Cher cœur humain !/La Mémoire du juste

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 23-44).

LA MÉMOIRE DU JUSTE…

Il s’éteignit le 24 décembre, à trois heures de l’après-midi, sans avoir repris connaissance. Sa noble tête, si familière aux intellectuels semblait glisser encore en arrière, sur les chemins de l’éternité où l’âme l’avait tirée en sortant. Ses deux jeunes secrétaires, Fleuriot et Mandrier debout aux deux côtés du lit s’entre-regardèrent pour s’interroger mutuellement. Mandrier, qui n’avait jamais connu la Mort, semblait douter encore. Fleuriot à bout de chagrin voilà de ses deux mains son visage plus sensible et fondit en pleurs. Puis ils se reprirent et fermèrent ces yeux qui durant soixante-huit années avaient de si haut contemplé la terre.

Mandrier pensa enfin à sonner. Fleuriot, toujours debout, ne quittait pas du regard cette figure qui se durcissait en pierre, soudain, et il lui récitait intérieurement une litanie aimante et désolée Mon Maître admirable… Mon Maître infiniment bon… Mon Maître parvenu à la perfection… Mon Maître conscience formidable… C’était tout ce qu’il pouvait penser. Mais Le Goff, le valet de chambre, ouvrit brusquement la porte :

— Monsieur a-t-il passé ?

— Oui, Le Goff, dirent les deux jeunes gens, à l’instant même.

— J’aurais dû être là, dit Le Goff, en secouant la tête.

Le Goff était vieux, d’une figure marine, le menton rugueux comme du granit et les yeux bleus de paysan léonard. Il s’approcha du lit. Fleuriot et Mandrier s’écartèrent.

— En vingt ans de temps, murmura le serviteur fidèle, il ne m’avait pas dit une mauvaise parole.

Puis, des larmes arrêtées dans les rides de ses joues râpeuses, il dit à Fleuriot :

— La salle à manger et le cabinet de Monsieur sont bondés de journalistes. Faut vite faire ce qu’il faut. Ensuite on appellera le monde. Fleuriot et lui commencèrent les rites funéraires pendant que Mandrier téléphonait à l’Institut, à la Présidence du Conseil, à la Faculté, à l’Institut Pasteur, au professeur Housselin, le médecin traitant, Le Goff ouvrit la fenêtre. Le boulevard coulait en bas, car celui qui a été le plus fervent citoyen de Paris s’était fixé là où, il y à quarante ans, battait encore le cœur de la Ville. La masse des autos s’étalait et coulait avec la liquidité de l’eau, entre les murailles multicolores de la publicité lumineuse, qu’on allume aujourd’hui avant qu’il ne fasse nuit, de telle sorte que le jour finisse en lueur d’émeraude. Le Goff ferma les volets.

Fleuriot pénétra dans la salle de bains — la seule pièce où il fasse toujours matin ; et pour la dernière fois, dans une odeur aromatique, l’eau servante coula tiède à l’usage d’un corps que nul soin. Mistral ne sauverait bientôt plus du sort impur de la matière.

Parce que tout Breton est, de nature, nécrophore, Le Goff avait des gestes précis pour rendre docile à ses volontés la lourde masse de ce corps inanimé. Fleuriot, arrêté par un sentiment de sacrilège, l’aidait mal.

Quand la funèbre parade fut achevée, Le Goff demanda :

— Je lui mettrai un crucifix dans les mains ?

— Mandrier ? interpella Fleuriot, que faire ?

— Il n’était pas religieux, dit Mandrier.

— Mais il aimait tant le Christianisme ! dit Fleuriot.

Et par révérence envers le vieux valet qui plus longtemps qu’eux, les serviteurs intellectuels, avait épousé la vie du Maître, ils dirent ensemble :

— Comme vous voudrez, Le Goff.

Le Goff s’en fut et revint avec une petite croix qu’il introduisit entre les doigts encore souples du Savant.

À la lueur des bougies, le corps en habit de ville paraissait énorme ; les épaules étaient herculéennes, le cou engoncé dans la cravate de commandeur. Et le masque bourbonien sous la chevelure grise toujours flambante, semblait d’une statue plus grande que nature.

Alors, une quinzaine de personnes entrèrent à pas feutrés, promenant leurs regards sur le mobilier banal, plus curieuses, aurait-on dit, de l’armoire à glace et des fauteuils provenant du faubourg Saint-Antoine, signes éloquents qui. alimenteraient leur reportage, que du grand homme qui ne leur dirait plus rien Quelle corde à faire vibrer que cette simplicité de vieux moraliste ! Les uns s’emparaient de Mandrier, les autres de Fleuriot,

— Qui est ce portrait d’homme ? Et cette ravissante jeune femme à la mode de 1900 ? Et de qui tous ces paysages ? Et cette bibliothèque ? le trop-plein des livres amassés dans son studio sans doute ?

Et pendant que certains allaient jusqu’à entrebâiller la porte de la salle de bains, les secrétaires répondaient :

— Oui, son père, le Ministre, qui s’était rallié à l’Empire avec Émile Ollivier. — Sa femme, morte à vingt-huit ans. — Pas d’enfants, non jamais. — Non, il ne s’est pas remarié. — Ici, ses livres préférés. Il vivait beaucoup dans sa chambre. — Oui, il a presque toujours écrit sur cette petite table. — Cette toile, elle est d’Albert Besnard, son ami, mais toutes les autres, de jeunes peintres inconnus. — Oui, il achetait beaucoup de peinture à des artistes dans la gêne. — Non, ce n’était pas toujours fameux.

Les reporters des journaux du soir disparaissaient déjà dans l’espoir d’attraper la troisième édition. D’autres survenaient. Fleuriot paraissant le plus communicatif, on allait à sa jeune figure tendre et ravagée. On lui demandait à voir le manuscrit de la fameuse Pathologie Thibétaine, celui de La Théorie Éducative et de l’étrange Psychologie du Cancer. On s’attardait à l’observation de cette écriture un peu géométrique, indice d’une main à la fois puissante et lente ; on s’accrochait aux corrections : on déchiffrait impudemment les mots biffés. Fleuriot entr’ouvrit les feuillets du manuscrit interrompu : « Essai sur la Destinée Humaine ». Il disait à mi-voix combien son maître avait, ces dernières années, resserré le cercle de ses curiosités innombrables, autour des problèmes de l’immortalité, devenant surtout platonicien, puisant aussi, après les antiques religions asiatiques étudiées pendant son séjour de huit années au Thibet, dans le Judaïsme et le Catholicisme, comme si, disait Fleuriot, il revenait avec bonheur se coucher dans le lit de son enfance.

Mais ceux qui ne cessaient d’arriver à cette heure et pénétraient, par la brèche de la Mort, dans cette intimité autour de laquelle le public avait tourné quarante ans sans trouver d’issue, semblaient moins allumés d’envie pour les secrets de ce noble esprit que pour les modalités de vie que du fond de son mystère avait voulues l’homme. Plusieurs allaient droit à la plus triviale indiscrétion.

— Il devait être fort riche, hein ?

Ni Mandrier, ni Fleuriot ne connaissaient sa fortune. Mandrier dit :

— Il surveillait de près ses dépenses.

L’interlocuteur sentit là une amertume de subalterne insuffisamment rétribué et le poussa dans un coin pour plus de détails.

Fleuriot expliquait :

— La valeur de son revenu avait pratiquement beaucoup diminué depuis dix ans. IL était extrêmement sollicité et ne refusait jamais. Combien de chèques de dix mille francs, de quinze mille, j’ai remis de sa part. J’ai l’impression qu’il prenait sur son avoir dans ces cas-là.

Housselier de l’Institut, le médecin du défunt entra. Sa longue silhouette noire dont les croquis de journaux ont encore exagéré la sécheresse friable s’immobilisa au pied du lit. Sa mèche de cheveux célèbre coupait un front aussi blême que celui du mort. Il devait demeurer là plus d’une heure, non moins immobile que celui auquel il rendait visite. Autour de ce tête-à-tête, un piétinement continuait et l’on entendait toujours le torrent des automobiles rouler dans 0 ravin étincelant du boulevard.

Après que la troisième édition des journaux du soir eut été répandue, on vit arriver un public différent ; des dames de charité juives, des étudiantes de la Sorbonne qui apportaient des bouquets de violettes de Parme, des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul dont les cornettes s’abattirent sur le drap, mouettes en prières. C’était la seconde vague, la vague profonde de Paris qui déferlait cette fois, amenant Montparnasse et le seizième, et ; d’aventure, des notaires de province en voyage.

L’employé des pompes funèbres croyant avoir affaire aux fils du défunt parlait aux secrétaires avec des termes de condoléance. Fleuriot et Mandrier ignoraient les intentions de leur maître concernant les obsèques. Mandrier avait une fois eu entre les mains une enveloppe portant comme suscription : « Mes dernières volontés. » Fleuriot et lui la cherchèrent dans le cartonnier du cabinet de travail, la trouvèrent, mirent au jour le testament et des indications précises comme : « Je désire être enterré simplement, c’est-à-dire sans ostentation, ni de richesse, ni de pauvreté. Je demande des obsèques religieuses estimant qu’elles Ôtent à la mort l’horreur à laquelle je voudrais soustraire ceux qui m’ont aimé. »

À ce moment, il y eut un léger mouvement dans la chambre mortuaire. On entendait comme un roucoulement saccadé, les sanglots d’une femme. Fleuriot et Mandrier poussèrent la porte et dans la pénombre, au milieu de cinq à six personnes debout virent un grand garçon de quinze à dix-sept ans que sa mère, d’allures assez étranges, tenait penché sur la dépouille du grand homme pour qu’il l’embrassât. Elle était vêtue d’une mauvaise fourrure, d’un chapeau excentrique, exhibait des cheveux teints et cette physionomie farouche, dure, inconsolable des femmes qui furent trop belles.

Le garçon semblait un jeune ouvrier avec un pardessus jeté sur ses habits de travail. Sa timidité et l’effroi qu’il avait des manques de réserve sans doute habituels à sa mère, se lisaient dans le soin qu’il apportait à ne regarder personne, et pas même ce grand corps gisant si solennel dont il avait baisé le front glacial. Alors la femme en fourrures s’abattit à genoux au chevet du lit et donna les signes d’une douleur incoercible.

— Qui est-ce ? demanda Mandrier à Fleuriot avec un coup d’œil insistant.

Et comme Fleuriot ne répondait rien, ils revinrent à l’employé des pompes funèbres, pour régler des obsèques de troisième classe. Le colloque achevé, Mandrier reconduisit le visiteur. La femme en fourrures et le jeune garçon au fuyant visage se retrouvèrent là, dans le vestibule, avec Le Goff qui leur parlait sec. Mandrier entendit la femme pathétique demander plaintivement :

— Mais le testament ? A-t-on ouvert le testament ?

— Ah ! dit Le Goff, la paix ! C’est l’affaire du notaire.

Et il les poussait dehors en disant à la femme qu’elle serait convoquée s’il était utile.

La porte refermée sur eux, Mandrier regarda Le Goff avec une expression mixte d’ironie et d’interrogation. Le vieux serviteur s’attarda une minute à partager d’un œil mi-clos la moquerie du secrétaire ; cependant, on sentait, derrière son granit, un amas de souvenirs autrement sérieux bouillonner. À la fin, il haussa les épaules et rentra dans sa cuisine.

Mandrier rejoignit un peu plus vite que de raison Fleuriot demeuré seul dans le cabinet de travail. Il commença dès en ouvrant la porte :

— Mon vieux, le type, là, tout à l’heure.

Le cabinet de travail, quoique chargé d’un excès de pensée, saturé des opérations de l’Esprit, ne ressemblait pas à celui des grands hommes ordinaires. Le bureau était une solide table carrée houssée de drap bleu à franges. Les livres occupaient les rayonnages sur trois faces. Deux fenêtres ouvrant sur le boulevard laissaient pénétrer le grondement du torrent aux vagues émaillées, qui ne cessait de rouler en bas.

Et assis à la table de travail, le dos au cartonnier qui s’accotait au trumeau entre les deux fenêtres, Fleuriot, le front entre ses mains, n’avait pas relevé la tête. Mandrier qui, à le voir ainsi, s’était arrêté net, s’approcha, regarda par-dessus l’épaule de son camarade les papiers issus de l’enveloppe aux dernières volontés. C’est ainsi qu’il lut les trois courtes phrases du testament :

Je lèque le peu de valeurs qui demeureront après ma mort à la Cité Universitaire.

Ma bibliothèque à mes secrétaires, Fleuriot et Mandrier, qui en disposeront à leur gré.

Le produit de la vente de mes meubles et de mes tableaux à Le Goff, mon valet de chambre.

Mandrier, instinctivement, leva les yeux sur ces murailles d’éditions princières, de reliures rares. Fleuriot dégagea enfin son front. Le lustre à trois lampes illumina son visage large aux tempes, qui se terminait par des maxillaires fragiles et encore enfantins. Ses yeux sans larmes mais navrés cherchaient ceux de Mandrier.

— Il a vécu d’avance, pour nous, la minute présente. Il a voulu que fût fixé un instant, dans le temps, qui éternisât le sentiment qu’il avait pour nous.

— Évidemment, dit Mandrier.

— Il n’y a que cinq ans pour toi, et pour moi, trois, que nous étions avec lui.

— Les appointements n’étaient pas énormes.

— Ah ! peux-tu évaluer en un pareil moment des raisons d’un ordre si misérable.

— On est bien acculé à reconnaître que ton grand homme avait de petits côtés, mon pauvre vieux…

— Et puis, qu’importe ?

— … Qu’il a pratiqué surtout la générosité posthume.

— Un homme qui s’est dépouillé de tout !

— Parce que, dans sa situation, il ne pouvait en agir autrement.

— Parce qu’il a approché et d’aussi près que ce soit possible, la perfection.

— Fleuriot, comme tu es jeune ! Il n’était point parfait, tu sais. Comprends-moi bien : je n’ai pas de blâme pour lui. Mais je m’applique à voir les êtres tels qu’ils sont. Et tu sais, ce pauvre type que sa mère forçait à l’embrasser, il y a un instant, ce malheureux qui, avec la bonne femme, suait la gêne et la saleté, c’était son fils…

— Que dis-tu ?

— Je te jure. Je les ai retrouvés à la porte, lui et l’ancienne maîtresse qui venait pour renifler l’héritage, qui réclamait le testament. Ah ! mon cher, que n’as-tu vu Le Goff, lui la vieille doublure du patron, reproduisant exactement ses rancunes, ses haines, la mettre salement dehors avec le triste gosse légitime…

— Ce n’est pas vrai ! dit Fleuriot avec un éclair de maturité anticipée dans le visage, surtout dans ses yeux soudain métallisés.

Mandrier, sans répondre, sonna. Le valet de chambre, presque instantanément, parce qu’il ne demandait qu’à n’être pas seul, apparut.

— Le Goff, dit Mandrier, monsieur Fleuriot refuse de croire que c’étaient l’ancienne amie et l’enfant du Patron, là tout à l’heure.

— Ah ! dit Le Goff, avec une nausée de mauvais souvenirs qui fit tressaillir les muscles mal grattés de ses joues, c’est une vieille affaire que c’est. Monsieur avait dans les quarante-huit. Savez bien ce qui arrive souvent. C’était une femme de rien qu’il a essayé de redresser. Superbe qu’elle était alors, avec des yeux comme une pouliche de dix mois ; mais elle n’avait pas de savoir-vivre. Ça venait jusqu’ici relancer Monsieur, malgré sa défense. Une fois, il lui a fait ce ch’ti garçon. Il en était bien le plus contrarié. Il a voulu prendre pour lui seul le marmot qui n’était pas cause. Mais cet enfant, ça lui devenait une tirelire à cette p… N’a point consenti. Ils se sont butés là-dessus. Autant d’argent comme elle a voulu qu’il a d’abord donné. Puis un beau jour, bonsoir ! Il était saoul d’elle. Ordre de lui fermer la porte au nez quand elle venait. Cette année-là, faisait pas bon l’approcher, Monsieur…

Mandrier demanda :

— Le gosse, on ne le voyait jamais ici ?

— Vous n’auriez pas voulu, monsieur Mandrier. Pour monsieur, la devise était : « Tout ou rien. » C’est buté je vous dis, qu’il était.

Le Goff disparu, Mandrier dit à Fleuriot silencieux :

— Quelle trouble histoire, hein ? L’enfant complètement abandonné, croupissant dans le ruisseau, devenu manœuvre ; pas un mot sur lui dans le testament, on a beau, par respect pour un homme qui n’est plus, se contenir, rien n’empêche qu’on ne le juge là-dessus, et malgré soi.

— Moi, je lui fais crédit, déclara Fleuriot d’une voix altérée.

Et il revint seul dans la chambre mortuaire pendant que Mandrier rangeait les papiers.

C’était l’heure du repas : les visites avaient tari, laissant en se retirant un voile de fleurs sur la dépouille gisante. Le mort était seul. Fleuriot reprit au pied du lit la place de Housselier et contempla son maître. Le jeune homme sentait sa vie trembler en lui. Il se demandait maintenant s’il n’avait pas été trompé par ce facies héroïque, par cette idéologie transcendante, par cette vie humaine apparemment exemplaire.

La légende de la fidélité poétique à une morte, croulait. Le Maître n’avait pas échappé aux lois charnelles. Et des images s’imposaient à l’imagination de Fleuriot, évoquées par les mots de Le Goff. Tout un moment le visage de la femme aperçue dans la chambre, l’obséda. Il lui redonnait ses trente ans, ses yeux de pouliche de dix mois. Puis il reconstitua l’affreux baiser contraint donné par le jeune ouvrier malingre à son père mort, seul instant où celui-ci n’ait pu s’en défendre et où il ait consenti même passivement à reconnaître ses responsabilités déclinées.

— Il n’y a pas de grands hommes, conclut Fleuriot.

Le Maître devenait lâche et faible. Il mourait en Fleuriot d’une nouvelle manière bien plus terrible que la première. Il lui causait là un chagrin auprès duquel celui de disparaître n’avait été que douceur et tendresse.

Au lieu de s’apaiser, le tumulte du boulevard charriant des glaçons géométriques et noirs, s’accroissait avec l’effervescence des veilles de Noël. On voyait des fulgurances vertes et rouges à travers les lames des volets, Fleuriot se rapprocha du mort. Sa foi ne parvenait pas à s’éteindre, il demanda conseil ainsi qu’autrefois, à ce masque royal qui ne pouvait décidément pas faire figure d’inculpé.

Cette courbe du front monumental, signe flagrant de fierté humaine, imposa silence aux imaginations du subalterne ; et aussi la châsse profonde des yeux ; et aussi ce nez altier qui avait pris soixante-huit ans l’air terrestre comme son propre, en dominateur ; aussi cette bouche serrée, issue aujourd’hui cousue d’une âme puissante ; et aussi son menton si épais que sa grande main en était pleine, naguère, quand il l’empaumait en réfléchissant.

Et Fleuriot comprit que ce sage lui disait :

— Mon petit, ne savais-tu pas que j’étais un homme ?

La porte s’ouvrit, Mandrier entra, brandissant deux lettres. Il dit assez bas pour que le mort n’entendit pas :

— Regarde, lis cela. Des peintres, de jeunes artistes qui l’accusent de les avoir exploités. On achetait leurs toiles pour un morceau de pain. Ils les réclament aujourd’hui, arguant que : le prix versé n’était à tout prendre qu’un prêt sur gage. Dommage qu’un homme pareil n’ait été au fond qu’un grippe-sou.

Fleuriot sourit comme sous l’effet d’une ivresse intérieure.

— Oui, je crois aussi qu’il était un peu attaché à l’argent. Mais donne ces lettres que je les déchire.

— Mon cher ! Un tel document !

— Tu n’as pas l’intention de t’en servir, j’espère ?

— Pourquoi pas ? La Vérité est sacrée. Elle doit éclater, toujours. Il faut que l’humanité apprenne à juger ses idoles. On ne peut la tromper en tolérant son culte pour de faux prophètes.

Mandrier fut interrompu par Le Goff qui venait insister pour que ces messieurs prissent un léger repas, car il était déjà dix heures.

— Merci, Le Goff, dit Fleuriot, mais nous n’avons pas faim. Ouvrez-nous seulement la fenêtre car on sent un peu trop les fleurs ici.

Une bouffée sonore de cloches entra par-dessus le bruit du torrent ; les cloches des messes de minuit attachent chaque année entre les hommes des liens étranges — une heure par an ; — des liens qui, à l’infini, accroissent l’individu. Mandrier vit une église de village toute transparente de lumière dans la nuit. Fleuriot, une petite galoche d’enfant d’où sortait un paquet rose.

Il se défit de sa réminiscence comme d’un duvet qui vous colle aux habits et dit à Mandrier :

— Tu médites d’écrire sa vie. Ne le nie pas. Une vie sincère, n’est-ce pas, où tu le montreras tel qu’il fut, avec l’ulcère qu’il eut à la jambe droite, il y a trois ans et que Le Goff, les bras pleins de linges, soignait en cachette, et les tares humaines qu’il portait plus secrètement encore : une liaison indigne, un abandon d’enfant et surtout, ce qui le ruinera davantage dans l’enthousiasme national, cette faiblesse qu’il eut vis-à-vis de l’argent, une petitesse, un ridicule. Le bruit qu’il déchaînera en s’écroulant, ce tonnerre, c’est toi qui l’auras lancé. Mais, tu ne feras pas ça, Mandrier, parce qu’alors, c’est toi qui duperais les hommes. Là où il y eut un génie, un idéal, un modèle, à la même place, tu introduirais un mannequin mesquin et grimaçant. Tu mentirais, mon vieux, car tu sais bien, au fond, toi qui le connaissais, qui l’as vu trois cent soixante-cinq fois par an, le matin, qu’il fit pluie ou soleil, que lui fût malade ou bien portant, te tendre la main avec ce sourire égal des grands êtres, tu sais bien — et il n’y a pas de petits côtés qui tiennent là devant — qu’il était supérieur. Tu l’as vu chercher dans les Pères de l’Église, chercher dans Platon, chercher dans Moïse, aspirer la vérité avec cette candeur animale, cette sincérité religieuse du cheval à l’abreuvoir. Tu l’as vu à table, qui ne cessait de parler en mangeant, comme les nobles. Tu te souviens quel trait c’était de lui que cette formule familière qu’il avait sans cesse aux lèvres : « Je crois que ce serait mieux d’agir ainsi », tant il était dominé par l’idée du meilleur. Tu l’as connu sans vanité, satisfait d’un logement de petit bourgeois, au risque de passer pour pingre, mais comblant les grandes entreprises philanthropiques de dotations anonymes. Il avait un penchant à épargner. Oui, d’accord. Mais tu n’ignores pas qu’il donnait tous les mois en bourse, des ordres de vente. L’a-t-on vu jamais acheter ?

» Il a été la proie d’une femme vulgaire et il a commis cette faute inexplicable d’ignorer un enfant né de lui, de sorte que celui qui doit le continuer ici-bas, le prolongera trivialement dans les bistros et lui enfantera une descendance dans un taudis, avec une mécanicienne d’usine ayant roulé, comme partenaire.

» Mais il a écrit la Pathologie Thibétaine, jetant une torche d’Asie dans notre pâle médecine d’Occident, et la Psychologie du Cancer où son génie a trouvé le premier les paroles décisives sur le mal inconnu. D’être un penseur héroïque ne l’a pas empêché de sombrer dans la moins belle des faiblesses passionnelles. D’être un moraliste ne l’a pas sauvé de la peur des risques. Il a craint ce fils qui lui attacherait une mère ignoble. Il a certains jours été un pauvre homme. Mais, je t’en prie, Mandrier, ne le dis pas. Si demain les journaux publiaient son portrait avec la vision de son ulcère à la jambe, la masse des regards délaissant sa figure de bel animal humain se précipiterait sur la reproduction de ses plaies pour s’en repaître. Si sous prétexte de vérité tu divulgues ses fautes, le public, dans la jubilation de détruire la statue du demi-dieu, crachera sur sa mémoire et ne connaîtra plus son vrai visage. L’Humanité qui n’a pas en elle-même tant d’objets de culte ni de fierté, perdra celui qui l’honorait justement davantage pour ne s’être élevé au-dessus d’elle qu’alourdi encore de tous les mauvais désirs, de toutes les lâchetés du vulgaire.

Il y eut une accalmie ; en bas, le flot devint étale. On entendit les éclatements rythmés du bourdon de la Madeleine. Mandrier se dit que ses petites sœurs se rendaient en capeline à la crèche. Ce fut son tour de s’approcher du mort et de le contempler sans rien dire…