Cher cœur humain !/La Grande Mademoiselle

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 45-100).

LA GRANDE MADEMOISELLE

Olive Fontaygue de Charlemart prenait seize ans le jour où manqua le mariage de sa sœur Bertrande avec le marquis de Morancy. De sa chambre logée dans la tour gauche du château de Charlemart, elle avait vu le jeune sous-lieutenant de hussards passer à bac la Lozère, gravir la route à l’allure dansante de son demi-sang, lui échapper en pénétrant sous la voûte ogivale de l’entrée ; après quoi un colloque avait été tenu dans le cabinet du duc Charles sans que la frissonnante Bertrande, qui n’avait pas moins bien aperçu son fiancé que sa sœur, fût mandée.

Ce cabinet de travail était l’ancienne chambre d’Athis Fontaygue de Charlemart, ami d’enfance d’Henri IV et son plus cher capitaine, tué au siège de Rouen. La lettre du Roi à sa veuve, encadrée d’argent, pendait au mur de l’est et l’on avait gardé le meuble du temps, y compris le lit à baldaquin dont trois siècles avaient détissé le damas bleu ; on en voyait la chaîne déteinte qui appelait le battant et la navette.

Le jeune officier, assis entre les pattes torses d’une table qui s’en allait en poudre, faisait face au duc timide à la moustache blanche. Il abattit ses cartes. Sa jeunesse fringante, plus assurée que les soixante ans de l’ancien sénateur, alla droit aux chiffres. Il aimait mademoiselle de Charlemart, certes. Mais les Morancy étaient pauvres, bien que remontant comme les Charlemart à saint Louis… Ici le duc sourit à cet enfant ignorant. Hésitant et comme écrasé sous l’avalanche héréditaire de gloire et de pureté qui s’abattait sur lui chaque fois qu’il invoquait ce sommet, le doigt sur le nez, il rectifia :

— Charles Martel, nous autres.

Le jeune homme reçut aussi la commotion. Il n’était personne qui, à entendre ce nom, n’en subît comme un choc la puissance légendaire. Quoi ! connaissait-il si mal l’armorial ? Ce grand monsieur ivoirin était du sang de ce lion, l’assommeur des Sarrasins et le père herculéen de la Patrie ?

Puis, encore ébloui, le jeune marquis s’exécuta cavalièrement. Il reprit son discours au point où la formidable apparition lui avait clos la bouche, bien décidé à en finir. Done, il ne soutenait son rang qu’avec peine ; son père était la proie des prêteurs. S’il était vrai que mademoiselle de Charlemart n’eût pas la dot qu’il croyait, il devrait avoir le courage de se briser le cœur.

Le père de Bertrande se redressa comme sl reprenait ses dimensions véritables.

— Ma fille n’a pas de dot, monsieur ; les Charlemart sont plus ruinés que les Morancy, ayant un fardeau plus lourd à porter.

Là-dessus, si l’on n’avait perçu aucun éclat de voix, c’est que les murs de Charlemart avaient une aune mesurée d’épaisseur. Puis Olive, au carreau de sa fenêtre à meneaux, avait vu le dolman bleu redescendre la colline, et la voix de l’officier était montée au bout de dix minutes, qui hélait le bac pour traverser la Lozère.

De ce drame secret, après dix ans la pâle Bertrande languissait encore. Mais la plus blessée avait été Olive. Une Charlemart refusée faute de dot, c’était un affront à sa fierté aussi bien qu’à celle de la tendre intéressée. Encore Olive rendait-elle des réactions plus violentes. Elle avait le sang de son aïeule Artémise qui, dans ce même château, en 93, le duc une fois guillotiné, s’était enfermée avec ses paysans pour tenir le siège contre les sans-culottes jusqu’à la fin de Robespierre. Et de cette Charlemart qu’aima Louis XI V et qui ne l’aima point. Et de celle qu’on appela le duc Henriette pour ce que, son mari tué par les Anglais à la bataille de Castillon, elle était montée sur le cheval en déroute du feu duc pour entraîner sa troupe fuyarde et reconquérir la Guyenne. Et de cette aïeule, Léonor, qui accompagna Marguerite de Provence en Palestine et mourut lépreuse pour avoir soigné les pauvres à la maladrerie. Et de cette Berthe d’Aquitaine qui épousa le quatrième duc, cousin de Charlemagne et qui chassait l’ours. Et de cette Brunhilde la Navarraise qui avait apporté le fief de Fontaygue au dernier-né débile de Charles Martel et fondé, dit-on, en force la dynastie. Olive disait d’elle-même : « Je suis une Mérovingienne. »

Elle savait lire, compter, parler anglais, pêcher, chasser, nager, monter à cheval, sauter des torrents, jouer au tennis, conduire, labourer. C’était tout. Une Charlemart ne s’abêtit pas sur des livres de science. Ce grand surgeon de la race millénaire mesurait un mètre soixante-quinze.

Elle avait les jambes de Diane, la souplesse d’Hébé, les cheveux de Vénus, couleur de marron d’Inde et qui descendaient jusqu’à ses genoux. Sa femme de chambre, qui les portait à la garçonne, lui ayant demandé pourquoi elle ne les faisait point couper à la mode du jour, cette intrépide créature, qui bravait tous les éléments, eut comme l’effroi du ciseau. Elle frissonna et répondit à la manière de la reine Clotilde : « J’aimerais mieux mourir que d’être tondue. »

Faute d’argent, elle n’était jamais allée à Paris, mais elle faisait venir des robes en confection des Galeries Modernes, et son corps était si parfait que les costumes de chasse ou les tuniques de crêpe Georgette s’y appliquaient étroitement, comme le linge mouillé sur la statue de glaise.

Bottée, le fusil à l’épaule, elle chassait le lièvre en octobre, la bécasse en novembre, le faisan en janvier, la poule d’eau en mars, et, dès l’avril, le canard sauvage. C’est elle qui garnissait la table familiale de venaisons, comme la mélancolique Bertrande, plus potagère, des produits de son jardin. Aussi, grâce à ses filles qui chaque jour apportaient la provende, l’ancien sénateur de la Lozère pouvait-il consacrer ses derniers revenus aux soins constants que réclamait, en son grand âge, l’aïeul sacré, le château.

Charlemart, par ses meubles, datait du dixseptième siècle, par ses cheminées, du seizième, par ses créneaux, du quinzième, par ses tours à poivrières, du quatorzième, par ses murailles, : du douzième, par ses fondations et les colonnes renflées de sa chapelle, du neuvième. L’histoire ne rapportait pas que, l’espace d’un lustre, d’autres occupants que les Charlemart en eussent sali les murs loyaux. Cathédrale jamais désaffectée, aucun culte étranger à celui de la race mérovingienne n’y avait été célébré.

Mais, malgré l’appoint que le gouvernement de la République, dans la personne du ministre des Beaux-Arts, fournissait à l’entretien de ce monument historique, le duc devait sans cesse concourir à la réparation d’un escalier en vis, d’un plafond, d’un toit. Ses dernières ressources y passaient. Îl avait beau faire couper ses bois, vendre ses chevaux, hypothéquer ses fermes, les factures d’entrepreneurs dataient de deux ans, de trois ans. À cause des prix élevés du charbon, on avait, depuis la guerre, supprimé le chauffage central. Mais c’était un cercle vicieux, car l’humidité des derniers hivers avait, manque de feu, pourri les planchers de l’aile ouest. Le duc, aujourd’hui veuf, sans le soutien de sa bonne compagne née de Morphant d’Andry, en devenait fou.

Son fils aîné, le jeune duc Charles, capitaine aviateur qui avait dû quitter cette arme lorsque son puiné, Pierre, avait été tué au Maroc (car un fils unique chez les Charlemart n’a pas le droit de s’exposer avant de pouvoir laisser une progéniture), était maintenant d’État-Major. Son mariage avec une de Pancé avait coûté le collier de perles de sa mère, plus cinq hectares de chênes sur la Lozère, plus cent actions des Chemins de fer de Tombouctou tombées à trois cent cinquante francs à cetie époque. Il est vrai qu’un mariage riche avec une fille de l’industrie n’eût pas accéléré ainsi la ruine de son père ; mais il n’avait jamais été dit qu’un Charlemart se fût mésallié. D’ailleurs, bien qu’il y eût dans l’aristocratie des partis moins pauvres que mademoiselle de Pancé, les Charlemart étaient tellement oubliés dans leur passé vivant, depuis que le duc, reculant devant les frais des campagnes électorales, avait dù renoncer au Luxembourg, que nul ne se fût occupé de bien marier Charles.

Olive avait laissé couler sa dix-huitième, puis sa vingtième, et jusqu’à sa vingt-cinquième année dans sa sauvage et violente existence paysanne, forçant les oiseaux dans les marécages, sentant la vase des étangs comme une macreuse, se chauffant le soir, dans sa glaciale chambre de la tour Ouest, d’une brassée de sarments, ravaudant elle-même ses bas depuis qu’on avait renvoyé la dernière chambrière, contente de se dire, chaque fois qu’elle se piquait le doigt et qu’une perle de sang apparaissait :

— C’est le sang de Charles Martel.

Que ce sang mourût en elle et ne fût point transmis, peu importait, puisque le jeune duc Charles avait déjà, de mademoiselle de Pancé, trois fils bien faits et gaillards. Elle savait le peu d’importance d’une fille dans une dynastie et choisissait de ne jamais penser au mariage plutôt que de risquer l’injure faite à Bertrande. Sa bouche grande et aimable qui riait magnifiquement sur ses dents de proie, saluait de gaîté tous les coups du sort. Elle avait ri quand on en était venu à faire cirer les parquets par l’homme de campagne ; quand son unique redingote de chasse avait été fendue de la hanche à l’épaule d’un coup de dard donné par un hallier sournois ; quand on avait hypothéqué la dernière ferme : que le boucher de Marvejols, à qui l’on devait trois mille francs, avait refusé la fourniture d’un gigot, et lorsque la fille de basse-cour vint servir à table.

Mais un jour s’ouvrit la porte incurvée de sa chambre ronde. Son père entra. Il avait la minceur d’un portrait de Vélasquez, et dépassait Olive de toute la tête. Le monocle tombé, son œil eut un éclair narquois qu’il réservait à son ennemi le Destin. Sa longue taille ondula un peu, par hésitation ; puis il se lissa la moustache, en rectifia le pli neigeux, et dit :

— Je viens de prendre une décision : il faut vendre Philosophe.

— Ah ! dit Olive, quelle plaisanterie ! Une bête qui ne trotte même plus.

— On m’en offre huit mille, et puisqu’il t’appartient, je viens te consulter.

— Un Charlemart n’a jamais vendu son cheval.

Le vieux duc cligna de l’œil. Son ironie ne faisait pas face à sa fille, mais au mauvais sort qui n’avait jamais non plus serré d’aussi près aucun ancêtre.

— Il vaut mieux, dit-il, vendre Philosophe que le château. Or, les Beaux-Arts m’ont fait des ouvertures pour Charlemart en même temps que le fils du minotier pour ton cheval.

— Eh bien, vendez mes turquoises.

— Ce sont de trop beaux gages ; il faut garder les pierres pour les prêts.

Le duc reprenait une assurance cornélienne. Comme sa fille restait silencieuse :

— Enfin, consens-tu ?

— Il le faut, dit Olive sans changer de figure.

— C’est bon. Au surplus, bien t’en prend, ma chère Olive, car le fils du minotier a emporté ton cheval il y a une heure, et j’ai déjà payé le maître maçon : trois mille sept cent soixante-trois francs.

— C’est bien cher, dit Olive.

Et ils gardèrent, comme les peuples, une minute de silence.

Tout à coup, après la perte de Philosophe, Olive ressentit de la honte pour tant d’abandons consentis au Destin sans batailler. Que le duc, laissant tomber son monocle, le toisât en lui cédant, c’était de son âge. Mais, dans ses vingt-six ans, Olive de Fontaygue de Charlemart devait-elle s’avouer sans défense, alors que des roturières, comme la fille du conservateur des hypothèques de Mende, faisaient leur médecine ; comme celle du colonel de son frère remportaient des succès au Barreau ; et alors qu’à Paris, Olive le savait bien en les considérant de loin comme un troupeau inférieur de travailleuses, des centaines de jeunes bourgeoises étaient dans l’arène avec les hommes, toutes armées pour maintenir leur petit rang. Les unes, inféodées à l’administration de la République, dirigeaient des bureaux au ministère, les autres devenaient secrétaires d’ambassadeur, chefs de laboratoire dans les usines. Est-ce que, sur les chantiers du nouveau pont de la Lozère, Olive n’avait pas vu de ses yeux une jeune Parisienne de son âge qui commandait aux entrepreneurs ?

« Ma lignée à moi est donc trop lourde à soutenir ? » se demanda Olive.

Il ne s’agissait plus chez elle d’une mesquine dynastie de notaires ou de péagers de l’État. Douze cents ans durant, on avait pu conserver intacte dans sa famille la plus pure noblesse, laissant à d’autres le soin de besogner ; nul Charlemart n’avait jamais rendu à l’économie sociale d’autre service que celui des armes. Ainsi Olive demeurait-elle dans la tradition des siens quand elle s’en allait, le fusil à l’épaule, chercher la provende du lendemain. Elle avait, comme les Américains et les chevaliers du douzième siècle, la religion des armes. L’arme, épée ou arquebuse, pistolet ou fusil, c’était comme un membre surajouté à l’homme noble et prolongeant sa force : un signe de puissance, un serviteur chéri. Ainsi que le forgeron aime son marteau et le charpentier sa bonne scie, le noble aime son épée et Olive aimait son fusil.

Une Charlemart ne pouvait mettre le sang qui coulait si intact dans ses veines au service d’un maître, qu’il fût ministre, industriel ou savant. Pourtant ce sang bouillait en elle quand elle pensait aux luttes des autres jeunes filles.

Mille ans plus tôt elle se serait faite forgeron et eût martelé des épées pour gagner sa vie, Car il est des matières nobles dont le contact n’avilit pas. Mais les armes, aujourd’hui, sortent d’usines cyclopéennes et rien n’était plus éloigné d’Olive, ce personnage de tapisserie, que les chevaux électriques actionnant les marteaux-pilons pour emboutir l’acier, les moteurs mystérieux qui font tourner les fraiseuses pour décolleter les canons de fusil et les enclumes mécaniques pour fabriquer les baïonnettes en série.

Comme elle se rongeait en sa tour, un soir, au retour de la chasse, la fille de basse-cour vint lui dire qu’une dame demandait à être introduite, Olive, désœuvrée, n’eût eu garde de refuser une visite.

Entra dans la chambre en rotonde où l’eau gelait dans les cruches une jeune fille émerveillée qui levait un menton gracile pour apercevoir sous son petit chapeau la hauteur des plafonds. Elle portait une mallette noire à laquelle la nécessité de ses buts la ramena bientôt. Avant de s’asseoir comme Olive l’en priait, elle ouvrit cette malle et y plongea ses doigts d’où coulèrent aussitôt des ruisseaux de dentelles. Et en même temps, cette inconnue déclarait qu’elle voyageait pour une maison du Nord, que tous ces points différents étaient des échantillons et qu’elle venait prendre les commandes de mademoiselle de Charlemart.

Olive, renversant la tête en arrière, éclata de rire. Rentrant des marais, elle était encore en culotte de drap fauve avec un gilet de chasse tricoté.

— Ah ! mademoiselle, dit-elle, autant offrir vos fanfreluches à un maréchal de France. Pour lui comme pour moi, ce n’est plus la mode des dentelles.

Mais la déception de la jeune voyageuse de commerce la chagrina. Elle qui n’avait pas dans les poches de sa culotte cinquante francs pour acheter un mètre d’entre-deux, pouvait toujours recevoir royalement qui lui plaisait. Elle s’assit les jambes croisées, en mousquetaire, près de l’inconnue et la força, sans le lui avoir demandé, de raconter son histoire. Ainsi apprit-elle que c’était la fille d’un général tué à Verdun. Point bachelière, nullement scientifique, et n’ayant trouvé pour gagner sa vie que la représentation commerciale, elle visitait tous les châteaux de France, ayant déjà gagné sa petite auto qui la menait partout.

— Je vous admire, dit Olive.

— Il n’y a pas de quoi, répondit cette vaillante fille, puisque je n’ai pas été capable de vous placer une pièce de dentelle.

— C’est qu’il existe à cela des raisons profondes, dit Olive.

Au bout d’une heure, la voyageuse partait charmée.

Le lendemain matin, le duc vit Olive vêtue en femme, bas de soie et talons Louis XV, son corps précieux serré dans un étui de drap beige garni d’un ancien renard de la duchesse ; s’étant coupé en trois coups de ciseau, un chapeau dans son feutre de chasse ; sa bicyclette au flanc dont sa main gantée serrait le guidon.

— Je vais me promener, dit-elle.

Le vieux Charlemart, qui aimait regarder sa race dans Olive, avait pour cette fille directe de Charles Martel un respect galant qui l’empêchait de questionner dès qu’elle paraissait dissimuler ses intentions. Mais, ne s’étant dispersé dans aucune science ni obturé dans aucune étude concrète, il restait clairvoyant, et devina qu’Olive partait pour une expédition décisive.

Mademoiselle de Charlemart prit possession de sa bicyclette et, passé l’avenue de châtaigniers, se lança sur la route dont la lente chute s’achevait près de la rivière, héla le bac, tressaillit à voir fuir les canards sauvages au col plus long que la queue et qui paraissent voler en arrière. Elle traversa des marécages où elle dénombra les oiseaux à leur cri, des bourgades où sa roue épargna des canards domestiques, des rivières qui la sollicitaient pour la chasse au héron. Les bornes kilométriques fuyaient éperdument à son passage. Elle contourna des montagnes et en gravit d’autres. À la dernière, elle aperçut à l’horizon de longs cigares graciles qui fumaient parmi de noires brumes. C’était la cité industrielle des armes de Florac.

Le plus riche industriel de France, possesseur de ces usines, penchant sur son bureau un vaste front chargé de soucis, cherchait des mots croisés quand on le dérangea pour mettre sous ses yeux le papier où Olive, de sa haute écriture, avait tracé son nom. Ses beaux traits épanouis d’homme heureux, coiffés de cheveux blancs, passèrent de la colère à la stupeur. Il avait reçu maintes fois des présidents de la République ; quant aux ministres, C’était en chapelet ! Mais jamais un Charlemart ne s’était dérangé pour lui faire visite. Ces Mérovingiens qu’on n’avait jamais vus semblaient vivre dans leur château comme dans un musée. Ils appartenaient à la légende. Le constructeur aurait imaginé volontiers Olive dans une vitrine. Mais elle était là, derrière la porte. Et quand il eut commandé de l’introduire, il vit une belle fille habillée du même manteau que sa dactylographe.

Cet homme altier s’inclina aussi bas qu’il avait fait un jour devant Sa Majesté la reine d’Espagne. Il se rappela à propos que la demoiselle de Charlemart était chasseresse, et lui dit qu’il était confus qu’elle se fût dérangée, qu’elle n’aurait eu qu’à parler pour qu’une nuée de représentants allassent lui proposer les plus derniers modèles de fusils de chasse, embellis de perfectionnements saisissants.

Mais Olive, montrant ses dents de proie, rit largement, renversée en arrière, bien assise en sa race, femme à qui douze siècles ont fait des courbettes et que rien ne peut diminuer.

— Il s’agit bien d’acheter un fusil, monsieur, dit-elle à ce roturier. Mon père est totalement ruiné par l’entretien de Charlemart et je veux gagner ma vie. Je sais que vous employez des voyageurs pour placer les produits de votre manufacture. Je viens vous demander de me prendre. Je connais les armes, je les aime. L’acier me plaît plus que l’or, et j’ai l’œil assez bon quand il s’agit de viser. Je tire les canards au vol comme les autres femmes enfilent leurs aiguilles. Le plus vieux pistolet, le plus petit revolver ne peuvent m’être indifférents. Je suis née armurière. De tous les représentants que vous déléguez à travers la France, monsieur, pas un ne sait comme moi ce qu’est une arme. Je vous offre mes services.

Ce commerçant français n’avait pas coutume de bousculer les usages ni l’ordre établi. Sa raison chancelait. Il aurait fort bien vu mademoiselle de Charlemart se cachant dans sa tour pour de clandestins travaux de broderie où elle se fût perdu les yeux sans y gagner par mois le prix d’une paire de bottes. Mais il était trop vingtième siècle pour comprendre la barbare loyauté d’Olive annonçant au monde qu’elle devait gagner sa vie. Il fit un aveu exactement sincère :

— Une femme comme vous, mademoiselle… Je n’oserai jamais.

Olive dit :

— Puisque j’ose moi-même, vous pouvez oser aussi.

— Je pense, dit cet homme désemparé, que vous prendrez un faux nom ?

— Monsieur ! se récria Olive, je n’ai jamais menti.

— Avez-vous songé, mademoiselle, à ces petits armuriers de province qui ne sauront ni l’honneur que vous leur ferez, ni la considération qu’ils vous doivent ?

— C’est une chose que je me charge de leur apprendre.

— Le métier sera trop dur pour votre délicatesse.

— Les femmes, chez les Charlemart, sont rudes et de force à lutter contre de päles commis voyageurs. Je suis une paludière et une Mérovingienne.

— Et si quelque marchand malotru vous manquait…

— Voilà ce que je voudrais bien voir ! dit Olive.

Il y avait sur le réseau de l’Ouest-État une représentation vacante. Elle l’obtint ce jour même du grand maître de la manufacture, hésitant et tremblant, qui lui dit :

— Mademoiselle, je me sens commettre un sacrilège.

— Soyez-en absous, dit Olive. Au reste, fiez-vous-en aux Charlemart pour sauvegarder l’honneur héréditaire de leur nom.

Les sous-préfectures, les chefs-lieux de canton de l’Orne, de la Sarthe, de l’Eure-et-Loir, de la Mayenne connaissent tous le passage éclatant et fabuleux de cette grande jeune femme vêtue de cuir au volant de sa torpédo. Elle arrive enveloppée d’un nuage de poussière, freine brusquement sur la grande place, sur le boulevard Gambetta, enfin là où s’étalent, derrière la vitrine du coutelier, les nickels et les aciers des revolvers, et les canons de fusils, rangés comme des tuyaux d’orgue. Alors, elle bondit à terre, le genou droit comme Diane en marche, pose la main souverainement sur le bec-de-cane de la porte. Au fond de la boutique apparaît l’homme débonnaire qui détient les poudres, cartouches et engins meurtriers de toute la région.

La première déception passée pour lui, quand il a dû reconnaître dans cette visiteuse, au lieu de la cliente opulente, la représentante des manufactures de Florac, subjugué malgré tout devant mademoiselle de Charlemart, il se flatte de vivre là quelques minutes précieuses. On envoie le commis querir la malle d’échantillons gisant au fond de la torpédo. Et, dès qu’Olive a retrouvé ses fusils, se déroule aux yeux de l’armurier ébloui le tableau vivant de cette jeune fille épaulant vers une proie hypothétique, basculant l’arme à la force du poignet comme on désarticule le jarret d’un chevreuil, mettant à nu le chien intérieur, l’éjecteur, les ressorts à boudin, tous les viscères luisants et gras du fusil dernier modèle. Puis c’est le cantique à l’outil merveilleux qui se charge, se décharge instantanément, qui, par une sorte d’intelligence métallique, bloque de soi-même ses chiens percuteurs. Parfois il s’agit des pistolets de tir, des revolvers de poche, des carabines de dames. Olive s’assoit : elle rassemble les armes de petit calibre sur ses genoux et les caresse comme des animaux familiers.

Elle n’accomplit pas ce trafic défendu aux nobles : elle ne fait pas commerce. Une fois prononcé son éloge des armes, elle les remporte, pièces de son musée ambulant, au fond de sa voiture, et elle disparaît dans son nuage.

Jamais, cependant, que ce soit à Nogent-le-Rotrou ou à la Flèche, à Laigle ou à Château-Gon-tier, elle n’a quitté une boutique d’armes ou de couteaux qu’elle n’ait reçu quelque folle commande. Pas un armurier ne résiste à sa persuasion. C’est un pouvoir indiscernable qu’aucun voyageur de commerce n’a encore exercé sur eux. Ignorants du sang qui l’anime, ce nom de Charlemart ne leur disant rien, sans aucun prestige préconçu et l’imagination libre de toute pression, ils subissent en sa présence une domination singulière. Jamais la maison de Florac n’a vendu tant de fusils ni de cartouches dans l’Ouest. Si bien que le tant pour cent mensuel de cette petite-fille de Pépin d’Héristal atteignait au bout d’un an un tel chiffre, que la manufacture, effrayée, décida de le limiter par un fixe.

On lui en fit par lettre proposition. Cette fois, mademoiselle de Charlemart, tournant sa torpédo, traversa la France pour se rendre à Florac. Des appointements l’eussent humiliée, sentant leur maître. Autrement c’étaient ses bons fusils qui, chacun, la payait loyalement, dès qu’elle avait assuré leur sort. Sur une lettre, le directeur eût regimbé. Mais quand elle dicta en personne ses volontés : « Je conserverai mon tant pour cent ou je partirai », on répondit amen. C’était à prendre ou à laisser. Puis elle remonta vers la Beauce.

Elle eut vingt-sept ans, se hâla au vent des routes, embellit au soleil et à la liberté, sans fard, sans poudre, sans rouge, sans bleu, sans souci.

Elle envoyait une partie de ses gains à Bertrande. L’ancien sénateur de la Lozère gardait dans ce cas-là un silence mortel. Mais sa moustache désolée, qu’il lissait d’une main ivoirine, disait sa défaite : Vercingétorix vaincu par les temps nouveaux. — Qu’Olive alliât en elle avec tant de vitalité le passé millénaire et le plus moderne présent lui semblait une apostasie — encore que, secrètement, il vit assez bien son aïeule Brunhilde, en pareil cas, vendant des francisques aux guerriers d’Aquitaine.

Cependant on avait payé le boucher de Marvejols.

Un jour, dans un chef-lieu de canton de Neustrie, comme Olive venait de remonter au volant de sa voiture et tirait déjà sur Chartres en faisant du quatre-vingt-dix, un client de l’armurier, demeuré dans la boutique où flottait encore l’odeur féminine de la lavande, questionna le marchand.

— Qui est cette femme ?

Lui appartenait à ce genre de garçons nés tout entiers d’aujourd’hui, comme l’indique leur regard neuf et qui, posés sur le siècle sans fondations, ignorent même comment vécut le père de leur père. Il était habillé comme un riche jeune homme sportif, personnage de catalogue pour maisons anglaises, bas américains, culotte large, pull-over chatoyant, casquette de marque. C’était le fils du marchand de bois habitant le château sur la colline et vingt hectares de parc. Une famille éclose depuis la guerre.

Venu pour acheter des cartouches, il avait assisté à l’apparition d’Olive. Il avait vu son feutre en bataille forçant son lourd chignon, ses grands yeux rieurs et ses dents de proie ; son geste d’épauler, de faire ensuite basculer le fusil, d’en montrer l’intérieur. Il avait entendu sa voix de déesse chanter poétiquement l’arme vivante. Elle lui avait d’abord donné l’irrésistible envie de posséder ce fusil, et sur-le-champ, il en avait commandé deux au marchand. Maintenant il demeurait là, comme pour retenir un peu de la vision disparue.

— Oui, qui est-elle, cette femme ?

— La représentante de…

— J’entends. Mais de quel pays, de quelle époque arrive-t-elle ? On dirait une jeune fille d’il y a trente ans. Elle s’appelle ?

— De Charlemart.

— Je ne connais pas, dit le jeune homme.

— Cependant, dit le marchand, personne ne l’ignore dans la région, et les armuriers du Mans, qu’elle visite trois ou quatre fois la saison, lui ont donné un sobriquet ; ils disent : la Grande Mademoiselle.

— Très joli ! dit le fils du marchand de bois.

Et ce mot lui fit soudain entrevoir que l’extraordinaire jeune fille datait bien de dix fois trente ans.

— On l’imagine volontiers au canon de la Bastille.

Et il fut dévoré d’une curiosité plus incoercible.

— Ne savez-vous pas où elle s’en est allée ?

— À Chartres, dit le marchand.

— Au revoir ! dit le jeune homme.

Et il disparut comme un lunatique.

Une autre torpédo faisant du cent glissait maintenant, une demi-heure après la première, sur la route de Chartres ombragée d’ormeaux. Et ces deux voitures, y inscrivant un problème charmant, posaient aux petits écoliers qui passaient une question familière, pour peu qu’ils eussent appris à lire les bornes kilométriques : Dans combien de temps la seconde torpédo rencontrera-t-elle la première ?

En définitive, elles ne se rencontrèrent point. Olive de Charlemart volait sur le macadam et Jacques Bocquillon y creva vers la quinzième borne. Mais il fut assez habile, en achetant de la poudre chez le principal armurier de la ville, pour faire durer le marché jusqu’à l’arrivée de celle qui ne pouvait manquer de visiter la boutique.

Elle le regarda, stupéfaite de le retrouver. Le jeune Bocquillon rougit. C’était un brun, vif de peau, d’une figure géométrique et dessinée d’un pinceau net, les sourcils d’un seul trait et les cheveux descendant assez bas sur le front. Olive, qui, depuis le mariage manqué de Bertrande, traitait de haut les hommes, dit :

— Encore ici ?

— C’est, dit Jacques, que vous y êtes également.

— Je ne comprends pas, dit Olive.

— … Et que j’avais envie d’un pistolet de Florac, ajouta Jacques pour se justifier.

— Voici mes échantillons, dit Olive.

Il y en avait pour la poche, pour la police, pour l’armée. « En voici pour les noctambules, disait Olive en riant, et en voici pour les désespérés ou les vindicatifs. » Ses belles mains les ouvraient comme un écrin, montrant dans la crosse le magasin de cinq, de huit cartouches superposées.

— Et une détente si douce ! ajoutait-elle.

— Comme vous aimez les armes ! dit ce garçon étonné.

— Mais vous aussi, je pense, dit Olive.

Alors il avoua que c’était sa passion, sa curiosité, son seul objet d’envie. Il aurait souhaité d’être Mexicain pour porter qualorze pistolets à sa ceinture. La rondeur d’un canon d’acier lui paraissait le terme de la beauté.

— Moi, disait Olive, j’adore le tonnerre de l’éclatement.

Avec mille précautions l’armurier entourait de silence cette conversation : il aurait voulu qu’elle durât toujours, qu’un haut-parleur la diffusât, que tous ses clients l’entendissent.

Pour Olive, ni romanesque, ni sentimentale, elle ne pouvait s’empêcher de penser :

« Si je m’étais mariée, j’aurais aimé que mon mari parlât ainsi. »

Mais il n’est ici-bas rien de durable. Olive, ayant reçu du marchand la plus magnifique commande, dut ranger ses armes et partir. Il semblait que ce fût avec une pointe de regret. Le jeune Bocquillon le crut du moins. Il était fou de la Grande Mademoiselle. Elle lui dit « adieu » à la mode du Midi.

— Adieu ? s’écria-t-il. Ne devons-nous point nous revoir ?

— Pourquoi nous revoir ? questionna Olive ingénue.

— Parce que, dit Bocquillon à voix basse, je ne pourrais plus vivre si je ne vous revoyais pas.

Les seigneurs que mademoiselle de Charlemart recevait en son château usaient peu de ce ton. Plus d’un en aurait peut-être eu l’envie, car Olive ravissait son monde. Mais eussent-ils même résolu de l’épouser pauvre, qu’ils eussent imposé à leur conquête les délais convenables. De surprise, Olive rit de nouveau.

— Je n’ai nulle envie de vous tuer, lui dit-elle. Mais il faut que je parte vers d’autres villes. Ainsi le veut mon métier.

— Ce métier n’est pas fait pour vous, dit Bocquillon.

— Un métier dont la matière est noble ne déshonore pas un noble.

— Vous ne devriez pas travailler.

— Aucun travail n’est vil et je trouve de l’honneur au mien.

Ils avaient gagné la bordure du trottoir où les deux autos voisinaient, et Olive parlait, la main déjà sur le bec-de-cane de la portière.

— Accordez-moi au moins la grâce de venir chasser dimanche chez mes parents.

Comme il ne s’agissait pas d’un jour ouvrable et que ce jeune homme sans détour, sans habileté, sans patience, sans résignation, lui plaisait, pas autant néanmoins que la chasse même, elle accepta. Il fixa le rendez-vous au château des Bocquillon, et elle donna sa promesse loyale d’y être à l’heure dite.

Monsieur et madame Bocquillon l’attendaient au perron d’une habitation bâtie à la diable vers 1880. On n’y avait jamais vu d’autre marquise que ce globe de verre et de fonte qui abritait présentement, comme un sujet de vitrine, ce Philémon haut en couleur et cette Baucis plantureuse. C’était la première fois qu’on attendait Olive au degré d’un perron, au seuil d’une maison. Aucun armurier n’avait fait cela pour elle. Comme une déesse en visite chez des mortels affectueux et dévoués, qui sent s’amollir en elle les empois et les rigueurs de l’Olympe, Olive s’émut. Elle serra la main rugueuse du bücheron riche et celle de la bûcheronne en taffetas bleu qui lui faisaient compliment sur son costume de chasseresse. Elle s’abandonna à la douceur de leur piété et de leurs louanges, à l’empressement du jeune Bocquillon, à la chère variée et inattendue du repas, au plaisir de flatter et de monter Arly, le pur sang qu’on lui amena tout sellé. Monsieur remarqua avec finesse que la robe du cheval était du même brun que la culotte d’Olive. Impatient, Jacques avait déjà enfourché la mère blanche et encore fine de ce beau cheval. Les chiens jappaient pour l’invitation au départ. Ils disparurent au trot sous la futaie.

Olive s’occupait à vaincre sa langueur heureuse. Manque d’habitude, elle se méfiait de ces journées trop faciles où l’on se meut sans effort. Ils allaient en silence, sous les sapins, retenant la bride.

Une buse décolla d’une cime avec un cri horrible. Olive, la bride au poignet, saisit son arme, tira au vol comme elle en avait coutume. Mais la buse ne tomba point, il n’y eut qu’une nuée d’oiseaux qui s’envole avec des pépiements de terreur. Olive, mortifiée, sentit toute sa joie s’étendre.

— Vous m’avez porté malheur, dit-elle à son compagnon.

Il se rapprocha d’elle.

— Non, ce n’est pas du malheur que je vous apporte. Toute ma vie sera consacrée à vous rendre heureuse si vous voulez bien être ma femme.

La Grande Mademoiselle, d’une crispation sur la bride, fit de tels ravages dans la bouche de son cheval qu’il faillit la jeter par terre. Mais elle le maintint immobile devant le jeune Bocquillon qui, lui aussi, s’était arrêté, et elle dit :

— Voyons, monsieur, ce n’est pas sérieux !

— Depuis trois jours j’ai tout appris de vous, dit-il avec cette grandeur de tout homme qui se défend. Nous ne sommes plus au temps des Croisades, et le téléphone va plus vite qu’un écuyer. Je sais à quelle ancienne famille vous appartenez et je vois ainsi qu’un Bocquillon n’a pas les yeux trop mal faits, car j’avais vu du premier abord que vous n’étiez pas d’une race qu’on hante tous les jours ; la ligne de votre ascendance est incroyable. Elle remonte, je crois, à Charlemagne…

— Charles Martel ! rectifia Olive. Charlemagne n’était qu’un cousin.

Jacques Bocquillon écarta de la main la futilité de cette interruption et continua :

— Votre sang a voyagé ainsi depuis les Mérovingiens jusqu’à nos jours où il débarque en pleine démocratie. Une nouvelle noblesse s’est créée : celle de l’intelligence sous toutes ses formes. Il n’y a plus de place, aujourd’hui, pour ceux qui vivent encore sur l’honneur des aïeux. Bouillant d’un sang que des siècles de sélection ont entretenu vif, mais dont la valeur est aujourd’hui sans objet, ils sont condamnés à disparaître, à se fondre dans la masse, et à fonder ainsi une aristocratie nouvelle et pratique.

— Monsieur, dit Olive offensée, et dont la hauteur fléchit, et qui eut des larmes dans les yeux, vous ne m’auriez pas demandée en mariage si j’étais demeurée au château de mes aïeux au lieu de devenir commis voyageur.

Et sa tête pencha tristement vers le pommeau de la selle.

— Je vous aurais aimée partout où je vous aurais rencontrée.

— Vous auriez mieux compris à Charlemart l’impossibilité… Mais que n’ose-t-on pas auprès d’une fille qui travaille.

— Ma demande, alors, est une injure ?

— Je ne puis épouser qu’un noble.

— Mais je ne suis pas un garçon vil. Mes parents se sont enrichis dans un commerce honnête. J’ai été élevé dans une école choisie où mes condisciples, que de plus nombreuses générations opulentes avaient dotés de plus de raffinements, mont appris à tenir mon couteau comme un stylographe et ma pochette de soie comme un chiffon. Mais ils n’ont pas refusé de m’admettre dans leur élite. J’ai ma licence de lettres et J’adore l’esthétique des sports. J’ai le culte des femmes. Je ne suis pas un saint, mais je hais mes défauts et voudrais être mieux que je ne suis. Et, tenez, j’oubliais… J’ai fait aussi la guerre. On n’y pense plus, c’est positif. Sept citations, quatre blessures. Ah ! j’aurais dû commencer par ceci : la Légion d’honneur…

Le pur sang d’Olive dansait sur place d’impatience, ses yeux de jais hors de l’orbite et ses sabots glissant sur les aiguilles de sapins. Elle avait peine à le retenir, fumant des naseaux, le col cabré comme une licorne. Toute autre qu’elle, il l’eût emportée de colère à travers les taillis. Olive était tout excusée de ne pas répondre au jeune Bocquillon, occupée qu’elle était à maîtriser sa bête. On ne voyait pas sa figure abaissée. Cependant elle murmura :

— Je suis loin de vous mépriser…

Les oiseaux s’étaient calmés et il régnait cette paix des beaux dimanches dans le bois. Le jeune homme rapprocha sa douce jument du frémissant poitrail d’Arly, le pur sang. En se penchant légèrement sur l’encolure, il vit que la Grande Mademoiselle avait le visage d’une morte. Ce fut le plus grand orgueil de sa vie d’homme. Il l’entendit ajouter encore au triomphe qu’elle lui donnait en disant à mi-voix :

— Nos goûts sont les mêmes et vous valez mieux que moi…

Et puis, sa masculine apothéose s’anéantit. Olive, serrant les flancs d’Arly pour l’immobiliser, déclara fermement :

— Mais il n’est pas possible que je m’appelle un jour madame Bocquillon.

— Une femme comme vous ne consulte qu’elle-même.

— Une femme comme moi, répondit Olive de Charlemart, ne consulte que sa race. Nous ne vivons pas, nous autres, des vies particulières ; l’individu ne compte pas chez nous. Le seul but y est de servir la dynastie, de l’amener intacte le plus avant possible dans le temps. Nous sommes les témoins du passé, des reliques, un musée vivant. Nous sommes le Louvre et nous sommes la Sainte-Chapelle. Nous sommes les cathédrales et nous sommes la Bibliothèque nationale avec ses archives. Nous sommes l’histoire de France, monsieur. On a dit : des fossiles. C’est vrai. Mais, s’il survivait en nos jours un ichthyosaure, est-ce qu’on le croiserait avec une baleine pour rajeunir l’espèce qui s’éteint ? Non, n’est-ce pas ? Alors, défense aux Charlemart de s’allier avec qui n’a pas en lui un sang historique. La démocratie n’a rien à craindre de nous. Nous ne sommes que de trop rares échantillons et nous la servons plus qu’elle ne s’en aperçoit. C’est à elle, la France d’aujourd’hui, que nous offrons notre antiquité, notre intégrité, notre témoignage, comme on donne des livres qui traitent de l’histoire aux petits enfants des écoles. C’est la démocratie qui se repaît avec le plus de curiosité de nos châteaux, de nos vies, et des souvenirs éclatants que nous représentons. Mais que deviendrions-nous à ses yeux si nous mêlions notre sang à celui de la masse ? Quel vide dans ses rêves inconscients s’il n’y avait plus de noms inaccessibles, de familles millénaires, de princesses de légende ! Oubliez-moi, monsieur Bocquillon. En me séparant de vous — avec un peu de chagrin, je l’avoue, — je garde au peuple le sens de son antiquité nationale et je lui crée une lignée idéale. Il continuera de dire, : La patrie existe bien, puisque les colonnes sur quoi elle repose, nous en pouvons toucher de nos mains les pierres effritées…

Jacques Bocquillon retourna sa jument vers le sentier à gauche et dit d’une voix cassée :

— J’ai compris, mademoiselle. Pardonnez-moi. Ma roture épaisse m’avait aveuglé. Comme je le ressens à cette heure ! J’éprouve un grand dégoût de moi-même. Voulez-vous que je vous escorte jusqu’à votre voiture ?

— Non pas, dit Olive ; j’ai trop d’amitié pour vous désormais, et trop d’estime. Je ne puis vous quitter si vite. Nous allons chasser jusqu’à ce soir, et je ne partirai qu’au crépuscule.

Et les oiseaux perchés dans les arbres les virent passer à l’amble, avec leurs habits couleur de châtaigne, entre les fûts roses des sapins, comme dans les tapisseries.

Mademoiselle de Charlemart n’oublia pas de si tôt le jeune Bocquillon :

Il était devenu le signe de la décadence où l’avait entraînée malgré elle le métier qu’elle professait si fièrement. Le premier venu se sentait aujourd’hui son pareil. Elle en était à regarder le Destin du même œil narquois que son père.

Elle ne pénétrait plus dans les boutiques d’armes avec l’allant d’une jeune sportive qui joue grand jeu, mais en éprouvant au plus sensible d’elle-même une pointe d’humiliation.

En d’autres jours, à l’heure où, sa torpédo garée, elle venait s’asseoir aux tables d’hôte fleuries artificiellement, parmi des confrères bavards, ignorant, lorsqu’ils lui passaient cordialement le sel ou la carafe, qu’elle était l’héroïne d’une sorte de tragédie grecque ; et elle pensait à sa solitude. Elle enviait une naissance commune qui permet aux filles d’aimer qui leur plaît. Sa foi connaissait aussi des doutes.

Il lui arrivait de se poser des questions abominables :

« Et si Charles Martel n’avait jamais existé !… Et si entre le neuvième et le douzième siècle période obscure, il y avait eu solution de continuité dans ma lignée ? Avec les Croisades, on ne sait jamais ! Et les usurpations possibles ? »

Une fois dans sa chambre d’auberge, devant l’édredon d’andrinople rouge sous lequel avaient dormi des rouliers et des maquignons, elle songeait à ses aïeules qui voyageaient en deux carrosses, le second portant la literie et les tapis personnels avec la garde-robe. Sa hauteur croulait. Assise dans un fauteuil Voltaire crevé par les valises des hôtes de passage, le front entre les mains, elle se rappelait combien Jacques était un bon garçon.

Parfois la neige tombait silencieusement sur le village beauceron, et elle se demandait si elle pourrait rouler le lendemain.

Dans ces cas-là elle décidait de rentrer à Charlemart où, dès qu’elle avait touché les dalles foulées par les ancêtres, sa vaillance renaissait.

Elle y arriva un soir, bottée comme un Charlemart du quinzième siècle tout chargé de la rançon des villes ou des otages. Son portefeuille, à elle aussi, se gonflait de billets de banque républicains, car elle avait passé par Florac pour y recevoir deux ou trois mensualités. Elle décida là-dessus des réformes au cœur du château. À sa sœur Bertrande elle offrit une chambrière sous les traits d’une petite « maid » en robe courte et à tablier brodé, avec un soupçon de bonnet sur ses ondulations permanentes, qui remplaça la fille de basse-cour. Des tonnes de charbon furent commandées pour rétablir dans Charlemart le chauffage central. Ayant visité les écuries, vides maintenant et lézardées comme si le sol avait bougé, elle fit venir le maître maçon et s’en fut choisir elle-même une poulinière à la foire de Marvejols, afin que son père pût encore dans ses vieux jours monter à cheval.

— Ma chère Olive, dit le duc de son air éternel de persifler en bravant les circonstances, tu te sacrifies pour nous. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamais estimé beaucoup le vieil Œdipe qui vendit en somme sa fille au Destin. La postérité m’eût peut-être un jour loué d’avoir pris ta place en m’étant fait commis voyageur moi-même. Et, également Œdipe s’il s’était résigné à marier Antigone et à se contenter pour lui-même d’un chien d’aveugle comme tout le monde.

— Taisez-vous, père, dit Olive. Un mâle dans notre famille ne peut descendre jusqu’à accomplir ce qu’une fille fait sans conséquences. L’essentiel pour moi, c’est que mon neveu Charles, que les de Pancé n’enrichirent guère, trouve un jour Charlemart en bon état.

— Cette vie est rude à ta délicatesse.

— Détrompez-vous. J’ai, comme les femmes d’aujourd’hui, les muscles forts et la volonté bandée de la pré-chevalerie. Ces institutions du douzième siècle, en définitive, ont eu surtout pour résultat d’amollir les femmes. Il leur a fallu huit cents ans pour en revenir au genre Frédégonde ou Brunehaut. Je vous ai dit souvent que j’étais une Mérovingienne.

— Tu ennoblis, Olive, tout ce que touchent tes mains ou ta parole…

Il advint que le plus riche industriel de France, chef des usines de Florac, émerveillé des succès que mademoiselle de Charlemart avait valus à ses armes sur le réseau de l’Ouest, lui demanda un entretien. Il lui disait qu’elle en fixerait le temps et le lieu et qu’il se rendrait là où elle daignerait le recevoir.

Olive choisit une ville Renaissance, fortifiée de boulevards éminents et de douves profondes, ornée d’un donjon trapu, embellie de tours du seizième et de maisons à colombages, qui est Verneuil-sur-Avre, ainsi nommée de ce que l’Avre n’y coule pas. Elle situa le rendez-vous à l’hôtel du Saumon, sur la place à pignons pointus de l’église. Elle était si exacte que leurs deux voitures, arrivant ensemble en sens opposés, purent se saluer devant la porte.

Le grand industriel n’avait jamais perdu de vue, à travers l’emploi modeste, la personne précieuse d’Olive ni la révérence qui lui était due. Il l’aida, de son poing levé, à descendre et la conduisit au salon de l’hôtel où, sous des palmiers en papier vert, il lui exposa sa requête.

La représentation des armes de Florac au travers de la Beauce et du Perche, où des boutiquiers de peu alliaient au noble commerce des engins de chasse celui des engins de pêche, des ciseaux à broder, des dés à coudre ou des souricières, lui semblait indigne de mademoiselle de Charlemart. Il fallait à sa personnalité un cadre mieux assorti, à son activité des buts plus excitants. Une seule place pouvait servir de théâtre à son zèle : celle de Paris. C’est là qu’elle devrait désormais circonscrire ses démarches. Elle pourrait y posséder son appartement dans un quartier noble, renoncer à ses voyages, régner sur les plus grands magasins de l’Europe, y faire reconnaître son rang et en exiger les hommages correspondants.

Olive lisait dans l’intelligence de son patron habile ce que, au surplus, il espérait tirer en profits de son activité sur les marchés de fusils dans la capitale. Elle se savait capable de vendre tous les pistolets de luxe, toutes les armes de chasse qu’elle voudrait à Paris, d’obtenir l’oreille du ministre de la Guerre et de jongler avec les mitrailleuses mêmes.

Elle réfléchit une minute et répondit avec une grande et simple sincérité :

— Je refuse. Je ne connais point Paris où de ma vie Je n’ai mis le pied. Je m’y perdrais.

— Une Charlemart à Paris est chez elle, dit le manufacturier de Florac.

Olive repartit :

— L’Opéra, les grands concerts, l’illumination nocturne, les festons électriques, les hordes d’automobiles lancées à l’assaut comme un troupeau de buffles, les établissements de crédit, les boulevards internationaux ? Non, merci. Je n’imagine que trop cette confusion. J’aime mieux garder mon rêve du Paris des Maires du Palais, grand comme Marvejols, où des bœufs traînaient la litière du roi. Qu’on ne brise pas mes visions de verre…

Et le plus riche industriel de France dut partir sans l’avoir fléchie.

Olive recommença de parcourir sa Neustrie. Elle agrandit son rayon, mordit sur la Normandie, grignota la Bretagne. L’hiver, la pluie ruisselait sur son pardessus de cuir fauve ; l’été, le soleil dorait ses bras de Diane chasseresse arqués au volant. Elle avait noué avec de vieux armuriers de Redon ou de Laigle des amitiés charmantes. Quand la maison de Florac avait créé un nouveau fusil, ils connaissaient ensemble, dans la boutique, à ouvrir l’arme, à en démonter les pièces détachées, des heures incomparables de dévots amateurs. Olive était pour eux une reine de passage qu’ils attendaient pendant des mois anxieux.

Elle devint la légende de l’Ouest. À chaque saison, dans les sous-préfectures, les gens se demandaient :

— Avez-vous aperçu la Grande Mademoiselle ? Elle a passé l’autre jour place Gambetta.

Les châtelains, les automobilistes en étaient à souhaiter qu’elle crevât sur la route pour avoir à la secourir, à lui tourner son cric, à lui passer la roue, surtout à lui parler. Mais, d’ordinaire, Olive opérait seule, sous un ormeau, souple et acrobatique comme une mécanicienne.

Un matin qu’elle procédait à cette réparation, tournant sa manivelle avec autant de grâce que Marguerite son rouet, passa pourtant une conduite intérieure, une quarante-chevaux, une mille-reflets. La voiture stoppa. Quelqu’un ressemblant au duc jusqu’au monocle, avec vingt ans de moins peut-être, la lèvre rasée, une cinquantaine alerte enfin, en sauta, chapeau bas.

— Mademoiselle de Fontaygue de Charlemart, je suppose ?

— Elle-même, monsieur.

— Ici, le comte de Kerpol.

— Les de Kerpol de Locronan ? interrogea Olive encore agenouillée.

— Ceux qui hébergèrent saint Renan à son arrivée en Cornouaille, exactement, mademoiselle.

— Les de Pancé m’ont raconté votre légende, dit Olive.

Et se relevant, elle lui tendit la main avec une sorte de commodité, d’aisance, de facilité, comme pour atteindre une rose à sa hauteur, un objet d’étagère à son niveau. C’était bien en effet la première fois qu’elle rencontrât quelqu’un qui eût autant de quartiers de noblesse qu’elle-même.

— C’est un clou ? demanda M. de Kerpol.

— Non, dit Olive, c’est une pierre.

Le comte enfila ses gants et s’empara de la manivelle.

— Je vous en prie ! dit Olive.

— Je vous en prie ! dit M. de Kerpol.

La torpédo s’élevait du sol comme le char enchanté d’un conte persan. Olive apportait la roue comme une couronne pour l’apothéose.

— Je ne permettrai pas, dit M. de Kerpol.

La roue posée, Olive questionna M. de Kerpol. Elle voulait savoir comment il avait pu la reconnaître.

— C’est que, dit le comte, vous êtes célèbre dans ces régions.

Ils ôtèrent leurs gants pour les adieux. Le comte baisa la main d’Olive. Jamais le parfum de la motricine ne lui avait paru si enivrant. Puis chacun poursuivit sa route.

Peu après ce jour commencèrent les grandes pluies de l’automne et les ouragans chargés de dépouiller les arbres. Olive aimait tendre ses joues sans fard à la tempête. Les aquilons fouettaient son sang sauvage avec d’autant plus d’énergie qu’elle se lançait dans leur tourbillon en faisant de la vitesse. Et laissant derrière elle à la course les nues échevelées de novembre, elle se croyait la divinité des cyclones, plus libre qu’une déesse, déchaînée comme le vent.

Chaque matin la laissait maîtresse de mettre le cap à sa fantaisie. Chaque soir lui offrait le retour à quelque gîte nouveau, exempt de l’attente et des reproches de qui que ce fût. Son autonomie était parfaite. Mais l’on ne pouvait nier que les fusils échantillons qui dormaient derrière elle, au fond de la voiture, ne lui tinssent affectueusement compagnie. Quand c’était son caprice et que telle auberge de la vieille France lui plaisait dans le Maine ou dans le Bocage normand, elle faisait allumer un grand feu dans sa chambre et lisait quelque revue de chasse achetée au Mans, à Rennes ; ou rédigeait ses commandes à Florac. Au dehors, la neige tombait.

S’étant une fois attardée sans utilité sur les bords de la Vilaine qui lui rappelaient Charlemart, elle dut revenir exprès à Angers où son courrier l’attendait depuis trois jours à la poste restante. Elle y trouva cette dépêche de son père :

« Ma chère Olive, reviens promptement pour une affaire qui te concerne. »

Elle pesta, tant sa liberté lui était chère et tant elle avait accoutumé de ne vivre qu’à sa guise :

« Mon père ne pouvait-il donc me laisser tranquille ! »

Mais elle n’avait pas plutôt tourné sa torpédo vers le sud que Charlemart lui sembla tout à coup un séjour douillet et désirable.

Trois jours plus tard pénètre Olive, toute de cuir vêtue, dans l’ancien appartement d’Athis de Fontaygue, converti par le duc en cabinet de travail. Le père embrasse ces joues mordues par le froid, dures et lisses comme un fruit d’hiver. Il complimente Olive sur sa mine. Elle ôte son casque où ses longs cheveux étouffent, s’assoit, sous la lettre de Henri IV, entre les pattes torses d’une table mitraillée par les vers et, sans perdre de temps :

— Voyons, père, que se passe-t-il ?

— Que le comte de Kerpol, ma chère Olive, te demande en mariage. Il m’a écrit une lettre d’une correction exemplaire, à laquelle…

— Et voilà pourquoi vous m’avez dérangée ?

— Le jeu en valait la chandelle.

— Et que n’a-t-il, ce vieux héron, traité l’affaire à l’amiable pendant qu’il boulonnait la roue de mon auto !

— Hein ? questionne le duc.

— Il ne me connaît que pour avoir « réparé » avec moi sur la route de Rennes. Sept à huit minutes environ, et je ne l’ai plus revu. Il eût pu, avec trois minutes de plus, m’éviter ce voyage.

— Ma chère Olive, je pense que depuis que te voilà dans le commerce, tu refuses beaucoup de crédit aux convenances. Un gentilhomme te devait de me demander ta main.

Olive penche la tête. Elle revoit le jeune Bocquillon qui n’était pas né, badinait avec la civilité, déclarait son amour sur la margelle d’un trottoir et que, pourtant, au bout de deux années, elle croit avoir quitté hier, tandis que le vieux Kerpol, en un mois, s’est totalement évadé de sa mémoire.

Cependant elle écoute en même temps son père.

— Les de Kerpol, ma chère Olive, sont sortis de la Table Ronde ; leur souche est enfoncée dans la légende. Ils n’ont d’autres annales qu’une tradition poétique. C’est un de Kerpol qui, lors des Croisades, ayant été pris par les Sarrasins, arriva un beau jour de Terre Sainte en pleine cour du château sur les ailes d’un goéland. C’en est un autre qui força le diable, par supercherie, à bâtir en une nuit Kerpol, qui reste encore intact aujourd’hui et paraît en effet trop merveilleux pour être l’œuvre des maçons humains. C’est une dame de Kerpol qui, pendant le séjour du comte à Versailles, enferma dans un réduit du château un seigneur de la Cour, coupable d’avoir gagé contre le mari qu’il viendrait à bout de la séduire. Les de Kerpol montrent encore le guichet par lequel cette fière Bretonne venait le narguer en lui passant des plats de bouillie au blé noir. Ils possèdent la plus belle galerie de portraits qui soit : leur château de granit sculpté par Satan paraît dans son neuf. Ils ont dù drainer à eux toutes les dots de Bretagne, car on leur attribue une solide fortune. Le comte est veuf avec quelques filles. Aucun de ses fils n’est rentré de la guerre. Il a un neveu de huit ans auquel Kerpol passera.

— Je me sens très honorée d’être choisie pour perpétuer une telle lignée, dit Olive, mais je n’épouserai pas ce vieux monsieur.

— On est encore jeune à cinquante ans, dit avec mélancolie le duc septuagénaire. Et l’alliance serait éclatante pour les Charlemart. Les Kerpol et nous représentons les deux plus anciennes noblesses de la France.

La Grande Mademoiselle change de visage. Son pardessus de cuir ôté, en tailleur de drap brun à présent, habillée à Laval ou à Redon de robes quelconques auxquelles sa prestance et sa perfection de formes donnent une belle ligne, elle considère ses bottes avec anxiété, voyant, au lieu de l’entrelacs du cordon croisé le long des petits crocs de cuivre, la majesté de sa famille qui requiert peut-être d’elle un nouvel holocauste.

— Je réfléchirai, c’est entendu, prononce-t-elle.

— Ma chère Olive, reprend le duc, dès cette concession, tu vas pouvoir méditer avec l’intéressé lui-même, car monsieur de Kerpol est mon hôte depuis dimanche et c’est sur sa supplication que je t’ai fait venir.

— Quel guet-apens ! murmura la triste Olive.

Sur un coup de sonnette, M. de Kerpol avait été introduit. Mademoiselle de Charlemart le vit entrer dans le costume d’un homme chez lui, en veston d’intérieur, fleurant encore la cigarette jetée, les maxillaires rafraichis au rasoir, mais agités d’un petit tremblement, les yeux embellis par l’émoi, quoique fripés et sur leur déclin ; en somme, avantagé par le pathétique de l’heure et dans cette attitude qu’une femme sans cruauté, comme Olive, ne traite pas durement. Le plus touchant fut qu’il lui baisa la main sans pouvoir proférer un mot. Il était de ces Bretons dépourvus d’éloquence pour qui les grands orages de l’âme n’ont pas de traduction possible.

— Nos routes ne sont pas fameuses, n’est-ce pas, monsieur ? dit Olive jovialement, pour échapper à un tour plus sentimental de la conversation.

— Elles sont longues, surtout ! dit le comte dans un bleu sourire de vieux Breton qui éclaira soudain sa figure sèche.

Et pendant qu’ils parlaient automobile, Olive réfléchissait (car une femme a le privilège de penser en même temps à deux objets opposés) que ses trois petits gaillards de neveux assureraient eux-mêmes l’honneur héréditaire de Charlemart et qu’elle servait suffisamment la race en leur ménageant, par l’argent qu’elle gagnait, une demeure consolidée et des réserves appréciables. La question ainsi tranchée, elle respira et se découvrit de la sympathie pour ce monsieur ému, que la religion de sa maison ne lui commandait plus d’épouser. Elle lui trouva des yeux rêveurs, la main encore lisse et un léger accent, d’une dureté celtique, agréable à l’oreille. L’entretien lui parut bientôt charmant ; il répondait au verbe haut d’Olive par un chuchotement qui allait s’assourdissant. Mais il en vint — pour son malheur — à parler des vicissitudes de l’existence et des épreuves d’Olive :

— Il m’est doux de penser, disait-il, que bientôt, dans un appartement tiède de ce Kerpol tout tapissé d’un géranium-lierre dont le rose se fond divinement dans ce gris nuancé du granit, vous vous reposerez enfin d’un métier qui offense toutes les hauteurs de votre incomparable aristocratie. Vous ne connaîtrez plus les affreuses chambres d’auberge, les départs précipités dans le petit matin, les intempéries hostiles à vos délicatesses, violences du vent, rages de la pluie, brûlures du soleil. Et ces effroyables courses dans les nuits sans lune, avec les pièges des ténèbres, les traquenards du brouillard répandu sur les bois. Cette sorte de désordre d’une vie sans habitudes, le dérèglement qui vous tire pour les besoins d’un vil commerce aux quatre points cardinaux feront place à une ordonnance digne de vous. On ne vous verra plus franchir le seuil odieux de ces boutiques où chaque ville vous réservait l’injure d’une déchéance. Je veux vous offrir des jours nouveaux où vous ne recevrez que des hommages. Et, dans la belle saison, il nous sera loisible d’accomplir souvent une promenade tranquille où je vous éviterai jusqu’au souci du volant. Nulle préoccupation n’effleurera jamais votre esprit ; nulle obligation ne vous sera proposée. Je veux réparer par la plus douce mollesse de vie les torts abominables que le Destin eut envers vous. Vous jouerez de l’oisiveté comme d’un sport nouveau.

— Assez, dit Olive, assez, je vous en prie !

M. de Kerpol, interdit à ce résultat de ses tendres discours, la vit, toute crispée, se lever en prononçant vertement :

— Vous me faites, monsieur, l’effet dant tortionnaire qui englue sa victime de peur qu’elle ne lui échappe.

Puis, adoucie par l’expression de malheur immense qui se marquait dans les yeux bleus du comte :

— Je ne suis pas la femme que vous croyez. Ma vertu n’a pas été si grande que de me faire accepter, dans le métier que j’ai pris, des habitudes contraires à mes goûts. Cette vie, monsieur, à laquelle vous voulez m’ôter, vous venez de me faire ressentir à quel point elle m’est chère et indispensable. Elle est la liberté ! monsieur. Quand une Charlemart comme moi y a goûté, dites-vous qu’elle est perdue pour les châteaux, les salons, l’oisiveté. La pluie est ma compagne ; le soleil, mon roi. Sur les routes, avec ma torpédo, je suis une dominatrice. Tout me cède, et je possède l’espace. Je vois le grand poème de la nature. De plus, j’ai lié amitié avec nombre de ces boutiquiers qui, à votre sens, me font l’injure d’une déchéance quand je passe leur seuil. Chacun de leurs sourires, au contraire, est un hommage à ma famille. D’ailleurs, rien ne pourrait me séparer de mes fusils. Vous en êtes encore, monsieur de Kerpol, à la chevalerie. Mais moi, avec les femmes de mon époque, je remonte plus haut, à ce temps où la compagne de l’homme n était pas une idole enfermée par lui dans le sanctuaire et dédommagée par des génuflexions, mais un être aux narines plus friandes d’air libre que d’encens. Je suis une Mérovingienne et je ne puis pas, à la prière du plus chevaleresque des aristocrates, hélas ! devenir la prisonnière adulée du château de Kerpol. Épousez ma sœur Bertrande, monsieur ; elle a plus besoin que moi de votre générosité, de votre compassion. Moi, j’ai trouvé ma voie. Je reste commis voyageur.

Olive a fait comme elle disait à M. de Kerpol. Après lui avoir placé Bertrande avec cet art consommé de l’influence et de la persuasion qu’elle avait acquis chez les armuriers de l’Ouest, elle a repris, dès le mariage béni, la représentation commerciale sur les routes de Neustrie.

Telle est l’histoire d’Olive de Fontaygue de Charlemart, la Grande Mademoiselle des temps nouveaux, dont, lors de vos villégiatures en Bretagne ou en Beauce, vous croiserez peut-être, d’aventure, la torpédo vertigineuse. Vous la reconnaîtrez à sa folle allure, à ses bras brunis au volant, à son feutre en bataille sous lequel voltigent aujourd’hui quelques mèches grises.