Aller au contenu

Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/09

La bibliothèque libre.
B. Grasset (p. 185-).


UN GALA AUX

ÉCLUSES DU COUDRAY

IX


Pour imiter les vieux feuilletons de Ponson du Terrail, je vais me permettre le traditionnel : faisons quelques pas en arrière de cet auteur abracadabrant qui fut le cauchemar de mon enfance, car mon père le lisait religieusement à haute voix le long des interminables veillées hivernales en soulignant, d’ailleurs, de son mépris, les phrases qui lui semblaient de la vraie littérature.

Avant le Tripode, l’apothéose de la bonne vie campagnarde du père Ubu, il y eut son studio du barrage, une ancienne remise où l’on garait les mules des mariniers et où les hâleurs couchaient dans du foin. Au milieu du furieux tapage des eaux que déverse le barrage du Coudray, cette remise ouverte à tous les courants d’air devint une chambre à coucher, une salle de spectacle et une sorte de zinc des pêcheurs à la ligne plus ou moins endurcis de la contrée. Quand on entrait là-dedans on marchait alternativement sur des éclats de verre et des têtes de poissons. Il y avait au mur des dessins de la nouvelle école, des affiches de cirque et des cruches de grès fleuries de bouquets de chardons sinon de ronces. Ça ne manquait pas de pittoresque, mais seulement de propreté : « On pourrait balayer votre salle de réception, père Ubu ? Voulez-vous que je vous envoie ma bonne… ça l’amusera ! » Alors, Jarry me montrait le beau panorama se déployant devant sa porte :

« Et ça, Ma-da-me, qui le balaie ?

— Celui qui souffle, père Ubu !

— Bon ! Une nuit de tempête nous ouvrirons donc notre porte et la croisée, ce sera suffisant. »

Voici qu’un jour cet homme grand et magnifique, lequel demeurait de taille moyenne et en loques, eut l’idée généreuse d’inviter ses amis, pas les mariniers, des gens de lettres, y compris le sous-préfet de Corbeil :

« Père Ubu, vous devenez tout à fait fou…

— Nous avons des politesses à rendre. Cornegidouille ! Nous les rendrons ! Nous allons ordonner un nettoyage intégral.

— Vous pourriez aussi brûler un peu de sucre !

— Jamais de la vie, chère Ma-da-me, car ça vous en priverait ! »

Cette mémorable bombance est encore présente à la mémoire des survivants (il en reste peu). Le sous-préfet, M. Madeline, en littérature, était un homme charmant, un poète, un esprit des plus fins, qui admirait Ubu-Roi de loin et qui, la première fois qu’il reçut à dîner son auteur, faillit en tomber, officiellement, de son haut. Alfred Jarry alla fièrement à la sous-préfecture en costume de cycliste (il n’en possédait point d’autre) et pieds nus sur ses pédales parce qu’il avait pendu derrière son dos ses souliers les plus reluisants, histoire de ne pas les salir dans les flaques du hâlage, le plus ignoble chemin qui puisse exister dans toute la France.

À propos de ce chemin, son ignominie existe encore malgré l’ère nouvelle des autos, et tous les ans, M. le sénateur Bluysen, autre officiel charmant, demande à tous les échos des réparations, tant pour les mules des mariniers qui s’y tordent les pattes que pour les pneus des chauffeurs qui éclatent sur les tas de pierres non étalés, mais les communes répondent : c’est pas à nous de l’entretenir, c’est à M. Darblay, le grand fabricant de papier, et M. Darblay s’en lave les mains en répondant : Moi, ça ne me regarde pas, je fabrique du papier mais pas des cailloux.

Depuis tantôt vingt ans, l’affaire en est là parce que chacun sait qu’en France l’indécision est encore la seule chose qui dure…

Donc, le père Ubu dut se colleter avec les larbins gantés de blanc de la Sous-Préfecture, qui, le prenant pour un malfaiteur, voulaient l’expulser dès l’antichambre. Naturellement, il fut éblouissant, au dessert, de verve et d’érudition, conquit son auditoire, scandalisa les femmes dans le bon sens du mot, et Madeline devint un de ses meilleurs amis.

Aussi, prétendait Jarry, « ou allait remettre ça » !

Pour ce gala, au barrage du Coudray, on réquisitionna tout le pays. Ce fut pantagruélique ! Les cabaretiers avaient fourni leurs meilleures bouteilles, le boucher du village un gigot tel que l’on se demandait s’il provenait de la cuisse d’un bœuf, et Jarry, pêchant à tour de bras, s’était juré qu’il poserait sur chaque assiette de ses convives un énorme poisson de Seine, chevenne, brème, brochet ou barbillon, en guise de sardine !

Le plus terrible c’est qu’il voulut les faire cuire lui-même. On vint en foule, mariniers ou bracos, cuisinières ou laveuses de vaisselle, pour admirer ce singulier spectacle :

« Mais, monsieur Jarry, c’est un court-bouillon que vous voulez faire ?

— Pour ça c’est niveteux, disait la patronne de l’auberge du barrage, il faut du vin rouge et des épices…

— Et puis aussi des herbes fines ! clamait la fille de l’éclusier ». que Jarry, qui s’en servait pour ses lessives, une fois l’an, déclarait : la fille d’un éclusier supérieur.

La mère Fontaine arriva les poings sur les hanches, suivie de son bouc préféré, un animal cornu, noir comme le diable et puant à proportion :

« Ma petite cocotte en sucre, mon gentil chien vert, comme te voilà fait en marmiton ? Pour qu’un court-bouillon prenne du moulant faut y ajouter un bon bol de marc vieux…, un brin de poudre de chasse et aussi de la sauge !

— Non, du romarin ! » criait la matelassière de Pressoir-prompt, tandis qu’un très vieux berger de Moulin-Galant grondait dans sa barbe qu’il ne savait rien de meilleur qu’une poignée de menthe grise jetée dans la sauce au dernier quart d’heure de l’ébullition.

Ma fille et moi nous nous éloignâmes de cette scène de sorcellerie sur la pointe des pieds.

« Très peu pour moi ! » murmurait Gabrielle.

« Que mangerons-nous, me demandai-je, si on ne peut pas toucher au poisson ? Pas du gigot, bien sûr, où il y aura de l’ail dans chaque tranche ! J’ai une idée : on va lui offrir le dessert, un entremets. Nous ferons une crème au chocolat énorme, une crème renversée tout autant que renversante et nous en aurons ! »

Rentrées chez nous, on s’actionna autour d’un gigantesque saladier que même à quatre mains nous ne pouvions pas tourner sens dessus dessous.

Et le grand jour se leva !

Les invités, tous de marque, arrivèrent, les uns avec leur femme et les autres tout seuls. Il y eut le tilbury du sous-préfet, les bicyclettes des camarades de lettres et un cheval blanc monté par je ne sais plus qui. Défilé impressionnant sur le halage ! Il y avait là Claude Terrasse, le musicien, l’auteur de la Marche des Polonais, de la chanson du Décervelage et aussi des Douze travaux d’Hercule, le plus désopilant des opéras comiques, du temps que ces représentations étaient encore comiques ; Franc-Nohain, le délicat humoriste ; Fénéon, Américain bien français ; les poètes Pierre Quillard, A.-F. Herold, Collière, puis Demolder, auteur de la Route d’émeraude, du Jardinier de la Pompadour, et sa femme, la belle Claire, aux cheveux de cuivre rouge ; puis Vallette. Collière et moi, assis l’un près de l’autre, nous n’osions pas toucher au gigantesque chevenne qui dépassait nos deux assiettes tout autant de la tête que de la queue et qui sentait le vinaigre à faire pleurer (le vin avait dû tourner pendant la cuisson).

« Je n’aime pas beaucoup le poisson ! disait Collière de sa voix très douce.

— Heureusement pour vous, car sans ça vous en mangeriez ! » répliquai-je tout bas.

Nous étions terrorisés. Quand arriva la somptueuse crème renversée, Collière en reprit trois fois avec un gros soupir de satisfaction. Le père Ubu, de son accent des soirs du théâtre des pantins, annonça : « Ceci vous représente le sein de la négresse géante de la foire de la place du Trône. Ma-da-me Rachilde l’a copié d’après nature avec du chocolat, de la vanille et du lait de la mère Fontaine, qui, comme tout le pays le sait, couche avec son bouc… »

Le reste du discours se perdit dans le bruit des applaudissements. Au café, on fit venir le père Dunou, cabaretier et capitaine de pompiers, pour l’entendre crier : « En avant ! » d’une voix qui aurait certainement réveillé la vieille garde de Napoléon Ier. Je crois bien me souvenir que quelques convives, très attendris, burent, en guise de liqueurs fines, le fameux court-bouillon encore tiède ! La séance ne se termina que vers cinq heures du soir par… l’arrivée des gendarmes de Corbeil qui avaient un procès-verbal à dresser (que mes lecteurs se rassurent) au sujet d’un pauvre diable de noyé tiré du barrage le matin même.

Alors toutes les femmes présentes se levèrent, comme un seul homme, pour aller voir le noyé, histoire de changer d’air !

L’habileté du père Ubu à pêcher de gros poissons, de l’espèce de ceux qu’il appelait le fourneau, était vraiment surprenante. Mon mari, grand pêcheur à la ligne, mais ayant l’expérience de son âge, s’en montrait stupéfait. Il se demandait comment ce collégien à peine en vacances pouvait connaître les mœurs des poissons au point de les attirer dans tous les pièges. Et il raconte ces deux anecdotes dont je lui laisse l’entière responsabilité.

Le père Ubu passe au Mercure et prie le compagnon Vallette, alors à son bureau, de le chronométrer : « Nous venons de chez M. Wiers, nous avons acquis le gros hameçon à anguille. Nous allons incontinent dans nos domaines et nous nous installons sur la péniche d’en face. Nous jetons notre ligne munie du gros hameçon et nous prenons immédiatement la grosse anguille. Nous rentrons pour la faire cuire et nous la mangeons sans en rien donner à personne. »

Sur ce, le pêcheur aux pêches miraculeuses règle sa montre sur celle de mon mari. Dès son arrivée, en bicyclette de course, dans ses domaines, il fait ce qu’il a dit… il prend la grosse anguille… qu’il engloutit, plus tard, sans rien en donner à personne, numéro du programme le plus facile à exécuter pour un goinfre de son espèce.

Autre anecdote :

Le père Ubu est invité par Octave Mirbeau, à Veneux-Nadon. Surgissant au milieu de femmes en grande toilette et d’hommes très élégants, il produit une sensation un peu pénible, pour ne pas dire désagréable, mais on se place, par politesse, sur son véritable terrain : la pêche à la ligne.

« Avez-vous déjà pris du barbillon ? questionna Octave Mirbeau, bienveillant.

— Nous en avons la grande habitude », lui affirma Jarry, toujours prêt.

On s’imagine, naturellement, que ce surmâle de lettres était en train, selon son autre habitude, de les mystifier. On le met au défi, et tout le monde, riant sous cape, l’accompagne jusqu’à la rivière.

On pêche. Mirbeau surveille la ligne d’un œil inquiet. Il aimait beaucoup Jarry et lui accordait tous les privilèges, même la permission de se moquer des gens de lettres, cependant…

Tout à coup, le père Ubu s’écrie d’une voix féroce : « Le fourneau ! » et il tire de l’onde mystérieuse et perfide un superbe barbillon.

« Depuis, déclarait Mirbeau encore sidéré, on n’a jamais repris de barbillon à cette place, et Dieu sait si on a essayé de tous les engins ! — Et, ajoutait le père Ubu, pour une fois plein de modestie, peut-être que nous-même n’en aurions plus trouvé. »

Alfred Jarry possédait une poigne de fer. Le gros poisson est très difficile à capturer parce qu’une fois croché par l’hameçon il se décroche. On n’a pas le temps de le noyer (noyer le poisson, terme curieux qui signifie l’amener en douceur jusqu’à l’épuisette) qu’il se défile après quelques vigoureux bonds de colère. Combien de ces malheureuses bêtes, s’étant échappées en conservant l’hameçon dans leur estomac, vont mourir très loin de la place à pêche et remontent, leur ventre en l’air !

Jarry, dont la main ne tremblait pas (elle a terriblement tremblé dans les dernières années de sa vie !) ne ressentait ni émotion ni hésitation. Sa ligne d’une main, son épuisette de l’autre, il cueillait l’animal le plus lourd… comme une fleur… à la condition, bien entendu, que le crin de M. Wiers fût résistant. Il connaissait merveilleusement tous les secrets des différents appâts, secrets que se transmettent, de père en fils, les pêcheurs de profession et que surprennent, au fond des petits cabarets des berges, les amateurs ne craignant pas de trinquer avec eux.

À propos de trinquer, une autre anecdote me revient sur l’insolence traditionnelle de notre héros. M. Edwards, de fastueuse mémoire, ayant eu l’occasion de passer par l’Écluse du Bas-Coudray et sachant que le père Ubu habitait sur le bord de son quai, fit stationner son énorme bateau-palace en face de la légendaire écurie des mules et demanda une audience. Alfred Jarry, toujours sommairement vêtu de son chandail sale et de sa culotte percée, vint prendre l’apéritif avec le patron trônant au milieu de très jolies créatures empanachées.

Le père Ubu, conservant sa manie, un peu bien rustique, de heurter son verre au verre de son voisin avant de boire, Edwards lui en fit la remarque, et, très mondain :

« Voyons, Jarry, c’est peuple, ce que vous faites là. On ne trinque de cette façon qu’avec le vulgaire.

— C’est ainsi que nous l’entendons pour aujourd’hui, » riposta l’incorrigible gamin.