Cher cœur humain !/Le Train bleu

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-22).

LE TRAIN BLEU

Ginette, la dactylo du cinquième, habillée d’un coupon de soie cerise, les mollets ronds d’une petite fille, le chef casqué d’un feutre à visière, fit son entrée dans le cabinet du maître H…, de l’Académie Goncourt, en dégageant la double odeur des ondulations permanentes et de la moleskine chauffée sous son bras, dans laquelle gisait le fruit de son labeur.

— Monsieur, traita-t-elle d’égal à égal, je vous rapporte le Train Bleu, à trois exemplaires au papier carbone.

— Mademoiselle Ginette, dit le romancier qui, de la main, la priait de s’asseoir, vous n’avez pas oublié que les verbes au pluriel…

— Prennent un s ? Non, monsieur, interrompit-elle, énervée de ce manque de confiance.

H… sourit. Il était dans la force épaisse de la soixantaine, très rive droite, très dix-huitième, (dix-huitième arrondissement), sentant l’Académie sans épée, l’avant-guerre sans souci, la gloire sans tambour ni trompette. La sienne datait de l’affaire Dreyfus. Elle était contemporaine de Cyrano de Bergerac, des chignons en cimier, des lampes modern style, des portiques du métro, des premiers ministères panachés et d’un radicalisme sans panache. Elle était née sous le soleil de Fachoda, sous les Évangiles de Zola, sous l’Aurore de Clemenceau, sous le Crépuscule de la Rose-Croix, sous le signe de l’Hymne russe et de la conférence de la Haye. Elle était de l’époque où l’on baptisait les petites filles sous le nom d’Olga et où les grands garçons de vingt-cinq ans ignoraient les apothéoses littéraires. Bien surpris quand son premier roman s’était vendu à trois mille exemplaires, salué par les articles d’une critique munificente et prodigue qui n’avait pas encore connu de conseils judiciaires.

Sa course dans la carrière s’était poursuivie régulièrement, épousant les grands accidents du terrain historique, l’enfantement du jeune siècle, qui venait au monde comme un Arlequin, né qu’il était de la pire confusion des idées et des faits ; les convulsions anticléricales des premières années ; l’agonie de l’École naturaliste : les premiers symboles et les premiers ballets russes ; les premiers Péguy et les premières vrilles de l’analyse psychologique ; les premiers avions ; les premières tolérances politiques ; les premiers silences de Déroulède, enfin la première guerre mondiale.

H… avait accompli, avec de si neufs et de si éclatants événements, les échanges d’usage, gardant néanmoins en sa cervelle ce diapason charmant sonné un jour, à ses vingt ans, par le Chat Noir, et ce sourire sur ses belles dents, photogravé dans tous les illustrés. Il ne s’affligeait pas de vieillir parce qu’il demeurait jeune. Mais depuis que s’était ouvert le nouveau siècle littéraire qui retardait de douze ans environ sur le calendrier, les quatorze lettres de son nom célèbre se volatilisaient lentement, insensiblement. Une jeunesse hâtive, forcée dans les serres de l’après-guerre, envahissait aujourd’hui les librairies, et, dans une féroce innocence, supprimait silencieusement les gloires anciennes. H… publiait encore de beaux livres, mais posthumes, et que la nouvelle génération apportait une sorte de zèle à ignorer.

Bien qu’il soit triste de ne pouvoir plus compter que sur ses contemporains, H… conservait son spirituel sourire et ne refusait pas les dons de ceux qui repoussaient les siens, se nourrissant, au contraire, de cette génération rapide et printanière qu’il appelait le « Train Bleu », l’adorant sans rancune, allant jusqu’à lui consacrer ce roman, fruit encore acide et frais de sa verte soixantaine, et que Ginette lui rapportait aujourd’hui sous les traits nouveaux de sa dactylographie soignée.

Le vieil auteur feuilleta son œuvre ; quelques passages crépitants de vivacité allumèrent sur son visage des reflets cinématographiques ; puis il dit à la dactylo :

— Maintenant, mademoiselle Ginette, je vais vous demander encore un léger service.

La jeune bouche carminée s’ouvrit en point d’interrogation.

— Ce serait de me signer ce manuscrit.

— C’est fait, monsieur.

— De mon nom, oui ; mais pas du vôtre.

Sa bouche carminée, ses yeux bleus, ses narines fragiles, toute son anémique figure de dactylo parisienne s’arrondit de surprise, pendant qu’elle se récriait. Un secrétaire aurait cru que le maître devenait fou. Ginette, instantanément, pensa qu’il était amoureux d’elle, que sa vertu était en danger, mais que sa position était faite ; qu’elle ne pourrait jamais aimer ce vieillard, mais que le choix était flatteur ; bref, les pensées ordinaires d’une dactylo en pareil cas. À la façon nouvelle dont elle prononça : « Oh ! pourquoi ? » H… devina sa méprise. Qu’il était loin pourtant de songer à ce qu’elle croyait !

— Ma chère enfant, lui dit-il, j’ai des raisons pour ne pas signer ce roman. Si vous n’y voyez pour vous aucun opprobre, vous annoncerez à tout le monde que vous l’avez fait, vous le porterez vous-même à la firme éditoriale qui sert depuis longtemps de bergerie à mes moutons, et vous direz que le Train Bleu est le fruit de votre génie précoce. Si ces messieurs s’étonnent de la maturité de votre talent et vous demandent comment vous avez conçu Ce livre, vous répondrez, comme l’ont souvent dit vos pareilles, que cela s’est accompli en vous sans que vous sachiez comment. Retenez bien, je vous en prie, cette réponse prête à toute éventualité, et qui comblera d’aise vos interlocuteurs : « Cela m’est venu tout seul » et ne craignez jamais que l’on pousse plus loin la curiosité, trop heureux que vous fournissiez vous-même au prodige une explication aussi adéquate à la religion de l’Instinct et de l’Inconscient

— Mais, dit Ginette, je ne possède que mon certificat d’études et n’ai pas beaucoup de conversation. On ne voudra pas croire…

— Détrompez-vous, mademoiselle Ginette, reprit l’écrivain. L’on se dira simplement qu’il y a un écart admirable entre votre personnalité et le démon qui vous habite.

— C’est, dit Ginette, que je ne voudrais pas trop que l’on dise que je suis habitée par un démon. Cela peut nuire à une jeune fille pour son établissement.

— Si vous voulez m’en croire, mon enfant, le démon dont il s’agit ne vous causera que du bien. Je vous abandonnerai, bien entendu, le ou les profits de cette œuvre. Un traité sera dressé à votre nom, et vous vous engagerez sur papier timbré à fournir à votre éditeur d’autres volumes auxquels je pourvoirai.

Ginette était la fille de la crémière du rez-de-chaussée, qui vendait les meilleurs fromages de toute la rue Pigalle. Cette enfant avait installé sa crépitante industrie au cinquième, dans la chambre Louis XV de ses parents, mais n’était pas étrangère au commerce maternel. Une question sincère et limpide lui vint alors aux lèvres :

— Si ce roman ne doit vous rapporter ni gloire ni argent, alors, monsieur, pourquoi l’avez-vous écrit ?

H… considéra Ginette, hésita un moment à lui confier qu’il ne récusait nullement la gloire, mais que le seul public dont un véritable écrivain l’attende, c’est soi-même ; et qu’en cherchant bien dans le sous-sol de ses intentions l’on trouve qu’on n’a jamais écrit qu’en vue de la couronne finale que le moi vous décerne. Qu’il lui suffisait, en conséquence, aujourd’hui, d’analyser dans une expérience scientifiquement menée les ultimes réalisations vitales de son succès et de savoir s’il respirait encore artificiellement, grâce à la réputation irréductible d’autrefois, ou par ses propres moyens, — que la fausse et absurde paternité de Ginette révélerait. De cette réaction finale naîtrait sa conviction ; et l’intime louange, qui seule satisfait, pourrait peut-être encore monter des profondeurs de lui-même vers lui-même.

Mais il préféra répondre à Ginette :

— Ma chère enfant, à mon âge, on est désabusé. Je préfère voir la jeunesse, que j’aime tant, profiter d’une gloire insipide…

Ginette attendait encore autre chose. Elle ne savait quoi. Rien ne vint. Elle crut bon de baiser alors la main de l’homme illustre qui la confondait.

H… eut un cri de pudeur offensée :

— Oh ! ne me remerciez pas.

Vous craignez peut-être que le secret de H… ne soit guère en sûreté dans cette tête légère aux cheveux drus et si pleine d’autres grelots. Détrompez-vous. H… connaissait sa Ginette. Il savait où il allait. Il commença par lui faire jurer sur les jours de son petit frère qu’elle ne dévoilerait à quiconque en ce monde la mystification à laquelle on l’avait conviée. Ginette, quoique sans contrôle, n’était pas fille à se parjurer dès le premier jour, si démangée qu’elle en fût, auprès de sa mère, la crémière du rez-de-chaussée. Et elle se mit à lire le Train Bleu avec un étonnement ravissant — car vous entendez bien que taper un roman n’est pas l’avoir lu. Et elle s’avisa que dans cette histoire d’amour maintes idées étaient les siennes, notamment celle-là que l’amour a quelque chose de plus succulent, ravi au verger d’une autre. Le Train Bleu étant l’histoire de six jeunes filles et de trois grands garçons, donnait lieu, par la mathématique même, à de tumultueux partages, sans cesse défaits. Ce roman n’avait que neuf personnages ; pour l’équilibre, il en eût fallu douze. Cette instabilité rendait le son même de la jeunesse, toujours angoissée, toujours à la recherche de son axe et se lançant à la poursuite de son assiette avec la furie des grands express. Ginette se sentait un penchant pour les choses qui ne vont pas toutes seules en amour. La seconde nuit n’était pas venue qu’elle avait reconnu, devant l’état civil de son propre jugement, toutes les affirmations contenues dans ce livre, se demandant comment il se pouvait que le grand écrivain et elle pensassent si pareillement.

Il n’était déjà plus question de confier le secret à sa famille.

Chez l’éditeur, Ginette, reçue par un secrétaire adjoint, n’avait pas été prise au sérieux, malgré l’assurance que lui conférait la propriété de ce qu’elle portait sous le bras. En effet, elle avait beau n’avoir pas écrit ce roman, il lui appartenait par l’expresse volonté de l’auteur, par dotation, par substitution, par analogie, par hypothèse. Elle n’usurpait pas un titre d’auteur, qui lui avait été donné par l’auteur lui-même. De même, un père putatif et de complaisance prend un bel et bon droit légal sur ce qu’il n’a pas engendré. Il n’y avait eu ni vol, ni dol. Ginette pouvait s’abandonner sans scrupule à la satisfaction de passer pour un génie aux yeux de la maison d’édition. Mais, à la voir, on ne la complimenta que sur son extrême jeunesse. Et le manuscrit reçu de ses mains avec la plus parfaite défiance, fut plongé pour des mois dans un placard.

Un jour de désœuvrement, quelqu’un l’ouvrit, le lut.

Ce fut un coup de théâtre. On se passa le Train Bleu de main en main. On recherchait qui avait reçu Ginette, qui avait vu de ses yeux le jeune prodige ?

— Vingt ans, peut-être, dépeignit le secrétaire adjoint.

Ces mots faisaient crépiter l’admiration comme le sel, le feu.

— Ah ! dit le lecteur principal, je m’explique à présent cette sensation de fraîcheur, d’ingénuité, que j’ai connue en lisant ces pages, et qui ne peuvent être le fait que de l’extrême jeunesse.

On voulait revoir Ginette sur-le-champ. On s’enquit de son numéro de téléphone.

— Le téléphone ! s’exclama le secrétaire adjoint, je vous dis qu’il s’agit d’une malheureuse petite dactylo.

— Oh ! admirable ! admirable ! répétait toute la maison.

Ginette, à sa seconde visite, fut fêtée comme un jeune Mozart, comme un Michel-Ange enfant. Chaque bureau en eut la curiosité. Le vieux chef de la maison l’accueillit solennellement, lui prédit un bel avenir, la questionna. Ginette avec une modestie véritable, ouvrait sa petite bouche peinte, répétait à qui voulait l’entendre :

— J’ai écrit cela tout naturellement. Cela m’est venu sans peine.

— Mon enfant, lui dit le vieillard, il vous faut travailler beaucoup encore, mais nous ferons de vous quelque chose.

Plus tard, quand il revit H… :

— Mon cher ami, vous avez dans votre propre maison une fille sans le sou qui nous a donné un petit chef-d’œuvre.

— Vraiment ?

H… n’en dit pas plus, mais il souriait. Ses fortes lèvres glissaient sur sa denture célèbre. Ce n’était ni de l’ironie, ni du désenchantement, ni du dépit, ni de la malice, mais une belle joie jeune du succès. C’était le succès tout vert et tout cru qu’il avait connu à vingt-cinq ans. C’était le succès de l’étonnement, de la surprise. On le découvrait de nouveau. Il pouvait encore, avec son vieux talent, devenu officiel, frapper le public, en tirer ce cri qu’il ne pousse qu’une fois : le jour où il vous a décelé. H… se disait :

— Ainsi, j’aurai eu deux débuts…

— Et vous, mon cher, quand nous donnerez-vous enfin un roman ? Vous devenez bien paresseux ?

— Oh ! moi, dit H…, vous savez bien que je suis fini.

— Comment, comment… Mais vous avez toujours une vente très honorable…

— Mais enfin, dit à sa fille la crémière de la rue Pigalle, quand le Train Bleu eut paru, où as-tu pris toutes les idées que tu as mises là dedans !

— Ah ! dit Ginette, qui commençait à modifier son explication, voilà bien longtemps que je les portais en moi. Ainsi, le caractère de Monique, à seize ans, j’y pensais déjà.

Elle s’arrêtait devant la vitrine des libraires, y contemplait le Train Bleu avec un léger frémissement. Ce n’était plus le sentiment de la propriété, mais celui de la possession. Elle en était à se voir penchée sur ses feuillets blancs, écrivant ces lignes pathétiques, le cas de « Monique », celui d’« Angeline » ou le suicide de « Paul-Henri ».

Enfin la critique se déclencha. Il y eut un assaut de chroniqueurs littéraires à qui couronnerait Ginette le premier. H… s’astreignait à lire tous les journaux. Un feuilletoniste du matin écrivait :

« Mademoiselle, je ne vous chicanerai pas sur votre charmante inexpérience. Si vous aviez seulement dix ans de plus, il est évident que vous n’auriez pas écrit que Monique… etc. »

Un autre :

« Pourquoi reprocher à l’auteur du Train Bleu cette mièvrerie, cette sensiblerie féminine qui suggère, par exemple dans la mort de « Paul-Henri », une émotion à la Desbordes-Valmore ? C’est bien le moins qu’une jeune fille de vingt ans écrive en femme et rende dans la littérature sa note spéciale. »

H…, après les critiques du matin, lisait ceux du soir :

« Cette jeune fille possède de beaux dons et irrécusables, et, chose rare, connaît à fond son dictionnaire. Mais, bon Dieu ! qu’elle apprenne à construire un roman et qu’elle attende au moins sa majorité pour publier, avec un peu plus de métier, ses rêveries d’adolescente. »

Le portrait de Ginette, aux cheveux drus, à la petite bouche ronde, aux yeux figés par le tirage à la rotative sur papier mince, illustrait ces articles. Elle pouvait se contempler à loisir là où elle avait envié naguère les reines de la Mi-Carême, les prix de beauté ou les vedettes des grands films.

Parfois, au déjeuner, elle restait prostrée devant son assiette vide.

— Tu ne manges pas ? disait la crémière.

— J’ai mal à l’estomac, disait Ginette. J’ai lu un éreintement de mon livre ce matin.

Elle relisait le Train Bleu à la lumière des critiques. Influencée d’aventure par une sentence acerbe, elle maudissait H…, l’accusant d’avoir « saboté » son œuvre. Mais quand le mot de génie revenait dans les articles, elle souriait à son portrait comme à un miroir et se trouvait un front inspiré.

Il vint à Paris une délégation des critiques des États-Unis. Leurs confrères parisiens les reçurent, qui désirèrent leur montrer les curiosités de la Ville. Ils demandèrent à voir la Chambre des députés, la Conciergerie et l’auteur du Train Bleu, afin de l’interviewer.

Un jour, sept personnages en quête d’auteur furent introduits dans la salle à manger Henri II où Ginette les attendait en petite robe de crêpe Georgette à pois roses. Il y avait deux journalistes parisiens, deux critiques de Chicago, deux de Philadelphie et le septième venait de la Floride. Ils fixèrent sur le plus jeune écrivain de toute l’Europe ces lunettes d’écaille qui entravent le regard et lui interdisent toute divagation. Ginette prit une jolie pose et ce sont les Américains qui furent intimidés. Chacun possédait son questionnaire écrit et l’interrogea. Ginette répondait du tac au tac. Et la conversation se présentait ainsi :

D. — Quelle est votre conception du roman ?

R. — Couverture jaune avec illustration en noir.

D. — Quels ont été vos maîtres en littérature ?

R. — Victor Hugo et Gaston Leroux.

D. — Que pensez-vous du néo-symbolisme ?

R. — Tout ce qui est immoral me dégoûte.

D. — Êtes-vous une infra-intellectuelle ?

R. — Je n’ai jamais eu que des mœurs très bien.

D. — Votre définition de l’Amour ?

R. — Un déjeuner au Val d’Or et une promenade au clair de lune.

D. — Faites-vous parfois des vers ?

R. — Oui, mais jamais qu’un seul à la fois.

D. — Êtes-vous partisan de l’autonomie des littératures indigènes ou de la compénétration générale ?

R. — Je ne pourrai de ma vie aimer un noir.

Ces réponses, faites avec l’audace ingénue que contentement de soi confère aux femmes, suscitaient chez les sept hommes rassemblés autour de Ginette l’admiration de l’esprit de synthèse. Mais les journalistes français surtout ne se possédaient pas de joie à découvrir cet agnosticisme chez la petite fleur du pavé parisien. Cette opposition spirituelle d’une ironie narquoise avec le pédantisme du questionnaire, les ravissait. Et ils invitèrent la géniale enfant à déjeuner pour le lendemain.

— Elle est tellement intelligente, disaient-ils en descendant l’escalier, qu’elle a trouvé d’elle-même l’art de ramener tout un système à une formule imprévue.

Un public sans nombre se délectait du Train Bleu. H… connaissait la plus belle époque de sa vie littéraire. Il dégustait la gloire en sorbet, pure, glaciale, savoureuse ; l’essence de la gloire après les succès synthétiques. Finies la fadeur des compliments, la chaude et artificielle publicité de son nom, la sympathie conventionnelle des auditoires. Solitaire dans son cabinet de travail, il supputait toutes les éditions nouvelles de son livre qui se succédaient sans relâche mi profit. C’était la gloire dépouillée de l’argent, et qu’il voyait pour la première fois toute nue.

Cependant, Ginette quitta son cinquième et acheta un petit appartement sur la cour dans le seizième, où elle eut des réceptions. H… fut invité. Il y but des tasses de thé et y croqua des gâteaux sur un divan plein de coussins, dans un minuscule salon tendu de tissus cubistes. Des journalistes et de jeunes romanciers disaient entre eux :

— Quel numéro, cette Ginette !

H… l’attira dans une embrasure et lui dit :

— Mon enfant, avec ce train de maison, vous allez m’épuiser.

— Mais, dit Ginette, je suis engagée pour une tournée de conférences en Amérique et je vais gagner beaucoup d’argent.

— Que direz-vous donc ! bégaya l’écrivain affolé.

— N’importe quoi. Après un livre comme le Train Bleu, on n’est pas à court d’idées.

« Tout va bien, pensa H… et je n’ai plus rien à craindre touchant mon secret. Ce que j’avais prévu arrive plus vite que je n’aurais cru, et Ginette est déjà devenue, devant sa conscience, le propre auteur de ce roman. »

Mais il se croyait obligé de travailler comme un bœuf de labour, inquiet des dépenses de Ginette, et se sentant une responsabilité effroyable pour l’y avoir engagée. Et il riait en se disant que c’était la première fois qu’il se tuait pour une femme.

À son retour d’Amérique, six mois plus tard, Ginette vint lui dire :

— Je vais me marier, j’épouse un jeune homme dans les affaires.

Elle était du temps des colliers de perles, des quarante-chevaux, de la vie-cinéma, des gains rapides et des hâtives cultures. H… la reconnaissait à peine. Elle avait pris un regard d’acier, une pointe d’accent anglais, un air renchéri, s’enveloppait d’écharpes indéfinissables, blaguait la petitesse de la France.

— Mademoiselle Ginette, lui demanda l’écrivain, avez-vous au moins confié à votre fiancé

l’innocente supercherie à laquelle nous nous sommes livrés de concert à propos du Train Bleu ?

— Pensez-vous, mon cher maître ! dit Ginette, avisée.

— Mon enfant, dit H…, c’était pourtant de première nécessité. À celui qui sera votre mari vous ne pouvez laisser croire… Enfin, tôt ou tard il s’apercevra… ce pourrait être un drame, par exemple, quand il découvrira que je vous passe mes manuscrits.

— Mais vous ne me les passerez plus, mon cher maître.

— Peut-être, dit H…, rassuré, votre fiancé exige-t-il que vous renonciez au métier de femme de lettres ?

— Il est bien trop intelligent, dit Ginette. Mais, désormais, j’écrirai mes manuscrits moi-même. Vous m’avez mis la littérature dans le sang. J’ai beaucoup lu, beaucoup causé. J’ai déjà écrit les deux tiers de mon nouveau roman. Il s’appellera Betsy et traitera des mœurs américaines…

L’écrivain l’écoutait se raconter elle-même et y prenait un vif divertissement. Il aimait Ginette parce qu’elle avait été son expérience et la confirmation de son talent. Quand elle partit, il la baisa au front en lui disant :

« Adieu, mon Train Bleu ! »

Ginette pensa en américain :

— Adieu, pauvre vieille chose !

H… regarda les pages noircies qui s’entassaient sur son bureau et songea que, contrairement à ce qu’il avait présumé, il les signerait simplement de son nom.

Et il crut s’apercevoir qu’il en ressentait un secret plaisir. Tel l’homme qui rentre chez lui après-un petit voyage…