Cher cœur humain !/Prosper ou la faillite de la médecine

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 155-168).

PROSPER OU LA FAILLITE
DE LA MÉDECINE

— Je vous aime, prononce le malade éperdu, en baisant la main gantée de la visiteuse.

La marquise Camille de la Noë-Amaranthe a la tête solide comme beaucoup de femmes ; elle sait calculer, se garantir des risques. Mais elle a le cœur aussi tendre que n’importe qui. Lorsqu’elle a vu sur l’oreiller le visage de Prosper où il n’y a plus sous la peau un globule rouge, et ses yeux emplis de la grande tristesse des malades, elle lui a donné sa main en signe d’une bonne amitié qui n’a plus, hélas ! à craindre les encouragements tacites, les encouragements imprudents, les promesses inconsidérées. Prosper n’en a plus pour longtemps. Il en est à ce point où l’on ne retient plus les gages. Aucun hasard à lui abandonner cette main gantée à laquelle il murmure des serments bien vains.

Il faut rendre à Camille cette justice que depuis son veuvage, avec une probité qui ne s’est jamais démentie, elle s’est appliquée à « semer » Prosper, soit dans le monde, soit au théâtre, soit aux courses, soit à la mer. Et si, par dérogation aujourd’hui, elle est venue chez lui, c’est qu’une rumeur sinistre a commencé de rouler en ville, qui dit que Prosper ne passera pas l’été.

Cette maladie de foie qui jaunissait depuis longtemps un visage anguleux, sévère et rêveur, l’on disait communément dans la société que Prosper la devait à la bile que n’avait pas manqué de lui faire sécréter le mariage de son amie d’enfance avec le marquis de la Noë-Amaranthe, union somptueuse de trois ans et demi qui s’était terminée par l’horrible catastrophe d’automobile que tout le monde sait. Camille avait donc lieu de se tenir en même temps pour l’héroïne et la coupable d’une fin aussi prématurée me celle du jeune homme.

Et la voilà aujourd’hui, dans cette non dans les combles, à deux pas du Trocadéro dont, par la fenêtre ouverte, on apercevait les lanternes espagnoles découpées dans l’azur. L’appartement du jeune attaché de cabinet atteste une vie difficile. C’est un de ces intérieurs où un garçon moderne sait remplacer le bois, le marbre, la laque des ameublements coûteux par quelques étoffes agréablement drapées qui ne trompent personne. Prosper, ruiné par ses sœurs — cinq filles de général, qu’il a fallu doter — n’a jamais fait dans le monde qu’une figure réduite. Au surplus, son air modeste diminue encore son personnage. Même riche, il aurait conservé cette manie de passer à gauche, de saluer petitement, de parler à mi-voix, de s’asseoir au bord des chaises. Évidemment, il y a la situation : attaché de cabinet, c’est charmant. Mais encore… Et cet homme a toujours éloigné Camille qui ne prise la simplicité de la vie que chez les autres.

Camille a deux petits garçons, dont les têtes frisées ont mécaniquement appelé l’héritage du malheureux marquis. Sa part est insignifiante. Elle n’a pu se commander que quatre chapeaux ce printemps. Elle vit de privations, positivement. Hier, encore, cette robe en tussor imprimé de chez Fanchette, c’est la sœur du banquier Bresle qui la lui a soufflée. Il est évident que si Camille épouse le banquier Bresle, l’année prochaine, comme elle sent bien qu’elle ne pourra pas s’en empêcher, elle aura tous les modèles de chez Fanchette qu’elle voudra : et ce sera alors à sa future belle-sœur de jaunir d’envie. Bresle est un peu fort, c’est vrai, un peu large d’épaules ; mais, souvent, les gros hommes sont les plus sensibles. On cite le comte de M…, qui pèse cent kilos, pour s’évanouir à la naissance de chacun de ses enfants.

Les lèvres de Prosper ont dépassé depuis longtemps la manchette du gant quand elle revient à la réalité. C’est au moment où il murmure :

— Le peintre qui a peint vos yeux a changé de pinceau pour l’iris gauche où il y a du saphir plus riche. Et c’est son chef-d’œuvre. L’un est ma douceur, l’autre ma crainte. Vous me faites peur à cause de ce regard plus foncé. Vous étiez-vous doutée que je vous adorais, Camille ?

— Je savais que je vous plaisais, balbutie Camille, surprise qu’un malade puisse être si bien, l’oreiller blanc repoussant le cuivre du teint, la maigreur, les arêtes byroniennes du visage.

— Mais alors, vraiment, vous ne savez pas à quel point ?

Camille n’aime pas mentir.

— Je le devinais bien un peu…

Là-dessus, Prosper se retire, se rentre dans la coquille de ses draps en spirale. Pauvre garçon condamné, près de qui tous les mensonges étaient permis, il aurait fallu lui jouer l’étonnement : « Comment ! Comment ! Pas possible ! » afin de ne pas lui avouer un éloignement systématique et voulu. Camille s’attendrit. C’est elle qui reprend de force la main du malade. Elle promet de revenir demain.

Il est aisé de feindre l’amour auprès d’un garçon aussi bien que Prosper. Quel rôle ! Quelle divine mission pour Camille : adoucir les derniers mois du condamné ! Elle va maintenant tous les jours chez lui. Mettre son rouge, sa poudre, est pour elle un sacerdoce. Son miroir lui renvoie l’image d’une héroïne. Une fois là-bas, elle ne contredit pas aux rêves d’avenir du malade. Il dit : « L’année prochaine, année de bonheur ! » tout comme Bresle, le gros banquier ! Et Prosper un poids plume ! Faut-il que tous les hommes se ressemblent !

Aujourd’hui, deux messieurs se présentent dans l’entre-bâillement de la porte. C’est la consultation des spécialistes. Ils entrent. Ils entourent Prosper d’un air affectueux, mais résigné à tout. Sort Camille, qui disparaît pour un temps dans la salle à manger sans buffet, dans laquelle, à son amusement, on se contente d’accrocher au mur les assiettes et les plats. Elle en rirait si, à côté, deux augures n’étaient pas en train de tirer un horoscope terrifiant. Vingt minutes angoissantes et ils reparaissent, tous deux, le jeune et le vieux intéressés par la florissante Camille qui a les yeux si bien peints. On lui demande si elle est de la famille. Elle rougit en songeant à ce qu’ils pensent…

— Je suis une étrangère, mais une amie d’enfance, de notre toute petite enfance : élevés ensemble à Auteuil, porte à parte.

Le plus vieux lance alors son verdict :

— C’est grave !

Et le jeune, mettant un doigt sur sa bouche.

— La vésicule biliaire…

Et le premier avec un soupir de regret :

— Inopérable !

— Pauvre Prosper ! dit Camille.

Son cas est si désespéré qu’on lui a permis de se lever, d’aller et venir et, — mon Dieu ! à quoi bon les restrictions ! — de boire du vin.

— Chère Camille ! s’écrie là-dessus Prosper. Je vais mieux. Je sors demain. Je vais revivre.

Une idée sublime se forme aussitôt, ainsi que l’explique Vauvenargues, dans le cœur de Camille :

— Cher Prosper, dit cette tendre femme, ivre de dévouement, venez déjeuner demain chez moi, et ce sera notre repas de fiançailles.

Ne vous y trompez pas. Il ne s’agit pas ici d’une comédie destinée à illusionner un malheureux, d’une parole arrachée au comble de la pitié et qu’on oubliera plus tard. Non, non ! Camille a bel et bien résolu d’épouser in extremis son ami d’enfance. Le banquier Bresle a l’âge de toutes les patiences. Il attendra. Pour elle, c’en est fait : son tendre cœur ne laissera point disparaître le charmant Prosper sans lui avoir fait connaître quelques semaines divines. Ô romanesque générosité ! Ô soif d’abnégation ! Ô admirable économie d’une vie de femme ! Ô ordonnance parfaitement mesurée de la sagesse et de la folie, de l’abandon et du calcul ! Ô point de perfection où en est arrivée la raison féminine du siècle !

Cependant, Camille doit sonner, car voici Prosper privé de sentiment, la tête rejetée en arrière, prête à glisser vers l’abîme. Son bonheur trop grand a provoqué une syncope…

Le seizième arrondissement n’eut pas assez de mots pour louer Camille. Tous ses amis versaient des pleurs en racontant, en exemple aux jeunes femmes égoïstes, le miracle de cette jeune marquise éclatante de vie qui traînait à l’autel un moribond. Jamais Saint-Pierre de Chaillot n’avait connu pour un mariage, assistance si houleuse. Chacun voulait contempler de ses yeux le véritable héros de la cérémonie, l’inspirateur du sacrifice, Prosper, le marié in extremis. Il déçut un peu, car il marchait sans la canne fatale que l’on aurait désirée. La vie est un théâtre. Le monde aime à y voir des spectacles bien caractérisés : une Camille plantureuse, un Prosper agonisant : « Grâce au bonheur, murmurait-on à la sacristie, il durera peut-être six mois… » C’était encore trop au gré des amateurs de drame.

Le banquier Bresle, qui n’y était pas venu, se fit relater par sa sœur la cérémonie. Il s’enquit du teint de Prosper, de son amaigrissement, de la fermeté de sa démarche. Quinze jours plus tard c’était lui que les médecins envoyaient à Vichy.

Quant à Camille elle en venait à oublier totalement qu’elle avait épousé un malade. Même les écarts de régime demeuraient sans effet sur la santé de Prosper. Les médecins qui, dans la crainte d’une catastrophe, avaient défendu le moindre petit voyage de noces, déclaraient : « C’est un mieux fallacieux, un mieux trompeur. » Quand on a vingt-six ans, on exagère volontiers l’importance du présent, et celui de Camille était d’une assez belle qualité pour qu’elle ignorât alors systématiquement l’avenir.

Prosper était l’amour même. Il s’effondrait de reconnaissance aux pieds de son idole. Car enfin, c’est elle qui avait voulu hâter le mariage alors que lui parlait de temporiser, d’attendre la fin de sa convalescence, de gagner ainsi l’année prochaine.

« L’année prochaine ! hélas !… » avait pensé Camille.

Il désira se peser. La tendre Camille le détourna de ce dessein, tenant à lui cacher les signes de son dépérissement. Elle ne l’empêcha pas de se rendre en cachette chez son pharmacien et d’y cueillir, sur un carton rose, la preuve qu’il avait engraissé de cinq kilos. Le spécialiste, averti, eut un sourire sardonique. Il resta muet. Il savait depuis longtemps que ces appareils d’officine fonctionnaient mal. Pour Camille, elle crut sentir se détendre un peu l’étau dans lequel elle jouissait de l’existence.

Parfois l’après-midi, Prosper se rendait chez son ministre et expédiait une fraction du courrier. À cinq heures, l’huissier avait la charge du verre d’eau de Vichy, même si l’attaché recevait dans cet instant une solliciteuse.

Camille vendit sa quarante-chevaux. Les médecins décidèrent :

— Il peut très bien se prolonger encore un an.

Camille prenait des taxis, des couturières de second ordre, des femmes de chambre françaises, des relations dans le monde politique. Comme Prosper ne s’éteignait pas et que sa façade à elle diminuait, elle subit quelques blessures d’amour-propre. On ne l’invita pas à la chasse à courre de sa cousine de la Noë.

— La finance, passe encore, aurait dit cette châtelaine.

Camille pleura.

Chaque fois qu’elle traversait à pied, — et d’aventure sous son parapluie — la rue des Belles-Feuilles, elle était sûre de rencontrer l’Hispano du banquier Bresle. Il était enfoncé dans les coussins comme une statue de Michel-Ange. Sa haute figure, en la voyant, respirait la rage ou bien le désespoir.

Enfin, pleine du trouble où sa pauvre petite âme dansait comme un corps léger dans une eau lourde, elle écrivit au vieux médecin de ses parents en province.

C’était un grand paysan de soixante-huit ans, qui l’avait mise au monde. Il arriva un soir en chapeau melon avec un faux col et une cravate à la Flaubert, et un pardessus déteint par les pluies de la campagne. Il étendit Prosper sur le dos et lui fit tirer la langue, à l’ancienne mode. Puis, ses grosses mains interrogèrent les flancs encore maigres de l’hépatique. Cela dura fort longtemps. Des gouttes de sueur roulaient sur le front de Camille. Puis, le vieil homme éclata de rire :

— La bonne blague ! s’écria-t-il.

— N’est-ce pas que je suis guéri ? dit le patient.

— … Si jamais vous avez été malade, mon garçon ! Vous êtes un de ces gaillards de petite apparence, comme on en voit dans nos montagnes, et qui sont plus durs que le roc. Assez d’eau de Vichy. Dix heures de travail par jour, et faites-moi vite à cette petite une demi-douzaine d’enfants !

Ce fut à cet instant qu’après une année Camille épousa véritablement Prosper pour les bons et les mauvais jours, pour la bonne et la mauvaise fortune. Elle éprouva le besoin de se tourner vers son mari :

— Je vous aime, lui dit-elle.