Âme blanche/17

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La Renaissance du livre (p. 159-163).

XVII


Une année passa ainsi pour nous, dans un deuil et une tristesse légèrement tempérés par l’espoir d’une chance indéfinie qui nous ferait, à tous, un sort meilleur, dans un avenir indéterminé. Mlle Josine était devenue, tout d’un coup, une vieille, une très vieille femme : en une nuit — la nuit qui suivit la mort de son père et où elle le veilla — ses cheveux avaient blanchi et elle avait contracté une espèce de tremblement spasmodique des mains, de trémulation de la lèvre inférieure, de clignotement des paupières, qui dénonçaient une sénilité précoce et lamentable. Néanmoins, son énergie pour tout ce qui concernait la réhabilitation du docteur demeurait vigoureuse ; elle n’était occupée que de cela. Les scellés levés à sa demande, elle s’était mise à la recherche du fameux travail d’Édouard Veydt sur les maladies nerveuses, mais, hélas ! ne trouva rien qui valût seulement une minute d’attention. Ce fut un nouveau désastre ajouté à tous les autres, et ma tante Josine s’écriait parfois :

— Serait-il possible que mon père eût, avant de mourir, brûlé ce manuscrit !

Toute hypothèse, fût-ce la plus inadmissible et la plus folle, lui était préférable à l’horreur d’une réalité qui, si durement, anéantissait le prestige de son amour filial illusionné.

Notre vie, dans le sous-sol, était chiche et presque misérable, mais ni ma tante, ni la bonne, ni moi-même ne souffrions véritablement de cela : l’économie la plus parcimonieuse avait toujours été la règle de la maison ; nous y étions accoutumées ; aussi, peu nous importait de ne manger guère de viande, de boire de l’eau, de nous priver de beurre sur notre pain ! Ce qui, pour ma part, me soutenait, c’était l’idée de l’avenir grand ouvert devant ma jeunesse, et l’espoir, que les lettres de Jacques contribuaient à entretenir en moi, de la conquête prochaine d’un foyer qui nous fût commun et qui, si humble fût-il, nous appartiendrait sans conteste.


Oh ! l’amertume d’habiter dans cette maison de la rue Marcq, où plus rien n’était à nous, que nous savions vouée, avec tout son contenu, aux hasards des enchères publiques ! C’est là, certainement, ce qui nous fut le plus cruel. Nous usions des quelques meubles de nos habitudes avec réserve et circonspection, comme on fait dans la demeure d’autrui, et, même les ustensiles de cuisine n’étaient employés par les mains honnêtes de Wantje, qu’avec un scrupule excessif et comme une crainte de les détériorer.

Ma tante, en contemplant toutes ces choses léguées à ses parents par un lointain passé et qui devaient posséder pour elle l’inestimable valeur du souvenir, avait, parfois, un regard attendri, qu’elle cherchait à me dissimuler, que je faisais semblant de ne point voir, mais qui me navrait. Et, peu à peu, par le spectacle de cette douleur que même les objets matériels, le milieu ambiant contribuaient à aviver, j’en arrivais à pénétrer jusqu’au fond la raison de l’invincible, de l’anormale tristesse de mes années d’enfance : ce dont j’avais souffert le plus ardemment en ce logis aujourd’hui condamné à la dispersion, c’était de n’y être point chez moi, de m’y sentir étrangère et seule. Les événements récents donnaient à cette impression un peu plus d’acuité, voilà tout ; mais je n’en comprenais que mieux ce qu’elle devait faire de ravages en l’âme de Mlle Veydt, pour qui elle était nouvelle à un âge où les impressions sont bien plus fortes et plus tyranniques.


Ma tante, en effet, souffrait affreusement ; jamais elle ne se plaignit, toutefois ; jamais un mot ne sortit de ses lèvres qui pût ressembler à un aveu de souffrance. Elle allait à son devoir, tout droit, sans récriminations contre le sort ni contre ceux qui le lui avaient fait si pitoyable.

Elle sortait beaucoup, semblait préoccupée d’un projet dont elle évitait de me parler, recevait une nombreuse et copieuse correspondance et, parfois, des missives à tournure officielle.

Or, par un radieux matin de septembre, quand nous fûmes à la veille du jour fatal de la vente judiciaire, elle me dit seulement :

— Line, le moment est venu de nous séparer, mon enfant.

— Quoi, fis-je, stupéfaite, nous allons nous séparer, ma tante ?

— Oui, nous allons nous séparer. On commencera demain la vente de ce que contient cette maison, pour, ensuite, vendre la maison elle-même. Il est temps de la quitter. Mettez votre chapeau, rassemblez les hardes qui vous appartiennent ; je vais vous conduire à la gare où vous prendrez, avec Véronique, le train pour Anvers. Votre oncle Lorentz, prévenu, doit vous attendre toutes deux à la descente du wagon…

— Mais vous…, vous, ma tante, l’interrompis-je, que comptez-vous faire si vous ne m’accompagnez point ?

— Soyez sans inquiétude pour moi-même ni pour Wantje ; celle-ci va entrer à l’hospice Sainte-Gertrude : j’ai obtenu cela pour elle ; elle y achèvera sa vieillesse, et c’était son désir. — Quant à moi, poursuivit Mlle Veydt avec un pâle sourire, une intonation presque gaie, vous savez, ma fille, que je suis assez bonne garde-malade…

J’acquiesçai, de la tête.

— Eh bien ! conclut-elle, je vais partir pour le Transvaal où des infirmières sont réclamées…, car, vous savez ce que la guerre anglo-boer y a produit de misères physiques ; j’y soignerai les blessés et les malades. C’est là une tâche que votre petit cœur tendre, votre jolie âme blanche approuvent, n’est-ce-pas, Line ?

Je tombai dans les bras de ma tante Josine et, à ce moment, je l’aimai véritablement de toutes mes forces. Elle eut, dans ses yeux las, deux larmes, brillantes comme des diamants et qui me révélèrent quelque chose de l’affection qu’elle-même éprouvait pour moi.


La nuit suivante, je couchais à Anvers.