Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/01

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ALFRED JARRY AU

MERCURE DE FRANCE

I


La première fois que je vis cet étrange personnage, qui se jouait à lui-même la comédie d’une existence littéraire poussée jusqu’à l’absurde, ce fut dans le salon du Mercure de France de la rue de l’Échaudé-Saint Germain, un grand salon d’une obscurité rouge et une petite rue étroitement sombre où sont passées, pourtant, toutes les lumières de la littérature de notre époque.

La scène est encore présente à mon imagination, laquelle imagination enregistre à la façon photographique les moindres détails d’un incident qui l’a frappée.

Recevant déjà, tous les mardis, des hommes de lettres, les uns très bohèmes, les autres arrivés ou arrivistes, de pauvres gens de génie ou des amateurs trop riches pour avoir du talent, je m’étais résignée, ne voyant presque pas de femmes, au rôle de la simple verseuse de thé, parlant peu, écoutant beaucoup, m’amusant toujours, ne comprenant jamais que ce que je voulais bien comprendre, à tel point qu’un Oscar Wilde put dire de moi : « Cette énigmatique créature en robe de laine noire a-t-elle écrit vraiment Monsieur Vénus ? Pour s’en convaincre, il faut causer très longtemps avec elle, et alors on ressent une gêne qui vous conduit au respect de son inexplicable bourgeoisie ! »

Ce mardi-là, de bonne heure, devant que les chandelles fussent allumées, j’avais posé, sur les poignets d’un très jeune poète de province, un écheveau de soie que je dévidais, car je brodais souvent, durant les discussions âprement techniques, sur un autre canevas que celui des controverses de ces Messieurs du Symbole. Ce poétereau, dont je veux avoir oublié le nom, parce que je n’ai pas l’habitude de compromettre mes hôtes quand ils attachent une certaine importance à ne pas être compromis, sortait à peine du collège où il avait connu, disait-il, le phénomène qu’on allait me présenter.

Un nouveau venu entra donc avec l’allure d’un fauve qui redoute l’exercice qu’on va lui faire faire en public. J’eus tout juste le temps d’entendre mon mari me dire : « Alfred Jarry » et de répondre par une salutation plus ou moins banale qu’Alfred Jarry, d’un geste violent, arrachait l’écheveau de soie des poignets du jeune poète et le jetait par terre en grondant, d’un bizarre accent, martelant les syllabes comme les dents d’un engrenage rouillé : « Idiot ! Pourquoi pas filer au rouet ? »

Je prends, dans un article du docteur Saltas[1], un portrait d’Alfred Jarry : « C’était un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, bien musclé, sanglé dans une tenue de bicycliste, qui racontait avec une verve étonnante des histoires merveilleuses et invraisemblables dont il avait le secret. D’ailleurs, pas toujours si invraisemblables. Je me rappelle, en effet, qu’il en raconta une qui avait pour sujet une ville où c’étaient les trottoirs qui marchaient au lieu que ce fussent les hommes et où les maisons avaient leur entrée au dernier étage, alors qu’il n’était nullement question de trottoirs roulants ni d’aéroplanes. »

Alfred Jarry, vêtu, en effet, comme un coureur cycliste ayant roulé dans la poussière, petit ou trapu, ramassé sur lui-même, tout en muscles, me parut un animal dangereux. Il ne racontait pas encore d’histoires merveilleuses, mais il montrait un masque pâle, à nez court, à bouche durement dessinée ombrée d’une moustache couleur de suie, aux yeux noirs lui trouant largement la face, des yeux d’une singulière phosphorescence, regards d’oiseau de nuit à la fois fixes et lumineux.

J’ai une répulsion nerveuse pour les petits hommes. Ce qui est d’apparence anormale me déplaît. Si un monstre humain n’est pas très beau et bien proportionné, je m’en désintéresse tout de suite, au seul point de vue qui m’intéresse de la qualité littéraire, les autres qualités ne pouvant guère me servir. Qu’on m’excuse si je dis toujours librement ce que je pense. J’aime avant tout, pour l’image que je peux en tirer, l’harmonie des gestes et la noblesse de l’attitude, la puissance des ressorts physiques passant au second plan. On a prétendu qu’Alfred Jarry était un athlète, mais, sans doute, dans la mauvaise acception du mot. Il n’avait que la force du singe, force mêlée d’adresse et de brusqueries inutiles, plus inquiétante que vraiment redoutable. En réalité, c’était un impulsif doublé d’un faible. Sans sa terrible passion pour l’alcool il aurait peut-être dompté son naturel… d’homme des bois. L’abus de l’absinthe en faisait un fou ; or les fous sont toujours des héros manqués.

Je ramassai la soie qui traînait sur le tapis, et me souvenant, à propos, de l’épithète dont le nouveau venu avait gratifié notre innocent travail, je lui posai cet écheveau sur les bras en lui disant, le plus naturellement du monde, comme si je ne m’étais point aperçue de son mouvement de colère : « À votre tour, cher Monsieur ! »

Alfred Jarry, réduit au silence par sa bonne éducation qui remontait en lui, malgré lui, les poignets liés, la bouche mordue par ses irrégulières dents de loup, se prêta de fort mauvaise grâce à ce jeu de salon, mais ne broncha pas pendant que le jeune poète de province, beaucoup plus Parisien que lui, riait comme un gamin qui voit l’autre mis en pénitence à sa place.

Jarry affectait un profond mépris de la femme, en général, et des femmes de lettres en particulier : je ne crains pas de le déclarer aussi haut qu’il le proclamait lui-même. J’étais un peu de son avis quant aux femmes de lettres, qui ne venaient pas chez moi, jadis, parce que je recevais des gens mal habillés (textuel) et qu’on y tolérait un langage des plus inconvenants. On se comprit sans s’expliquer et on s’entendit pour ne pas se froisser mutuellement : « Nous avons lu des contes de vous, Ma-da-me, avoua-t-il poliment. Nous avions cru, jusqu’à ce jour, qu’ils étaient écrits par un homme ! Nous voyons que ce n’est pas vrai et c’est bien regrettable… » Puis on parla d’autre chose.

Ici je me permettrai une parenthèse au sujet des… hors nature. Il n’y en a pas ! Je vais emprunter un paragraphe d’un article de Guillaume Apollinaire[2], qui a senti, parfois, dans son étude sur Jarry, le véritable genre de fureur intellectuelle qui animait ce mauvais garçon absolument déplacé dans l’ère moderne : « Jarry a été homme de lettres comme on l’est rarement. Ses moindres actions, ses gamineries, tout cela c’est de la littérature… On ne possède pas de terme qui puisse s’appliquer à cette allégresse particulière où le lyrisme devient satirique. où la satire s’exerçant sur de la réalité dépasse tellement son objet qu’elle le détruit et monte si haut que la poésie ne l’atteint qu’avec peine, tandis que la trivialité ressortit ici au goût, même et, par un phénomène inconcevable, devient nécessaire. Ces débauches de l’intelligence où les sentiments n’ont pas de part, la Renaissance seule permit qu’on s’y livrât, et Jarry, par un miracle, a été le dernier de ces débauchés sublimes. »

Personnellement, j’ai trop vécu dans les milieux littéraires et, par conséquent, trop connu tous les paroxystes de l’imagination pour ne pas m’être aperçue que les vices sont surtout une maladie du cerveau, une satire de la médiocrité normale. Ça ne descend plus bas que lorsque le coup de fouet du défi s’en mêle ou l’occasion et ça ne compte vraiment pas plus que les gestes commis en état d’ivresse. Je le répète : il n’y a pas de hors nature parce que, selon la vieille formule, tous les goûts sont dans la nature. Seulement il y a les imbéciles, et surtout la bêtise, l’insupportable vanité des femmes ! Lorsque la haine d’une femme s’en mêle, cela peut prendre toutes les proportions, pour l’autre, d’une véritable fureur, la fureur d’aimer, dont parle Verlaine, de préférer autre chose que la lâcheté, la pernicieuse incompréhension de la femelle trop attachée à sa proie. Je ne reconnais pas à une femme le droit de désirer les hommages platoniques des adversaires (soyons polis !) et si ce sont des soins plus… pressants qu’elle désire en obtenir, elle n’a qu’à s’adresser ailleurs. Je ne vais pas jusqu’à féliciter Alfred Jarry d’avoir été, selon Apollinaire, le débauché sublime, je me borne à croire que… le charbonnier vicieux a le droit de rester aussi noir qu’il lui plaît de l’être chez lui et que ça ne regarde pas du tout les femmes comme il faut. Faire de la morale à coup de coquetteries superflues, c’est bien la plus ridicule des situations immorales. Ce qui peut éloigner le mieux les hommes, plus ou moins débauchés, des femmes trop prétentieuses, c’est surtout leur impudeur, et de nos jours la chasteté, tout au moins la décence, ne court pas précisément les salons de lettres, sinon les rues. « Ma-da-me ! disait le père Ubu un peu plus tard, vous avez un bien mauvais caractère ! Vous êtes une quantité négligeable d’atomes crochus. Mais nous vous accordons une qualité : vous ne raccrochez pas ! » Les compliments du père Ubu avaient toujours une certaine saveur, et ses mots à l’emporte-pièce étaient le régal de notre milieu… où il ne risquait pas de s’attirer les haines féminines en rencontrant des précieuses ridicules.

Je tâcherai de ne citer, ici, que les moins connus ; il en est qui hantent, depuis un quart de siècle, le journalisme, les cénacles et toutes les confréries où les bénédictins de la pensée aiment à se détendre les nerfs dans le répertoire terriblement rabelaisien de Jarry, lequel Jarry avait puisé aux meilleures sources grecques, latines ou gauloises sa manie des plaisanteries érotiques. Mais il était pourtant capable de reparties plus mondaines…

Comme un jour je lui avouais ne rien comprendre à la lecture de César-Antéchrist :

« Tout de même, Père Ubu, si vous vouliez écrire comme tout le monde…

— Apprenez-moi ! » coupa-t-il de sa voix cinglante.

Ce que je fis, d’ailleurs, un peu pour le plaisir de me venger du mot et aussi pour lui permettre de gagner sa vie.

  1. Revue les Marges, no  de janvier 1922.
  2. Revue les Marges, 15 janvier 1922.