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Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/10

La bibliothèque libre.
B. Grasset (p. 205-223).


LA MORT

EN BEAUTÉ

X


Je reprends, dans l’article du docteur Saltas, paru aux Marges, un paragraphe ayant trait à la collaboration de Jarry au Figaro et à la fin de sa libre vie au Tripode : « À la disparition de la Revue blanche, il se retrouva malheureusement dans une situation des plus précaires ; il essaya de faire du journalisme, lui qui ne concevait pas qu’on pût soumettre son cerveau à un travail régulier, accomplit à date fixe, comme la besogne d’un artisan. Recommandé au Figaro par Octave Mirbeau, qui l’avait en grande affection, il obtint de faire, pour ce journal, un article par semaine sous le titre : Fantaisies parisiennes.

« Cette collaboration n’alla pas plus loin que deux articles. Au troisième, l’ayant apporte en retard et ayant eu de ce fait à subir une observation, il déchira sur place son papier et partit en lançant à l’adresse de ces Messieurs le fameux mot augmenté par lui d’une sixième lettre qui synthétise tout Ubu-Roi. Découragé, désemparé, de plus en plus pauvre et ne vivant qu’au prix des plus dures privations, Jarry passa alors son temps à la Bibliothèque Nationale sans rien produire qui pût lui procurer quelque argent. Je le rencontrai un jour qu’il en sortait. Il me parla de ses recherches sur l’histoire des papes et me proposa de travailler avec lui sur les manuscrits grecs de Rhoïdès. Nous commençâmes dès le lendemain, et je puis dire que j’ai passé dans cette collaboration des heures exquises, émerveillé par l’esprit si cultivé de Jarry et sa connaissance si sûre du grec. Il était déjà très déprimé, moralement et physiquement. Il arrivait le soir chez moi, souvent par le mauvais temps, en pantoufles ou avec des chaussures percées, les pieds tout mouillés. Prenant toutes les précautions pour ménager sa susceptibilité, qui était grande, je lui glissais une brique chaude sous la table, puis nous travaillions. C’est de cette collaboration que sortit la Papesse Jeanne. Ce fut là le dernier travail d’Alfred Jarry. »

Lorsqu’il eut épuisé toutes les ardoises du pays de Corbeil, il lui fallut bien, bon gré mal gré, revenir chez sa sœur à Laval, et là se place l’étrange conversion d’Ubu, né catholique mais ayant toujours vécu comme le pire des blasphémateurs, démoniaque et sacrilège à l’occasion. (Ne m’a-t-il pas avoué que cette bizarre maritorne de sacristie, Mme Berthe de C…, l’avait forcé, un jour, à mâcher des hosties consacrées qu’elle transportait au fond de son cabas de marchande à la toilette du diable !) Ce Breton entêté, capable du bon et du mauvais, sentant sa mort prochaine, fit demander un prêtre à son chevet, se confessa et communia, reçut l’extrême-onction, d’où la lettre si folle, si belle et si vraiment au-dessus de ses mœurs de palotin, que je publie à la fin de ce chapitre.

Ai-je besoin de dire que, sauf son portrait par Hermann Paul et le pantin-marionnette d’Ubu-Roi, je n’ai accepté aucun legs de ce fou qui croyait nous devoir quelque chose, à mon mari et à moi, parce que nous avions vainement, hélas ! essayé de l’arracher à son destin de paroxyste ?

Le tourment de finir en beauté est pour ce genre d’exaltés (on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de leur naïveté ou de leur orgueil !) une perpétuelle obsession. Une fois touchés de la grâce, ils marcheraient au supplice comme les anciens martyrs. Il faut naturellement faire la part de la littérature. Combien de ces comédiens sublimes se tueraient, s’ils pouvaient voir ou décrire leurs derniers moments !

Mais la nature, bonne marâtre, leur prend d’abord leur faculté d’analyse, ils deviennent peu à peu insensibles aux événements qu’eux-mêmes ont préparés avec beaucoup de soin et finissent sans s’en apercevoir, selon les lois éternelles, se rapprochant, dans leurs derniers moments, des instincts de la conservation qui les ont toujours dirigés malgré les bravades et les gestes plus nobles.

Pauvre petit père Ubu ! Que connaissait-il vraiment de la vie humaine ou animale, lui le palotin-monstre, et que pouvait-il espérer du grand Directeur du théâtre des pantins qui s’agitent et ne savent pas se conduire ?

Enfin, s’il y croyait, à cette puissance supérieure, après avoir tout nié, tout renié, tout abîmé et s’être privé des meilleures vérités pour se sustenter des plus violents élixirs du mensonge, il a connu peut-être un moment de calme cérébral qu’il n’avait jamais dû goûter auparavant, moment de calme physique et moral que les créatures saines ou plus proches encore que lui de la sage animalité peuvent seules prolonger jusqu’au seuil de l’inconnu. Elles ne croient qu’à la vie, ce pourquoi elles vivent en paix avec la mort, ne la provoquent pas, au contraire, l’éloignent par tous les moyens mis à leur portée, pour, le jour venu, fermer les yeux sans s’occuper des plis de leur manteau ou des frissons de leur fourrure. On dit que certains fauves blessés ne rentrent pas chez eux pour mourir ? Je suis un peu de cet avis. Il faut vraiment être un… surmâle de lettres pour s’imaginer que la mort est autre chose que l’antichambre de la pourriture !

Je veux extraire d’un article du poète Fagus[1] à propos, justement, du Surmâle, le compte rendu de la fin de ce livre, l’un des plus curieux romans de Jarry, et celui qui serait le plus accessible au grand public de notre époque. Après une existence furieuse qui ressemble beaucoup plus à une course à la mort qu’à la recherche réelle de toutes les voluptés, permises ou non ; « le héros est soumis à la machine-à-inspirer-l’amour, car, si l’homme devenait une mécanique, il fallait bien, par un retour nécessaire à l’équilibre du monde, qu’une autre mécanique fabriquât… de l’âme. (Ceci rejoint — comme à l’infini se rejoignent deux parallèles — l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam.) Mais en ce temps où le métal et la mécanique sont tout-puissants il faut bien que l’homme, pour survivre, devienne plus fort que les machines comme il a été plus fort que les fauves. Simple adaptation au milieu. Donc, la machine est amoureuse de l’homme : elle devenait réceptrice et tournait à l’envers à une vitesse inconnue et formidable, et le premier homme de l’avenir, sidéré, électrocuté, foudroyé, finit, lamentable et tragique, entortillé, métal autour des barreaux d’une grille de métal. Prométhée puni, dans et par son triomphe : on ne jongle pas impunément avec le vertige ».

Revenu de Laval, guéri ou croyant à une guérison possible, Alfred Jarry passa encore un hiver dans le taudis de la rue Cassette. Il ne mangeait presque plus, mais buvait encore. Je le recevais tous les mardis, jour où il se levait, agissait, parlait comme le fantôme de lui-même, la face blême et les yeux creux. Il avait pris en grippe tous ses anciens amis, ne pouvait voir un « merdecin » parce que, prétendait-il, ces bouffres-là l’avaient drogué pour l’examiner de près : « Vous comprenez, Ma-da-me, ils ont tout intérêt à disséquer un personnage de notre trempe. Ils auraient l’occasion d’apprendre quelque chose de nouveau. » Par instant, très lucide, il se souvenait de ses nombreuses dettes et cela le tourmentait ; il ajoutait, avec un rire macabre : « Nous vivrions cent ans que nous ne les paierions pas ! »

Il était tellement saturé d’éther qu’on le devinait avant de le voir. Il marchait dans une espèce d’hallucination qui, heureusement, pour son intelligence enfin vaincue par le réalisme de son vice, le soutenait sans l’avilir à ses propres yeux… Je crois bien qu’il était mort depuis longtemps et, comme il avait osé l’écrire, son cerveau, dans sa décomposition, fonctionnait au delà de la tombe, tel une machine.

Seulement, ses rêves n’étaient point le Paradis, hélas ! c’était l’avant-goût de la pourriture.

Lorsqu’on ne le revit plus, mon mari et le docteur Saltas allèrent chez lui. On le trouva couché, ayant encore sa connaissance mais ne pouvant plus se remuer. On l’emporta, on le fit admettre à la Charité où il traîna quelques jours. On venait l’y voir, tous ceux qui l’aimaient : Saltas, Polti, Vallette, Natanson, il ne fut point abandonné, malgré ce qu’on a pu écrire pour dramatiser sa fin, déjà si triste. Il s’en allait, diminuait à vue d’œil, on eût dit un petit enfant et, de temps à autre, sans aucun doute sur sa guérison, il répétait : « Nous allons de mieux en mieux », lui qui annonçait solennellement l’heure de sa mort lorsqu’il l’avait, en un geste grandiloquent, décidée et ordonnée d’une manière plus élégante.

Comme Georges Polti, l’auteur des Cuirs de bœuf, se tenait tout ému devant son lit, ne sachant de quoi lui parler parce que son émotion lui serrait la gorge : « Eh ! Polti, ça ne va donc pas que vous êtes si pâle ? » lui lança le père Ubu, de son ancienne voix de bataille.

Il me demanda, par une carte d’une écriture encore assez ferme, de lui faire le plaisir de lui procurer du Mariani, car il avait grand besoin de se fortifier avant sa sortie, relativement prochaine, de l’hôpital. Avec la permission de ceux qui le soignaient, je lui envoyai une bouteille de ce vin… qu’il but en une journée parce que, selon la phrase traditionnelle, on n’avait plus rien à lui refuser.

« Jarry mourut le 1er novembre 1907. Nous étions une cinquantaine à suivre son convoi, dit Guillaume Apollinaire dans son article nécrologique. Les visages n’étaient pas très tristes et seuls Fagus, Thadée Natanson et Octave Mirbeau avaient un tout petit peu l’air funèbre. Cependant tout le monde sentait vivement la disparition du grand écrivain et du charmant garçon que fut Jarry. Mais il y a des morts qui se déplorent autrement que par des larmes.

« On ne voit pas bien des pleureuses à l’enterrement de Folengo, ni à celui de Swift. Il n’en fallait pas non plus à lui de Jarry. De tels morts n’ont jamais eu rien de commun avec la douleur. Leurs souffrances n’ont jamais été mêlées de tristesse. Il faut pour de semblables funérailles que chacun montre un heureux orgueil d’avoir connu un homme qui n’ait jamais éprouvé le besoin de se préoccuper des misères qui l’accablaient lui et autrui. Non, personne ne pleurait derrière le corbillard du père Ubu. Et comme c’était un dimanche, le lendemain des Morts, la foule de ceux qui avaient été au cimetière de Bagneux s’était, vers le soir, répandue dans les guinguettes des alentours. Elles regorgeaient de monde. On chantait, on buvait, on mangeait de la charcuterie : tableau truculent comme une description imaginée par celui que nous menions en terre. »

Et maintenant voici sa dernière lettre, celle écrite à la dernière heure qu’il s’était choisie. Il voulait mourir en beauté et en bon chrétien.

Qu’il soit donc fait, littérairement, selon sa volonté :

Laval, 28 mai 1906.
Madame Rachilde,

Le père Ubu, cette fois, n’écrit pas dans la fièvre. (Ça commence comme un testament, il est fait d’ailleurs.) Je pense que vous avez compris, il ne meurt pas (pardon, le mot est lâché) de bouteilles et autres orgies. Il n’avait pas cette passion et il a eu la coquetterie de se faire examiner partout par les « merdecins ». Il n’a aucune tare ni au foie, ni au cœur, ni aux reins, pas même dans les urines ! Il est épuisé, simplement (fin curieuse quand on a écrit le Surmâle) et sa chaudière ne va pas éclater mais s’éteindre. Il va s’arrêter tout doucement, comme un moteur fourbu. Et aucun régime humain, si fidèlement (en riant en dedans) qu’il les suive, n’y fera rien. Sa fièvre est peut-être que son cœur essaye de le sauver en faisant du 150. Aucun être humain n’a tenu jusque-là. Il est, depuis deux jours, l’extrême oint du Seigneur et, tel l’éléphant sans trompe de Kipling, plein d’une insatiable curiosité. Il va rentrer un peu plus arrière dans la nuit des temps.

Comme il aurait son revolver dans sa poche-à-cul il s’est fait mettre au cou une chaîne d’or uniquement parce que ce métal est inoxydable et durera autant que ses os, avec des médailles auxquelles il croit s’il doit rencontrer des démons. Ça l’amuse autant que des poissons… Notons que s’il ne meurt pas, il sera grotesque d’avoir écrit tout cela… mais nous répétons que ceci n’est pas écrit dans la fièvre. Il a laissé de si belles choses sur la terre, mais disparaît dans une telle apothéose !… (Détail : prière à Vallette de prélever sur les souscriptions, s’il en reste, quelque chose pour l’[2] afin que je puisse vous léguer le portrait ; 2e legs, le Tripode, qu’en ferait ma sœur ? Et bien entendu après que les comptes restants seront payés sur le Pantagruel ou autre chose.) Et comme disait, sur son lit de mort, Socrate à Ctésiphon. « Souviens-toi que nous devons un coq à Esculape ». (Je désire, pour mon honneur, que Vallette se « couvre » des vieilles écritures passées.)

Et, maintenant, Madame, vous qui descendez des grands inquisiteurs d’Espagne, celui qui par sa mère est le dernier Dorset (pas folie des grandeurs, j’ai ici mes parchemins) se permet de vous rappeler sa double, devise : Aut nunquam tentes, aut perfice (N’essaye rien où va jusqu’au bout ! J’y vais, Madame Rachilde). Toujours loyal… et vous demande de prier pour lui ; la qualité de la prière le sauvera peut-être… mais il s’est armé devant l’Éternité et il n’a pas peur.

À propos : j’ai dicté hier à ma sœur le plan détaillé de la Dragonne. C’est sûrement un beau livre. L’écrivain que j’admire le plus au monde voudrait-il le reprendre, utiliser, à son gré, ce qu’il y aura de fait et le finir, soit pour lui, soit en collaboration posthume ? Elle vous enverra s’il y a lieu le manuscrit, aux trois quarts écrit, un gros carton de notes et le dit plan.

Le père Ubu a fait sa barbe, s’est fait préparer une chemise mauve, par hasard ! Il disparaîtra dans les couleurs du Mercure et il démarrera, pétri toujours d’une insatiable curiosité. Il a l’intuition que ce sera pour ce soir à cinq heures… S’il se trompe il sera ridicule, les revenants sont toujours ridicules.

Là-dessus, le père Ubu, qui n’a pas volé son repos, va essayer de dormir. Il croit que le cerveau, dans la décomposition, fonctionne au delà de la mort et que ce sont ses rêves qui sont le Paradis. Le père Ubu, ceci sous condition — il voudrait tant revenir au Tripode — va peut-être dormir pour toujours.

Alfred Jarry.

La lettre dictée hier est presque un duplicata, mais j’ai donné ordre pour qu’on vous l’envoie après, ainsi, si vous le voulez bien, que ma bague mauve.

A. J.

Je rouvre ma lettre. Le docteur vient de venir et croit me sauver.

A. J.

  1. Les Marges, 15 janvier 1922.
  2. Mot effacé.