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Cher cœur humain !/La Confidence du mal marié

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 169-194).

LA CONFIDENCE DU MAL MARIÉ

Mon vieux, l’existence est intenable avec Alice. Fresnes doit paraître plus doux au repris de justice que la détention du mariage à ma pauvre vie journalière. Je suis en proie à l’humeur et à la critique impitoyables de ma femme. Tu changes de figure… tes traits s’alarment, tu ne soupçonnais pas ce mal secret ? Nous donnons le spectacle de deux êtres qui s’aiment ? Eh bien ! mon vieux, nous ne trompons pas nos amis. Alice m’est toujours bien chère et j’ai lieu de croire qu’elle ne pourrait envisager de me quitter. Mais ce terme délicat, cette troisième valeur mystérieuse, produit de la rencontre de deux âmes, notre rapport enfin est comme un fruit gâté. Une tache y est apparue. Alice l’y a mise le jour qu’elle a introduit dans cette zone divine, à ce point ineffable qui est la jonction de deux cœurs humains, le soupçon que je ne l’ai épousée que par calcul, par intérêt.

Tu me connais depuis notre quatrième, tu sais mieux que moi le peu que je vaux : l’homme qui s’emballe au petit déjeuner pour des mérites extraordinaires, pour la sérénité de sa journée, pour une hauteur d’âme à toute éventualité, et qui, au premier coup de téléphone embêtant, se dégonfle, retombe à plat, ne retrouve plus que la baudruche de son égoïsme, de son mauvais caractère, voilà ce que je suis, le même à trente-cinq ans qu’à l’âge ingrat, ni meilleur ni pire. Je ferai un vieillard sans grandeur, sans majesté. Quelque chose me force, contre mon gré, d’être médiocre. Mais enfin, il faut le reconnaître, contre mon gré, et, dis-moi, as-tu connu rien de véritablement malpropre dans ma vie ? Non, n’est-ce pas ? Mes goûts ne sont point bas et il me semble que j’ai l’âme assez claire. Jouer la comédie de l’amour pour obtenir par la femme la situation et la fortune, enfin, mon cher, est-ce de moi ? Eh bien ! voilà pourtant de quoi m’accuse Alice. Voilà sur quoi serait fondée d’après elle notre malheureuse communauté.

Il y a des maris qui soupçonnent leur femme de les empoisonner lentement. Leur palais est sans cesse en éveil. Ils trouvent un goût phosphoreux à leur pâte dentifrice, un goût de salpêtre à leur cigarette. L’eau minérale débouchée à table leur est arsénieuse. Alice souffre comme ces maris. Elle reconnaît sur mes mains, sur mes lèvres un goût de marché. Elle respire les petits présents que je lui fais, bijoux, fleurs, parfums ; ils ont une odeur de papier-monnaie. Tu comprends, j’achète toujours ma place de directeur commercial aux usines de son père ; j’achète toujours sa dot. Le moindre baiser est un chèque. Je donne signature sur signature, mais elle se dit que l’or, elle ne le verra jamais. Ne proteste pas, mon cher, ce furent ses propres paroles lors d’une de nos atroces discussions sur la nature de mes sentiments pour elle. Elle est vraiment une intoxiquée en imagination.

Tu te demandes comment elle s’est avisée de mon prétendu mensonge ? En effet, il n’en a pas toujours été ainsi et nous avons passé cinq ou six années de bonheur limpide. Comment c’est venu ? Ah ! mon vieux, tu ne connais pas Alice. Tu te figures qu’une femme comme elle, quand sa vie morale bute sur un obstacle, cela se sait ? Tu imagines que ses proches en sont informés, que son apparence change sur le coup ? Sache bien qu’au contraire ni sa prunelle ni son humeur ne bougent. Elle est dans vos bras, front contre front, on croit dévorer ses pensées jeunes, ses pensées gracieuses, ses pensées gonflées d’une sincère et loyale ivresse. Et derrière le masque de son corps, protection suprême des femmes, elle accumule secrètement contre vous toutes les pièces d’un noir dossier. Mais le procès, elle ne vous l’intentera que plus tard, à son jour.

Comment cette idée est née chez Alice ? Mais je n’en sais rien. Cela date peut-être de très longtemps. Ce que je puis te dire c’est que gratuitement un soir, elle m’a fait l’aveu de son grief à mon retour d’une soirée passée avec Laffrey. Tu te rappelles, Laffrey, ce grand qui faisait sa philo avec nous ?

Alice avait seize ans quand je l’ai épousée. Je ne sais pas si ces mots « seize ans » rendent pour toi un son extraordinaire. Pour moi, ils sont aussi enivrants qu’aubépine, azur, seigle, abeille, zéphyr. Alice peut m’exaspérer, me diminuer, me piétiner. Elle peut vieillir, je puis avoir soixante ans, je n’en aurai pas moins tenu dans mes bras une femme de seize ans qui, à tous les âges, me sera sacrée. Je suis fou encore quand j’y pense. J’en avais vingt-sept alors. J’ai communié au printemps même.

Elle était réservée et obscure comme les enfants. Une raquette de premier ordre, semblant se dépenser toute, bondissante, dansante, sur les courts de Saint-Cloud, après les balles comme une hirondelle après une mouche. Mais ce n’était que la centième partie de sa vie, de même que ses rires incoercibles devant un jeune homme gauche, une vieille dame fagotée, de même que ses vocalises capricieuses pour un rayon de soleil. Sa puérile tendresse, il fallait la lui arracher, lui demander dix fois le jour : « M’aimez-vous ? » Jamais elle ne m’embrassait que dans l’obscurité. Puis, certaines nuits, des mots de femme :

« Vous êtes mon océan. » « Oh ! Pierre, je suis si petite… »

Tu comprends, mon vieux, seize ans, ce n’est pas l’âge de la méfiance et son soupçon ne date pas de là. Mais c’est l’âge des jardins secrets. Je m’aperçus bientôt qu’elle fermait à clef la commode Louis XV de notre chambre où elle rangeait de vieilles poupées, un certain carton bleu, les gants d’une petite fille inconnue, et les photographies de son voyage en Espagne. Je la trouvais parfois à genoux devant un des tiroirs, roulant un ruban sur ses doigts. À quoi pensait-elle ? Ses livres étaient recouverts d’un papier batik. C’était pour que je ne pusse en savoir les titres. Je revois toujours son geste, quand je la surprenais plongée dans un roman, de fermer son livre comme une claquette et de l’enfermer sous son bras, mieux qu’à clef.

— Que lisiez-vous, Alice ?

— Oh ! une ineptie.

À l’entendre, elle n’aurait jamais lu que des inepties. Pas une fois elle n’a avoué de l’intérêt pour une lecture, même lorsque je lui voyais les yeux rouges et que je me mourais de son mystère. J’en suis encore à me demander si elle n’écrivait pas son journal comme les petites filles de cet âge ; un journal où il y aurait eu des langueurs, des clairs de lune, des mots comme ceci : « Pierre m’a embrassée moins fort qu’hier : il ne m’aime plus. » Je l’ai vue, un jour, précipiter en hâte un cahier dans la commode. Mais, après tout, je sais qu’elle copiait aussi des poésies, en secret.

Avec cela, bavarde comme un oiseau. Ne tarissant ni de rires ni de paroles. Elle moussait comme ces champagnes avec quoi l’on est toujours volé au moment de boire ; pas un atome d’elle-même au fond du verre. C’était des autres qu’elle parlait. As-tu remarqué, mon cher, qu’un petit enfant ne cède jamais non plus un pouce de sa vie intérieure ? Je crois qu’il faut trente ans à une femme pour qu’elle sache s’exprimer elle-même ; et alors, elle ne le sait que trop. Mais une femme-enfant, c’est difficile, mon vieux, c’est extraordinaire. Maintenant encore, avec ses vingt-quatre ans et cruelle comme elle l’est avec moi, elle a le don des inaccessibles, des impénétrables : elle est vertigineuse.

Ce que je raconte là, je ne l’ai dit à personne, même pas à Laffrey qui est devenu notre voisin à Saint-Cloud et qui croit à notre bonheur apparent. Tu comprends, Laffrey, je l’ai retrouvé il y a trois ans, comme toi, par hasard. C’était lors d’un festival Debussy à la salle Beethoven. Je marche sur le pied d’un grand monsieur, c’était Laffrey : mais un Laffrey fantôme, comme retombé au fond de lui-même et que je voyais l’instant d’après écouter le quatuor à cordes, la tête décollée de ses épaules géantes, en angle droit, le menton dans le gilet, penché comme sur un tombeau. J’ai eu l’impression que je frôlais un homme en état de choc, une douleur insigne. Le lendemain, il était à mon bureau, sans rien me dire encore de son secret, mais comme s’il avait peur de perdre l’occasion d’un sauveteur possible. Oh ! son secret n’en est pas un. Il aime une femme malade qui, à l’heure qu’il est, se soigne en Suisse et ne guérit toujours pas. La crise de Laffrey dure encore. C’est l’homme qu’il faut amuser, arracher à l’idée fixe, distraire comme un enfant. Mon triomphe, c’est lorsque je puis l’entraîner dans une partie de pèche avec moi sur la Seine, ou bien dans un restaurant de choix, et que seuls en face l’un de l’autre, je retrouve mon Laffrey d’autrefois, la tête droite sur les épaules, étincelant, son esprit de symbole revenu, faisant des gens, comme naguère, des portraits par analogies, par évocations successives. Très fort, Laffrey ! Mais le malheur que je te confie à toi ce soir, mon vieux, tu avoueras que je ne peux pas en écraser cet ami chancelant qui a loué à Saint-Cloud pour être moins éloigné du secours que je lui apporte.

Alice n’a pas de sympathie pour Laffrey. Elle n’hésite pas à me froisser en le traitant de déséquilibré et de neurasthénique. Et, Dieu sait ! Personne n’a le jugement plus corrigé, plus rectifié sur les hommes, sur les événements. Il écrit dans une revue économique des articles aux assises de ciment. Mais Alice décrie aussi ma famille, ma mère, mes sœurs, tout ce qui me touche de près. Elle m’a dit un jour : « A-t-il fallu que l’enjeu soit beau pour que vous consentiez à perdre Monique et Paulette, ces modèles ! » Une autre fois : « Sans votre mariage, vous moisiriez encore au ministère sur le propre rond de cuir de votre père. Le plus triste est qu’il a fallu prendre la fille avec l’usine des Vallées. » Voilà, mon cher, ce que je dois entendre sur une bouche que j’aime toujours, je te le jure. Oh ! dans ce cas-là, certes, je doute si je ne déteste pas ma femme. Mais, que par là-dessus elle pleure un peu, mon cœur fond, je n’ai plus envie de la quitter, de fuir, de reprendre ma liberté — parfois de brutaliser cette pauvre petite.

Dis-moi, oh, dis-moi le moyen de la convaincre que c’est elle que j’ai voulue, que je l’aurais prise en haillons rien que pour ses seize ans, sa joue en fleur, la nuit parfumée de son âme, son énigme ; que je l’aime enfin puisque depuis huit ans, crois-le ou ne le crois pas, je lui reste strictement fidèle. J’ai vu des femmes très bien ; l’idée de trahir Alice m’a toujours paru monstrueuse. Tu vois, tu ne protestes pas parce que tu me connais. Eh bien ! Alice protesterait, elle. Oui, en haillons je l’aurais adorée. Si je l’aurais épousée ? Mais… mais… je le crois mon cher. D’ailleurs la question ne se serait pas posée. Je ne t’apprends rien en te disant que nous étions sans fortune. Mes sœurs, Monique et Paulette, sont obligées de travailler dans une banque et je n’ai dû de pouvoir faire mon droit qu’à une petite place d’expéditionnaire à la Chancellerie. Bref, je n’étais pas dans les conditions de Laffrey qui est riche et qui, s’il peut arracher à la mort sa poétique Elvire, lui offrira pour la vie des lits de roses où reposer éternellement ses charmes fragiles. Il m’était interdit, à moi, d’épouser une femme qui n’eût rien. Jusqu’ici donc, je te concède que l’idée d’une dot s’incorporait malgré moi à l’idée de mariage. Une nécessité. Une loi.

Un jour, à Saint-Cloud, je suis entraîné par un voisin à une partie de tennis. Je vois, dans un rectangle découpé parmi les arbres, des jeunes femmes en blanc, des garçons immaculés et, au milieu d’eux, un être extraordinaire qui répandait de la clarté, qui semblait être la raison profonde de l’univers, un être aussi différent des autres qu’une bergère de son troupeau. Alors que les yeux des autres apercevaient tout simplement par une échancrure des frondaisons la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, récifs du grand lac gris de Paris, les siens déchiffraient des mystères qui la faisaient sourire à l’Infini. Il y avait bien là une dizaine de personnes. Pas une seconde je ne pensai que ces jeunes femmes et ces jeunes gens pussent attirer son regard. Pas un instant je ne doutai que je ne fusse le seul, quand il aurait rencontré le mien, à pouvoir satisfaire ses curiosités divines. Ne semblais-je pas le seul à avoir deviné son essence ?

On fit pivoter les raquettes je devins son adversaire. Je fus enragé de la vaincre. C’était une frénésie, le combat de Jacob et de l’ange ! Tu conçois l’orgueil de triompher de l’ange ! Mais elle me battit. Enfin, voilà comment je connus Alice.

Aucune réflexion, aucune déduction, aucune pensée logique cet après-midi-là. Les yeux du génie charmant et les miens s’étaient rencontrés plusieurs fois. J’étais complètement ivre. J’ai raconté à Laffrey ce qui s’était passé là ; il m’a affirmé que la véritable naissance de l’amour n’est pas autre chose et que c’est ainsi que lui-même fut pris par cette belle jeune femme que la maladie lui refuse sans cesse.

Cela dura la nuit, toute la journée du lendemain : une sorte d’hypnotisme. Je dois avouer — car en ce moment, mon vieux, tout en te confiant mon cas, je l’analyse, j’examine ma conscience, je veux me rendre à moi-même un compte exact de tout — je dois avouer que deux ou trois jours sans revoir la surprenante jeune fille me dégrisèrent. L’image d’elle que je portais en moi au point de croire parfois que je lui ressemblais, s’atténua. Elle ne m’avait pris encore que spirituellement. Laffrey prétend que les premiers instants de l’amour sont toujours dégagés de la chair. Enfin ma pensée revit Alice raisonnablement, une enfant de dix-sept ans peut-être et encore toutes ses formes de petite fille.

C’est ici que se place dans les soubassements obscurs de moi-même l’incubation de mon désir et la genèse de mon projet. Je me trouvais à ce point, à cette place aiguisée et subtile entre deux décisions, où il m’eût été aussi facile de rejeter à l’abîme mon émotion que de chercher à la faire renaître. Je regrettais certainement l’ivresse disparue et j’avais envie de revoir Alice pour en sentir à nouveau le rayon. Mais ce rayon se reproduirait-il ?

Je suis obligé de reconnaître ceci, qu’en l’absence de tout renseignement je déterminais chez Alice le je ne sais quoi de certain, d’assuré, de décidé qui marque les filles riches autant que leur robe de sport ou la forme de leurs souliers de tennis. Pas un instant le problème ne se posa de savoir si elle n’appartenait pas à un milieu modeste, et si en faisant un premier pas vers ma petite joueuse de balles, je ne m’engageais pas envers quelque fille pauvre reçue par faveur dans un cercle élégant. Alice sentait la fortune. Elle l’avait dans le port de tête, dans son rire, dans sa liberté souveraine, dans son petit pied dominateur. On la voyait très bien s’engouffrant après la partie dans une salle de bains à mosaïques, parmi les flacons de cristal et d’argent, pour plonger son corps bruni de jeune oisive qui eut tout le temps de se hâler au soleil, dans une eau parfumée. Je te dis cela, c’est exactement une vision que j’eus, symbole de ses raffinements, de ses soins renchéris.

Que l’essence rare d’une fille riche soit un élément de séduction, tu ne le nieras pas. Des doigts qui n’ont jamais touché que des étoffes précieuses, que des métaux précieux, que de vraies perles, de vraies pierres ; des pieds qui n’ont jamais foulé que du vrai Beauvais, du véritable Aubusson ou des tapis persans ; des yeux habitués aux tableaux originaux, aux meubles de style, aux animaux de race, aux pur sang, aux objets de marque, des yeux qui ne voient au théâtre que les premières, aux concerts que les virtuoses, des yeux tellement nourris d’authenticités qu’ils ont le mépris de limitation, de la falsification, de la seconde main, de tous les similis, mon cher, cela crée à une jeune fille une sacrée personnalité, quelque chose qui émeut comme le mot « princesse ». Oui, c’est vrai, cette grande pureté du luxe qui émanait d’Alice m’a ébloui et l’idée qu’elle pourrait m’entraîner avec elle dans cette région irradiée de vrais diamants, de vraies perles, de vrai Louis XV, dans cette région princeps de toute littérature, de toute peinture, de toute musique, de tout art, de tout bien-être, m’a effleuré.

Qu’est-ce qui détermine un garçon de vingt-sept ans à épouser telle ou telle jeune fille ? Comment se solidifie et se cristallise en lui, aussi insensiblement qu’un grain de sel dans un marais silencieux, cette extraordinaire ambition d’attacher tous ses jours, tous ses intérêts, toutes ses humeurs aux jours, aux intérêts, aux humeurs d’une femme ? Est-ce seulement l’attrait, le désir ? Mais pourtant combien de jeunes filles qui vous charment à vous étourdir et qu’on n’épouserait pas ! Il faut que dans votre inconscient des fées aux mains de chimistes amalgament la prudence, les précautions, la prévoyance à l’enivrement en vue d’une sélection rationnelle et pratique. Je confesse qu’au bout de trois jours, avant d’avoir revu Alice, j’allai demander à mes voisins qui elle était. On me nomma le grand industriel des Vallées qui était son père et n’avait d’ailleurs pas d’autre enfant. Je mentirais si je te disais que l’idée de mariage n’était pas déjà secrètement éclose en moi. Le nom du beau-père éventuel me causa un véritable effarement. Les fées aux mains de chimiste qui travaillaient dans mon âme eurent peine à vaincre mon sentiment de impossibilité. Restait, toute-puissante, l’envie de revoir Alice, de ressentir encore le rayon d’Alice. Je sais que Laffrey aussi a connu au début de son amour cette fatalité qui, à l’heure où l’on n’est pas complètement pris encore, vous ramène de force au foyer de l’obsession. Le dimanche suivant, je retournai au tennis de Saint-Cloud et je la retrouvai.

Je la retrouvai tout entière avec ce rayon que j’étais seul à voir. Et c’est alors que je compris que c’en était fait : l’idée de l’union avec ce jeune être somptueux avait pris corps en moi. Tout ce qui est arrivé depuis lors m’apparut comme sur un écran. Je me vis épousant Alice enfant ; son père m’élevant à un poste de grand vizir dans son usine ; m’offrant des appointements fabuleux pour l’expéditionnaire que j’étais, mais qui me permettraient de mettre aux pieds d’Alice un salaire digne d’elle ; nous faisant bâtir une villa blanche face au poudroiement de Paris et notre vie conjugale se déroulant dans le décor requis par la qualité de mon amour.

Non, je n’ai pas calculé ; non, je ne fus pas avide. L’élévation de ma vie se présentait avec l’attrait d’Alice pour consolider en moi le projet du mariage. Je ne dis pas que cette élévation me fût indifférente : elle me faisait fermenter le sang quand j’y pensais. Je ne dis pas que ma raison n’embrassât étroitement ces heureuses conditions d’union et ne me soutint avec force dans la difficile conquête qu’hésitant encore, j’allais entreprendre, en ce sens que, si Alice par exemple eût été soudain privée de l’héritage et des biens de son père, mon amour sujet encore à ces fluctuations, à ces remous qui marquent le début d’une passion (Laffrey l’a observé comme moi) n’aurait peut-être pas pu résister au sentiment du déraisonnable et du périlleux qui eût lutté contre mon désir et ôté à ma folie la vigueur de se décider. Car, mon cher, tu es garçon, mais tu dois bien te douter des tergiversations où l’on peut nager à l’instant de choisir sa femme, et que toute une partie de soi-même se défend d’être dupe et vous avertit froidement des risques où l’on s’engage. Cette portion de l’individu qui sert de témoin à l’autre n’est pas attaquée par la passion. Elle est comme un parent expérimenté qui vous montre les défauts possibles de la bien-aimée, des malfaçons morales ou un caractère acariâtre : de la duplicité, de la perversité, enfin toutes les calomnies imaginables. L’amour nouveau-né, va, est un pauvre enfant qui n’a jamais l’air viable. Quelles sollicitudes pour le sauver ! Que de secrets remèdes ! Mais c’est une robuste nourrice à lui donner que la raison. Un fol amour raisonnable, voilà ce qui conduit au mariage. Eh bien ! je ne dis pas que la fortune d’Alice n’ait joué dans ma décision, mais enfin, elle n’a en somme qu’étayé mon amour.

Je me battis donc de nouveau contre Alice aux courts de Saint-Cloud. Cette fois, je la sentais un peu mienne déjà, comme un objet sur lequel on a jeté son dévolu et qu’on est à la veille d’acheter ; et je voulus perdre parce que la tendresse et la protection étaient déjà en moi. Elle m’envoya un : « Mais vous le faites exprès, monsieur ! » qui grandit mon sacrifice et me ravit. Puis, assis sur un banc rustique, nous causâmes devant Paris. Elle me demanda quels quartiers je préférais et si j’aimais mieux le Marais que la plaine Monceau ; et il se trouva que je pensais comme elle. Je sus qu’elle allait commencer sa philosophie, puis aller en Norvège l’année suivante. Je fus épouvanté des projets que j’avais à déranger. Là-dessus, j’eus l’occasion de rattacher sa sandale, je tins un instant son pied dans ma main, son pied dominateur, et à cette minute même, sans que je lui demandasse rien, elle me confia qu’elle prenait ses seize ans ce jour-là. Je ne la croyais pas si jeune. Ce coup me fit chanceler. Songe donc, à peine légalement nubile ! Je changeai de langage et pris des formules puériles pour lui parler. À la fin, elle me demanda de venir faire des balles chez elle le mercredi avec mon camarade. Elle n’était pas si petite fille qu’elle n’eût compris ma romance sans paroles. Ce n’est pas sûr que je lui eusse alors déjà plu ; mais elle aimait le goût de mon encens.

Cela dura les vacances.

Lorsque je la voyais, j’entrais dans le temple où nulle distraction n’était possible ; je m’abîmais en sa présence réelle sans la moindre réflexion. Lorsque je ne la voyais plus, j’analysais mon effrayant amour, me demandant s’il tiendrait, s’il n’était pas né d’une fantaisie de mon esprit, s’il comportait le Grand Serment, s’il Justifiait le front que j’avais d’aller le déclarer au fameux industriel des Vallées. Je doutais de moi. Je doutais aussi d’Alice. Je me surprenais à dire férocement : « Après tout, c’est peut-être une pécore ! » Mon vieux, on est ainsi. Un cœur humain est capable des pires soupçons contre ce qui lui est le plus cher. Mais cela se passait dans des régions latérales à mon amour qui croissait d’heure en heure, sans éclaboussures.

Et puis, en effet, il y avait derrière elle le luxe compensateur qui ne motivait pas ma décision mais me permettait d’accepter les éventualités troublantes qu’elle comportait ; par exemple, que la société d’Alice me devint un jour fastidieuse, que je cessasse de l’aimer, qu’elle se révélât revêche ou légère. Vois-tu, j’ai des hérédités de grands-parents riches, moi. Quand on passe sa jeunesse étouffé dans le petit appartement à huit mille francs de sa famille et qu’au moment d’asseoir pour toujours sa place sociale, à ce moment fatal du mariage, où, d’un coup, l’on va tout jouer, les visions d’une vie puissante apparaissent, est-on blâmable d’être aspiré de ce côté ? Après tout, si je me trompais sur Alice, restait la vie puissante.

Voilà ce qui servit de lisières à mon amour naissant. J’en conviens. Mais, à mesure que j’avançais dans la connaissance d’Alice, les odieuses pensées, les tentations contre elle que je t’ai dites devinrent la proie du feu. Les sécurités que me donnait cette âme de cristal suffirent à m’assurer contre la vie conjugale. Mes hésitations n’eurent plus raison d’être. Il n’en est pas moins vrai que tout un temps, je dus aux conditions qui rendaient ce mariage magnifique d’avoir lutté pour mon amour et pour le mariage contre le doute. Je jure, mon vieux, que la détermination finale, le décret de ma volonté fut donné dans un élan de passion. C’est quand je compris qu’Alice commençait à s’attacher à moi, et que, renonçant à la voir davantage sans l’assurance que son père m’agréerait, je fis présenter à ce père inconnu ma requête par mon camarade.

Je fus mandé un matin chez celui qui devint en ces jours-là le maître de mon sort, et, avant d’en décider, voulait me voir.

On arrivait à lui par un hall fleuri sur lequel s’ouvraient les portes vitrées de ses ateliers infernaux. Et au fond, c’était le cabinet de ce metteur en scène magnifique, dont la seule réelle ambition consistait à attirer tout ce qui passait à portée de sa main, affaires ou hommes. Moi-même, piètre personnage dont les vingt-sept ans n’avaient pu parvenir à rien, qui, au surplus, lui faisais l’injure de prétendre à sa fille, au lieu de m’écraser de sa surface, déjà sensationnelle dans l’Europe industrielle, il voulut avant tout me conquérir et me traita en égal.

Il avait l’attrait de ces hommes dont la fortune est encore toute jeune et toute verte, fleure encore la vie plus que les vieilles rentes. Il n’était riche que depuis quinze ans, peut-être douze ; le sourire de la réussite ne s’était pas encore figé en arrogance sur les lèvres de sa quarantaine. Il en était toujours à la période où le parvenu joue encore avec sa fraîche proie.

Il me charma : il me força d’être à mon avantage. Il me proposa de visiter son usine : sans nous arrêter aux tours, aux fraiseuses, aux décolleteuses, en passant vite, elle dura deux heures. Pas un mot d’Alice. Pas un mot de mon doctorat en droit. J’étais un noble étranger curieux d’industrie, un ambassadeur de quelque firme occulte. Mon vieux, en le quittant, je raffolais de lui.

Laffrey prétend que mon beau-père est une grande coquette et qu’il lui est impossible de ne pas plaire. Je me dis qu’il en eût peut-être agi de même avec le dernier balayeur de ses ateliers. C’est une âme pittoresque. Enfin, tu connais sa popularité.

Pendant un mois, je n’entendis parler de rien et je m’étais interdit de voir Alice. Quelle torture ! Par une sorte d’explosion à retardement l’énormité de la situation du père commençait maintenant à me foudroyer. Le seul souvenir des salles de machines, des dynamos, du bureau commercial, pulvérisait ma chétive personnalité. Je m’humiliais moi-même à plaisir. Je n’ambitionnais plus que l’éternité de ma chaise d’expéditionnaire à la Chancellerie pourvu que le père courroucé s’écriât à tout le moins : « Tenez, prenez-la, ma fille, mais sans un sou. »

Alice seule, Alice sans perles ni soie, Alice pauvre, Alice nue, voilà exactement ce que je pleurais. Et je te donne ma parole, mon vieux, qu’au point où j’en étais, le reste ne comptait plus.

Quelqu’un ouvrit un jour la porte de mon bureau, place Vendôme. Celui qui est aujourd’hui mon beau-père s’avança vers moi, les épaules carrées, sa forte tête frisée, ur port de maître. Il n’y a que lui pour vous prendre aussi affectueusement par le bras. Il souriait gentiment : « Je vous emmène dîner chez Gustave. J’ai à vous parler. » C’était pour me proposer la place que j’occupe encore à cette heure. Il m’apparut comme un dieu. C’est justement ce qu’il aime.

Pourquoi il m’a accepté comme gendre ? J’avoue qu’aujourd’hui, je ne le sais toujours pas. Peut-être parce qu’Alice l’en avait prié. Peut-être parce qu’à ma première visite, cet homme sensible comme un fil de soie a perçu en moi une adoration, parce que mon visage était émerveillé devant lui.

Maintenant, tu sais tout.

Alice m’aimait. Je ne crois pas que beaucoup d’hommes aient connu le même bonheur que moi. Je te fais juge : était-ce un bonheur impur ? Mon sentiment, comme le dit ma femme, fut-il gâté par le calcul et l’intérêt ?

Mais, dans le mariage, il n’y a pas de sentiment pur ni de décision irréfléchie. Je défie un mari de ne s’être pas, fût-ce une minute, assuré contre la personne même de sa fiancée, contre le péril des inconnues de sa fiancée (car enfin on épouse toujours la nuit féminine) par des considérations subsidiaires à l’amour. Au plus vif d’une passion, un homme ne perd jamais de vue que cette passion ne remplira pas toute sa vie. Cette secrète lucidité — et souvent inavouée — l’avertit des apports que lui fait la femme élue en vanité, en considération, en relations, en joies culinaires ou en millions. Je crois pouvoir passer à ce titre parmi les plus désintéressés. Pourquoi faut-il qu’Alice à vingt-deux ans se soit avisée sans motif de son aveuglement et de ma cupidité !

La pauvre petite souffre, prétend qu’elle n’est rien pour moi, que je n’ai jamais pu lui prouver irréfutablement mon amour, alors que, par l’emploi de mon temps, je lui ai démontré ma scrupuleuse fidélité. Qu’est-ce qu’une femme peut désirer de plus ?

Je sais ce que je pourrais lui proposer : donner ma démission à son père, quitter notre villa de Saint-Cloud, rendre la dot, aller chercher fortune avec elle au Maroc. Oh ! je suis de taille, tu sais. Le désert de Célimène et d’Alceste, un grand tralala romantique. Les femmes adorent le théâtral. Cette fois, Alice croirait en moi. Mais, voilà, mon vieux, il y a toi que je retrouve enfin après dix ans, nos vieilles causeries devant un bock dont nous allons reprendre l’habitude. Et puis, ce malheureux Laffrey qui est à la veille peut-être de perdre sa fiancée. Que deviendrait-il ?

FIN