Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/02

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B. Grasset (p. 25-).


LA FAMILLE

D’ALFRED JARRY

II


J’avais été tout de suite frappé de l’intelligence et de la grande érudition d’Alfred Jarry, dit encore le docteur Saltas dans son article des Marges, et dès le premier jour nous fûmes d’excellents amis. Je le vis arriver à mon cabinet pour me demander de le soulager d’une douleur dentaire très vive, et je mentionne ce fait pour montrer quelle délicatesse il apportait dans toutes ses relations : dès le lendemain, comme je n’avais, naturellement, voulu aucun honoraire, il me donna, en remerciement, une première édition d’Ubu-roi avec une charmante dédicace. Au prix qu’a atteint l’édition originale de sort chef-d’œuvre c’était me payer royalement pour peu de chose.

Oui, ce très mauvais garçon possédait le sens de la dignité de l’individu à un point tout à fait exceptionnel, au moins dans les lettres, car les gens de lettres, société effroyablement mêlée, ne sont pas toujours des plus scrupuleux sur les moyens de parvenir. Déjà, vers cette époque, le Penses-tu réussir de Jean de Tinan oppressait pas mal de consciences, et si j’ai consenti à essayer de narrer la courte existence de l’incorrigible bohème que fut Jarry c’est parce que nul mieux que moi ne peut l’avoir connu dans toute l’intimité de son orgueil. Il a été victime d’un mirage de son cerveau à la fois cruel pour lui-même et pour les voisins, il a voulu conformer son existence à son programme littéraire. Celui qui chronométrait ses moindres performances ne consentait pas à marcher sur la route de la vie réelle. Il dévorait l’espace mais point les affronts, et extrêmement susceptible il voyait même des affronts où il n’y en avait pas.

Le père d’Ubu-Roi était pauvre parce que, très incapable de réprimer ses caprices ou ses passions, il avait mangé son héritage dès la première année de sa libération du collège et de la tutelle de ses parents morts d’une terrible épidémie d’influenza, le père et la mère, à huit jours de distance. Qui étaient les parents d’Alfred Jarry ? Pour essayer de le savoir, je renvoie mes lecteurs aux Notes sur Alfred Jarry de Paul Chauveau parues au Mercure de France le 1er novembre 1926. Dans une documentation très serrée, Paul Chauveau nous offre un pedigree fort intéressant de ce surmâle de lettres, mais on n’a pas encore de certitude au sujet des véritables atavismes cérébraux de cet homme des bois lâché en pleine civilisation. Je me contenterai de dire, là-dessus, ce qu’il me confia par bribes, au fur et à mesure des circonstances et peut-être, qui sait, selon les nouvelles formules que lui suggérait sa singulière faconde. Voici, du reste, un papier que je découvre dans les dernières fantaisies littéraires de sa vie, une lettre de faire-part qu’il a dû dicter à sa sœur, le plus sérieusement du monde, juste un an avant sa mort, et que je recopie textuellement :

Hier a eu lieu te décès de M. Alfred Jarry, homme de lettres, en la 32e année de son âge, à Laval, Mayenne, 13, rue Charles-Landelle ; fils de feu Anselme Jarry, et de feue Caroline Jarry, née Trernec’k de Coutouly de Dorset, son épouse ; mort muni de tous les sacrements de l’Église.

De la part de Mlle Charlotte Jarry, sa sœur, de M. et Mme Lerestif des Tertres, ses grands-oncle et tante, de M. Amédée Gorvel de l’Escoublière, son grand-oncle, de ses cousins le capitaine de la Morinière, époux de Mlle Sidonie Lerestif des Tertres, sa cousine, et du docteur Fernand Calmette, directeur de l’Institut Pasteur de Lille, époux de Mlle Estelle de la Solle, sa cousine ; du docteur Laurent, son cousin, et de Mme Joséphine Laurent, en religion Mère Marie du Sacré-Cœur, aux Ursulines de Lamballe, sa cousine.

L’inhumation aura lieu au tombeau de Trernec’h, au vieux cimetière de Rennes.

De profundis.

On verra que ce Breton, anarchiste à ses heures, demeurait pourtant convaincu de l’utilité de la naissance, c’est-à-dire de la volonté d’être bien né, au moins dans ce dernier gala de la mort.

« Notre père, me dit-il un jour et sans l’ombre d’aucune émotion, était un bougre dénué d’importance, ce qu’on appelle un bien brave homme. Il a fait certainement notre sœur aînée, une fille 1830 aimant à se mettre des rubans dans les cheveux, mais il ne doit pas être pour grand’chose dans la confection de notre précieuse personne ! Notre mère était une demoiselle de Coutouly, petite et râblée, volontaire et pleine de fantaisie, que nous fûmes obligé d’approuver avant d’avoir voix au chapitre. Elle prisait fort le travesti. Nous avons d’elle une photographie qui la montre en torero, culotte courte, petit casaquin brodé d’or à grelots et, sur le coin de la tempe, une toque de velours. Elle faisait, comme toutes les femmes, le désespoir de son mari, qui avait peut-être, lui, le grand tort de ne pas employer la matraque, et nous avons l’impression que nous fûmes conçu, en tout bien tout honneur, la nuit où cette créature d’un sexe un peu différent se mit dans l’entendement d’aller courir au bal en y traînant un taureau par les cornes !… »

Comme je lui faisais remarquer que tenant plus de sa mère que de son père il se devait… de la défendre, il me répondit assez vivement et sa voix dure se faussant un peu dans le rire grêle qui décelait, chez lui, une possible tendresse : « Eh ! Ma-da-me, en ne la blâmant point, nous l’excusons. L’honneur des femmes est une chose essentiellement négligeable puisqu’elles n’ont point d’âme. Leur vertu ne tient jamais qu’à leur tempérament : elles en ont ou elles en manquent… et nous ne parlons pas de leur vertu ! »

Puis il m’apprit, en outre, que son père et sa mère décédèrent à huit jours de distance, « fort régulièrement ».

Il hérita donc d’une petite fortune, d’une maison sise à Laval, dans laquelle demeure était bâtie une tour qui avait la très curieuse faculté de tourner sur elle-même en l’espace de cent ans, assurait gravement son propriétaire.

Au moment de sa prospérité, Jarry habitait au boulevard Saint-Germain un assez joli petit appartement, meublé de vieux meubles de famille, lesquels meubles exhalaient encore le parfum d’une ancienne vie très bourgeoise et très ordonnée. Là, il nous invita, quelques-uns, mon mari et moi, à venir voir le passage du Tsar au milieu des hourras soulevés par les fêtes données en l’honneur de l’alliance franco-russe.

Puis, ayant mangé, ou bu, son héritage, Jarry descendit l’escalier de ses dangereuses fantaisies jusqu’au caveau de la misère noire. Il paraît que, rue Cassette, où mon mari et le docteur Saltas sont allés le chercher pour le conduire à l’hôpital, il fallait se baisser pour pénétrer chez lui, tellement ce réduit était bas de plafond, étroit et sans clarté. Il y vivait comme un reclus, dormant le jour après avoir passé les nuits à boire et à étourdir ses camarades par les récits les plus contradictoires, mélangeant, comme en son propre verre, les mixtures les moins faites pour s’accorder entre elles : histoires grecques et latines, physiques et pataphysiques, essais de nouvelles peintures et merveilleux paradoxes d’où sont sortis les plus absurdes formules de notre temps en dessin comme en poésie, car les plagiaires ont ceci de particulier, à quoi on les reconnaît tout de suite, c’est qu’ils prennent au sérieux les fantaisies des hommes de génie et qu’ils finissent toujours par battre monnaie avec ce que dédaignent les inventeurs, beaucoup plus aptes à créer qu’à réaliser pratiquement.

Je reproduis ici un passage d’un article d’Apollinaire où il démontre qu’Alfred Jarry, son précurseur, ne savait pas se servir de ses dons :

« Les espiègleries de Jarry firent le plus grand tort à sa gloire, et son talent, un des plus singuliers et des plus solides de son époque, ne lui rapportait pas assez pour vivre. Il vivait mal, se nourrissant à Paris de côtelettes de mouton crues et de cornichons. Il m’assura que pour bonifier son estomac il buvait souvent, avant de se coucher, un grand verre dans lequel il avait versé, par moitié, du vinaigre et de l’absinthe, mélange bizarre qu’il liait en y ajoutant une goutte d’encre. Les dévouements féminins ont manqué au pauvre père Ubu[1] ! »

Sans risquer aucune ironie à la française vis-à-vis d’un très courageux étranger mort pour la France, je me permettrai de dire à feu Apollinaire que s’il rencontre, au ciel ou aux enfers, le fantôme du père d’Ubu-Roi, il pourrait être accueilli par l’éclat de son rire en crécelle. Jarry était un catholique et un Breton, par conséquent trois fois Français, il poussait la mystification jusqu’à se mystifier lui-même. Il goûtait la joie du martyre en buvant de l’absinthe, sachant parfaitement qu’il se tuait, mais c’était là tout le vinaigre de sa passion ; quant à la goutte d’encre, il y avait longtemps qu’elle avait fait déborder la coupe, et les dévouements féminins n’ont manqué au pauvre gosse que parce qu’il n’a pas voulu s’en servir.

Non, Apollinaire, Jarry ne mangeait pas de viandes crues, mais je veux bien apprendre à vos mânes d’où sort, déformée, amplifiée et presque recuite sur tous les fourneaux du journalisme, l’histoire de la côtelette en question.

Un jour, comme Alfred Jarry, au phalanstère de Corbeil (une maison de campagne louée en commun par cinq ou six poètes, amis de Jarry), m’agaçait avec ses propos pantagruéliques et ses beuveries plus ou moins compliquées, je lui dis, d’un ton fort calme :

« Voulez-vous parier avec moi que vous ne savez même pas manger de la viande crue…, car j’ai ouï-dire que les singes sont frugivores !

— Eh ! Ma-da-me, vous non plus, sans doute, riposta le pince-sans-rire, car je tiens pour certain que les pintades n’ont pas, comme les poules, un goût prononcé pour les entrailles de lapin ! »

Ainsi commencé, le colloque sentimental devait aller plus loin. Et prenant à témoin la Briquette, bonne engagée à ne rien faire au phalanstère de Corbeil parce qu’elle y était commandée par tout le monde, je fis apporter deux côtelettes de mouton crues, fort appétissantes, ma foi !

« Eh ! Ma-da-me ! interrogea le père Ubu un peu inquiet, que prétendez-vous faire de ça ?

— En manger une et vous l’autre, ce qui prouvera la bonté de notre estomac sinon la tendresse de la viande, mais je vous préviens qu’il s’agit d’un loyal combat : celui qui ne mangera pas la sienne jusqu’à l’os s’engagera à ne plus jamais troubler les digestions du voisin par des récits aussi dégoûtants qu’exagérés. »

Jarry, médusé, regardait son assiette. Ça, ce n’était point une performance de coureur cycliste.

Il murmura, de plus en plus inquiet :

« Admettez-vous les cornichons ?

— Non, mais le sel, toujours de rigueur sur une côtelette cuite !

— Partageons les chances, fit le père Ubu devenu grave. Je vous passe le sel, passez-moi les cornichons…

— Soit, dis-je dédaigneusement, seulement vous allez rendre la corvée très facile, presque agréable !… »

On entama chacun sa côtelette.

« Ce n’est point fort bon… ni très mauvais », maugréa le pauvre garçon qui changeait de couleur à vue d’œil.

Moi je coupais ma viande en menus morceaux et je la salais comme s’il se fût agi d’un œuf dur.

J’avais, j’ai toujours, un estomac merveilleux, qui me permet toutes les fantaisies gastronomiques, à la condition de les arroser d’eau fraîche.

Le malheureux buvait, coup sur coup, son absinthe traditionnelle (sans vinaigre ni encre), mais cela n’allait pas mieux pour lui.

« Et la graisse, la comptez-vous dans le programme ? soupira le patient.

— Naturellement, lui répondis-je la bouche pleine. C’est ce qui s’avale le plus vite parce que ça fond… »

Alors, le père Ubu, demeurant la fourchette en arrêt, me regarda de ses yeux phosphorescents de grand rapace, puis, brusquement, se leva, sa serviette sur ses lèvres, et s’enfuit par la porte ouverte jusqu’au bout du jardin. Je ne le revis plus de toute la journée.

Mais à partir de ce déjeuner mémorable il déclarait à qui voulait l’entendre qu’il mangeait des côtelettes de mouton crues, avec des cornichons, beaucoup de cornichons !…

Et maintenant, passons au chapitre des dévouements féminins. Ce n’est pas le moins curieux des romans d’Alfred Jarry !

  1. Les Marges, No du 15 janvier 1922.