, dont il éprouvait une contrariété vive.

Et il avait fait nommer officiellement Mlle Josine Veydt, gardienne des scellés, avec la rémunération de deux francs par jour que comporte cette fonction temporaire. Nous en vivions toutes trois : ma tante, Wantje — qui n’avait pas voulu nous quitter — et moi-même, qui ne voulais pas quitter ma tante.

Son héroïsme mâle et fort avait développé en mon cœur une espèce de sentiment qui n’était pas précisément de la tendresse, mais, plutôt de l’admiration pour une vertu si haute. La liquidation devant durer fort longtemps, car les affaires du docteur étaient prodigieusement embrouillées, l’existence reprit, chez nous, à peu près comme elle était avant cette série de catastrophes ; notre quartier-général était dans la cuisine et dans tout le sous-sol, laissés libres de scel judiciaire ainsi que nos chambres à coucher, et nous n’avions qu’un souçi : dépenser le moins d’argent possible afin de ne point augmenter les charges de la succession.

— Line, me disait parfois ma tante, la vie est bien sévère ici pour une petite fille de votre âge, pourquoi n’iriez-vous pas retrouver M. et Mme Lorentz à Anvers, ou, votre ami Jacques, auprès des Flup ? De l’un comme de l’autre côté, vous seriez bien accueillie, et ce serait un moyen d’échapper aux tristesses présentes de cette maison, à celles, pires, qui l’attendent pour bientôt.

— Oh ! répliquais-je, la tristesse me suivrait.

Informé de tout ce qui était survenu chez nous, Jacques m’avait écrit :


« Line, ma chère petite âme blanche, qu’importe que je sois ruiné et vous aussi ! Nous sommes jeunes ; je suis fort. L’avenir est devant nous. Obtenez de votre tuteur que Flup et Stanceke soient choisis comme fermiers locataires de votre modeste domaine de la Flandre occidentale, ce lopin de terre qui appartient toujours à votre maman et dont j’apprends qu’il est aujourd’hui sans cultivateurs. Les Flup laisseraient leur exploitation de Tronchiennes à leurs enfants ; eux deux, qui prennent des rhumatismes, commencent à en avoir assez du cabotage. Ils feraient, aux Tilleuls, de la culture intensive et de l’élevage ; je les y aiderais, tout en suivant les cours de l’école de Gembloux : mon nouveau tuteur consent à ce que j’entre comme élève à cet institut agricole, dès à présent. Et vous verrez, que, grâce à tous nos efforts réunis, nous parviendrons à réédifier un jour votre foyer détruit, à faire à votre pauvre mère, voire à Mlle Josine, une vieillesse paisible et heureuse.

» En attendant, je vous embrasse tendrement, Line.

» Jacques Holstein. »

Cette proposition si sage fut admise sans balancer par le conseil de famille, qui s’assemblait afin de délibérer sur notre sort. J’avais repris mon banc d’écolière au couvent des Dames de la Miséricorde et je continuai d’aller visiter régulièrement ma malade chez le professeur Oppelt qui, vu la modicité actuelle de nos ressources, avait dû la transférer dans un service de second ordre, d’un prix inférieur à celui qu’on avait toujours payé pour elle. Ce fut la douleur la plus sensible à mon âme que de voir la pauvre inconsciente privée, soudain, de ces jolies toilettes souples et diaphanes qui lui donnaient l’air d’une apparition ; de découvrir que ses chaussures n’étaient plus du grand cordonnier ; qu’on privait son appartement des fleurs qui, naguère, en avaient fait la grâce, l’intimité, le luxe, et qu’elle aimait par-dessus tout !… enfin, que son ordinaire avait été réduit, qu’on lui servait plus souvent qu’il n’était nécessaire à son régime du bœuf et des légumes cuits à l’eau ; des potages maigres, peu ou point de dessert…

Rien du matériel de ces réformes ne parut la toucher très vivement ; elle eut, toutefois, un singulier froncement de sourcil, devant ses vases vides de bouquets…, et la première fois que sa main toucha l’étoffe rugueuse de sa robe de bure, elle eut un brusque mouvement de retrait qui était explicite.

— Vous avez du chagrin, maman ! me dit-elle, un jeudi, à la visite, comme je la serrais dans mes bras.

Et, de constater qu’elle s’était rendu compte de cela, me causa, à la fois, une joie profonde et une peine cruelle : joie de voir que la faculté d’observer se réinstallait en ce cerveau si longtemps plein de ténèbres ; douleur parce que cette première observation avait dû être pénible.


— Oh ! priais-je, ce jour-là, m’adressant au Ciel avec ferveur, en sortant de l’asile, Dieu tout puissant, faites que le rêve de mon ami Jacques se réalise bientôt, et qu’il nous soit permis d’entourer ma mère de tant d’affection, de bien-être et de sérénité qu’elle en recouvre la raison !

C’est à cela que, dans notre candeur enfantine, nous tendions tous deux, et notre correspondance, bien supérieure à notre âge par le sérieux des sentiments exprimés, n’était remplie que de cet espoir romanesque.