Aller au contenu

Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/08

La bibliothèque libre.
B. Grasset (p. 167-184).


ALFRED JARRY

AU TRIPODE

VIII


Je n’ai pas besoin de dire que l’été qui suivit ne nous retrouva pas à la Frette. Ce fut l’occasion d’une dislocation — le mot me paraît juste — de notre frivole société du phalanstère. Ces choses ne sont amusantes, d’ailleurs, que si elles durent peu. Chacun tira de son côté en emportant, qui une chaise, qui une poêle à frire… mais ce grand singe d’Alfred Jarry, apprenant que nous allions nous décider à louer, aux environs de Corbeil, notre jolie maison du bord de l’eau en attendant de nous résoudre à l’acheter (car il faut un essayage pour une maison comme pour une robe), se décida, lui aussi, à louer une chaumière au barrage du Coudray. Je raconterai, plus loin, les mirifiques fêtes qu’il nous y donna. Le père Ubu avait la rage de l’imitation, ce qui m’a toujours fait douter de son espèce humaine.

Nous avions un canot, il avait un canot ; nous avions une maison, il aurait un tripode ; je chaussais du 35, il chausserait du 36. Il me vola, un jour, des souliers en cuir jaune canard qu’il porta fièrement à l’enterrement de Mallarmé ; il aurait donc le tripode, il en parla un an d’avance et cela s’annonçait, vraiment, d’une façon grandiose ! Il achèterait le terrain d’à côté, très vague, y laisserait pousser les orties et les ronces « parce que ces plantes sont les plus faciles à entretenir », puis, il ferait creuser dans la roche même un repaire féodal, surmonté d’une tour d’où l’on dominerait la Seine et tous les environs.

« Il manquera le voiturin à phynances ! » objectai-je pendant qu’il traçait sur la table de ma salle à manger, dont les rallonges avaient été mises pour la circonstance, un plan magistral où il ne manquait rien, géométriquement parlant.

— Quelle importance l’argent peut-il avoir, Ma-da-me ? Nous vivrons du produit de notre chasse et de notre pêche, nos livres nous fourniront le reste. Messaline ira sûrement jusqu’au vingtième mille. (Dans ce temps-là, même un Alfred Jarry n’osait point évoquer le centième…, monnaie courante de la librairie d’aujourd’hui !) Et, d’ailleurs, si nous faisons des dettes, cela ne regarde que nous. Les femmes ont une propension à voir les choses par leur petit côté.

— Mais, père Ubu, suggéra mon mari, si vous faites creuser la roche en dessous, elle vous tombera dessus ! C’est un accident qui arrive assez souvent, par ici !

— Nous commencerons donc par la fin ! Nous collerons notre donjon contre la roche et c’est nous qui soutiendrons la montagne.

— Sauvez la contrée, père Ubu ! Vous êtes un homme grand et magnifique. En attendant je vous prête ceci… mais n’usez pas tout ! »

Et je lui passai mon petit pot à colle, le voisin toujours indispensable d’un encrier de journaliste. Tremblant de rage, les deux poings crispés dans ses poches, le père Ubu faisait luire des yeux de hibou en face d’une souris.

« Père Ubu, dis-je le plus doucement possible, il y aurait un moyen d’arranger les choses. Tâchez de ne pas me répondre par des bêtises selon votre détestable coutume et écoutez-moi. Vous voulez un terrain et vous voulez y faire construire un petit pavillon (de nos jours un donjon féodal s’appelle ainsi). Eh bien, nous possédons un joli fichu de terrain jouxtant le sentier dit des vaches, il y a aussi de beaux rochers et des guirlandes de lierre… qui doivent dater du moyen âge au moins. Prenez cela, car là-dedans vous trouverez tout ce qu’il faut pour écrire, y compris une petite source d’eau fort limpide dont vous ne boirez pas mais qui arrosera les orties… Ce terrain, absolument indépendant du nôtre puisqu’il est séparé par le sentier en question, vous permet les constructions les plus abracadabrantes mais aussi la plus entière liberté… » À ce moment-là mon mari, qui a horreur des scènes inutiles, sortit de la salle à manger parce qu’il prévoyait celle qui allait se passer.

« Vous entendez bien, n’est-ce-pas, père Ubu, que M. Vallette ratifie ce projet. Le terrain vous appartiendra absolument, par-devant notaire. » Le père Ubu se promenait de long en large dans la salle à manger, toujours les poings crispés dans ses poches.

« Est-ce que vous vous doutez de ce que vous êtes en train de faire, Ma-da-me ?

— Nous sommes en train, tout bien réfléchi, d’essayer de vous mettre à l’abri de vos créanciers, cher Monsieuye ! C’est le moins qu’on puisse faire pour un singe de génie, c’est-à-dire presque un homme !

— Nous refusons ! rugit le père Ubu dans une volte-face terrible.

— C’est idiot, Jarry ! Car, nous autres, les humbles bourgeois, nous n’y mettons point de malice vis-à-vis de Votre Majesté. Il s’agit de vos écritures !

― Non ! Nous ne saurions accepter cela, Ma-da-me, murmura-t-il soudainement très digne, parce que cela engage notre honneur.

— Eh ! dites donc, monsieur de Ubu, vous me prenez pour la vieille dame… qui voulait faire votre ménage ?

Il eut un étrange rictus :

— Justement, fit-il, nous ne vous prenons pas pour une dame, ni Vallette non plus, et comme nous vous aimons fort tous les deux, nous ne voulons point vous compromettre ! » (textuel).

Ai-je besoin d’ajouter que les négociations étant rompues en ces termes, on ne reparla plus du terrain en fichu, terrain absolument fichu, du reste…

Donc, le père Ubu se mit en tête de construire et ordonna d’abord de démolir, c’est-à-dire de déblayer son terrain, dûment acheté à Mme Rodet. Il confia au père Dubois, charron, menuisier, réparateur d’autos et de bicyclettes, cabaretier au besoin, le soin de lui fabriquer son tripode, avec ou sans tour féodale. On mit, là-dedans, une équipe de terrassiers au nombre d’un seul ouvrier, un peu flemme, qui passait le plus clair de la journée à prendre des petits marcs chez la mère Fontaine, de prodigieuse mémoire. La mère Fontaine se montrait une mère pour tous les bracos de la contrée, et si elle s’avouait fontaine, c’était surtout pour l’écoulement d’alcools variés. Je n’ai jamais connu de personnage plus effarant que cette vieille sorcière qui minaudait comme une ancienne hétaïre, avait, paraît-il, été fort belle lors des premiers chemins de fer et appelait tous les hommes, bourgeois des plus notoires ou mariniers ivres-morts : « ma cocotte en sucre ! » Cette bonne créature avait pris en grande affection le père Ubu et lui tenait des propos à le faire rougir lui-même.

Le terrassier terrassa, déblaya durant des mois et découvrit, au cours de ses fouilles, une pièce de monnaie Louis XIII (ce n’était pas l’idole phallique de Glozel, mais ce fut, pour le propriétaire de la dite fouille, l’objet d’un grand espoir). Pourquoi pas le trésor ? Devait-on continuer dans le sens du donjon féodal ou tout bouleverser pour découvrir la somme nécessaire à ériger un manoir d’une plus vaste envergure que le plan primitif ?…

… Et de trinquer avec tous les sacripants du pays. Le marc coulait à flots ! Quant aux travaux, ils n’avançaient plus du tout.

Un matin, j’entendis carillonner la bicyclette de Jarry sous mon balcon.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a, Ma-da-me, que nous sommes décidé à coucher sur nos positions, nous voulons dire en un tripode provisoire, pour surveiller nous-même nos travaux, sur notre terrain, c’est urgent…

— Ah ! vraiment ? à cause du centime Louis XIII ?

— Ne vous mettez pas en frais de plaisanteries aussi stupides que dénuées de logique, Ma-da-me. Oui, nous revenons au tripode, une baraque d’une pièce, en planches, avec, cela va sans dire, une cave au-dessous pour nos vins, et une porte vitrée afin d’y voir clair à relire nos manuscrits… Vous saisissez, Ma-da-me ?

— Mais oui, cela s’appelle en français : venir à composition.

— Esprit de bas journaliste !… et les journalistes, ignorant le grec et le latin, ne peuvent jamais écrire en français… Vous-même… Ma-da-me… »

Je n’entendis pas la suite parce que j’avais refermé la fenêtre.

On construisit, avec une hâte un peu fébrile, une petite baraque ressemblant à celle d’un cantonnier posée sur quatre pieds de maçonnerie. (Celle-là même qu’on intitule dans les comptes rendus qui relatent l’incident : un wagon de marchandises abandonné là… comme si les wagons de marchandises pouvaient se promener sur un chemin de halage, dépourvu de toute espèce de rails !) On meubla ça très sommairement d’un lit-divan, c’est-à-dire posé par terre, de quelques chaises de paille et d’une minuscule table à écrire. Je me chargeai des rideaux et d’une corbeille à papiers.

Comme on peut s’en douter, ça manquait de confortable, mais l’essentiel, pour le père Ubu, était de demeurer le plus près possible du cabaret de la mère Fontaine où on lui permettait l’ardoise. Et il ne fut plus jamais question du donjon féodal ni du manoir à prétention Louis XIII.

Alfred Jarry buvait-il beaucoup ? N’ayant pas reçu dans mon intimité d’autres buveurs que ce redoutable personnage, j’ignore si ses capacités étaient plus vastes que celles des autres, mais voici quelques chiffres que je certifie authentiques.

Jarry commençait la journée par absorber deux litres de vin blanc, trois absinthes s’espaçaient entre dix heures et midi, puis au déjeuner il arrosait son poisson, ou son bifteck, de vin rouge ou vin blanc alternant avec d’autres absinthes. Dans l’après-midi, quelques tasses de café additionnées de marcs ou d’alcools dont j’oublie les noms, puis, au dîner, après, bien entendu, d’autres apéritifs, il pouvait encore supporter au moins deux bouteilles de n’importe quels crus, de bonnes ou mauvaises marques. Or, je ne l’ai jamais vu vraiment ivre, qu’une seule fois où je l’ai mis en joue avec son propre revolver, ce qui le dégrisa immédiatement.

Ne buvant personnellement que de l’eau absolument pure, c’était moi qui passais aux yeux de Jarry pour un effroyable phénomène :

« Vous vous empoisonnez, Ma-da-me, m’expliquait-il le plus sérieusement du monde. L’eau contient, en suspension, tous les microbes de la terre et du ciel, et vos sucreries, qui forment votre principale alimentation, sont des alcools à l’état rudimentaire qui saoulent bien autrement que des spiritueux convenablement expurgés par la fermentation de tous leurs principes nocifs.

— Que voulez-vous, cher Monsieur, on fait ce qu’on peut. Je n’éprouve pas le besoin de perdre la notion du vrai… qui n’est déjà pas toujours très vraisemblable ! »

Une fois, ma fille, gamine encore à ce moment-là, voulut lui jouer un excellent tour : elle versa, dans un petit verre, de l’eau qui affectait de loin une certaine parenté avec un marc des plus incolores. Il l’avala d’un trait et fit la plus horrible des grimaces. Positivement, il en fut malade toute la journée.

Lorsqu’il s’adonna définitivement à l’éther, je dus cesser de courir avec lui en voiturette parce que ça finissait par devenir dangereux et pour lui et pour moi. Il n’aurait plus été capable, le pauvre garçon, de s’arrêter sur la pente fatale ni, d’ailleurs, d’avoir la présence d’esprit de couper la corde. Je ne savais pas encore qu’on pouvait boire de l’éther comme on boit une liqueur quelconque, je pensais qu’il ne faisait que le respirer, je le félicitais d’avoir enfin délaissé son herbe sainte qui sentait si mauvais. Quand je le vis absorber, devant moi, une quantité relativement considérable de cet alcool de feu j’en fus épouvantée. Et il en était tellement saturé que, le mardi, des aimables visiteuses affectaient de s’en trouver mal.

« Ça peut donc s’avaler, père Ubu, ce poison ?

— Certainement et ça vaut bien vos tasses de thé, Ma-da-me ! Au moins on n’est pas obligé d’avaler, en outre, les conversations de vos belles amies, puisque vous avez pris la déplorable habitude de recevoir des femmes, rue de Condé. Ça endort mieux, ça vous laisse les mouvements libres, ça sent bon, puisque vous le dites, et ça détache ! »

Sous le coup de son enthousiasme, il me fit cadeau d’un délicieux petit flacon enfermé dans un étui de maroquin rouge, plein de ce merveilleux parfum. Mais si bien bouché, si bien enfermé qu’il pût être, l’éther s’évapora, le petit flacon est vide.

Ça endort, ça vous laisse tous les mouvements libres et, oui, ça sent bon (ceux qui aiment cette odeur sont rares !) ; pourtant, mon pauvre père Ubu, êtes-vous bien sûr que votre parfait poison ne fasse pas dérailler ?…