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Comment s’en vont les reines/11

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 278-301).

XI

LE CŒUR DE MADELEINE

Il avait dit à son cocher d’aller très vite. Des importuns l’attendaient à sa descente de voiture, dans la cour intérieure du Ministère ; il congédia tout le monde, se disant malade. En vérité, une fièvre l’avait saisi, d’amour impérieux, de tendresse violente, d’inquiétude passionnée. Dans le vestibule, son chef de cabinet se posta devant lui, cérémonieusement.

— Monsieur le ministre, je viens de dépouiller le courrier des gouverneurs de provinces, il y a là. des suppliques…

Il l’arrêta d’un geste las :

— Non, pas ce soir, rien ce soir, je vous en prie…

Comme il avait la main sur le bouton de la porte pour entrer chez lui, son secrétaire l’arrêta au passage, avec un air de triomphe :

— Monsieur le ministre, le Nouvel Oldsburg fait demander un communiqué officiel sur la disparition de la Reine. J’attendais.

— Elle sera où vous voudrez. Répondez ce qu’il vous plaira, laissez-moi.

Il fut enfin chez lui ; il voulut s’orienter vers la pièce qu’occupait Madeleine, car c’était la vision de sa femme qu’il lui fallait tout de suite. Le valet de chambre surgit. Il portait un plateau débordant de cartes.

— Toutes ces personnes attendent monsieur le ministre depuis près de deux heures. Il y en a trente, je crois ; ces messieurs les délégués de province ont épinglé sur leur carte la carte de la personne qui les recommande, comme l’huissier m’a chargé de l’expliquer à monsieur le ministre.

— Ils ont attendu deux heures, ils en attendront trois, répondit-il.

Et il se dirigea vers les chambres. Il fit deux pas. Auburger était là, disant jovialement :

— J’ai du nouveau, monsieur le ministre, j’ai du nouveau.

Jamais on ne pouvait interdire à cet homme l’entrée des appartements privés. Il avait des audaces qui faisaient ouvrir toutes les portes. C’était le valet des intimités morales.

— Vous attendrez, dit son maître.

— Impossible, je dois être au faubourg tout à l’heure, et ma communication presse. C’est immédiatement qu’il vous faut m’entendre.

Wartz n’essaya pas de résister ; il subissait, sans presque la sentir, la domination de cet être ; il s’y résignait sans honte ni révolte. Et c’était là un phénomène se rattachant à la fatalité de son rôle, cette domination d’Auburger agissant toujours dans le sens où le poussait elle-même sa destinée.

Ce soir-là, Auburger le retint une heure. Sa communication concernait la séance du surlendemain, qui s’annonçait aussi tumultueuse que la précédente. La Reine devait y assister pour recevoir le serment de fidélité de la nouvelle Délégation, et c’était sur ce cérémonial qu’était basée la dislocation gouvernementale. Les élections ayant été faites sur une sorte d’engagement au régime républicain, la majorité devait, selon toute probabilité, se refuser au serment, et ce serait le signal de la déchéance monarchique qui permettrait l’exposition, à l’Assemblée, de la Constitution nouvelle. C’est ce qu’Auburger venait de vérifier. Et il avait connu la décision d’un nombre considérable de délégués de n’accomplir pas le rite constitutionnel.

Enfin, ce dernier importun congédié, Samuel arrivait à la porte de sa femme, et il savait que, cette fois, il ne trouverait qu’elle, que son sourire, que sa beauté. Toute autre idée laissée dehors, il entrait, harassé de la vie, ayant faim et soif de sa chérie, comme s’il franchissait cette porte pour la première fois. Jamais il n’avait connu cette lassitude, ni ce besoin.

C’était la nuit ; la chambre était obscure. Madeleine se tenait là, éclairée par une demi-lueur venue du dehors. Elle était oisive, rêvant dans le noir, debout, se mouvant à peine de quelques pas. Quand il entra, Wartz ne vit pas tout de suite le oher visage ; il en eut une sorte de chagrin.

— Oh ! qu’il fait sombre ici !

— Oui, il fait sombre, répéta Madeleine.

Il s’aperçut qu’elle avait une voix étrange.

— Mais je veux y voir, je veux te voir !

— Laisse, mon ami, je préfère qu’il fasse nuit.

Il vint, les bras tendus pour la prendre, mais elle se déroba d’un mouvement en arrière, et il ne rencontra que sa main, sa main qui brûlait et qui le repoussait.

— Non, Samuel, non, j’aime mieux te parler d’abord.

Il continuait de ne voir dans son visage que la phosphorescence nacrée de ses yeux, quelque chose de morbide et de terrifiant.

— Madeleine ! cria-t-il éperdu, tu souffres ! qu’as-tu ?

Si la lumière lui eût permis de scruter, comme il le voulait, les traits de la jeune femme, il eût été encore plus troublé. Elle était livide, elle agonisait, la bouche déformée d’angoisse, les yeux apeurés, et tout son être dressé n’était qu’un effort, qu’une violence.

Comme elle ne répondait pas, il en conçut une espérance soudaine. Une association d’idées se fit entre l’enfant royal qu’il venait de voir, et les désirs flottants de paternité qu’il avait éprouvés souvent depuis son mariage. Il aurait aimé avoir un enfant ; il crut que le mystère de Madeleine lui réservait cette joie.

— Je veux te parler, dit-elle encore.

Il ne pouvait deviner l’effort que lui coûtait cette phrase.

— Souffres-tu ? répéta-t-il ; mais tu me tues. Madeleine, je ne t’ai jamais vue ainsi ; qui t’a changée ?

— Il faut que je te parle, répéta-t-elle pour la troisième fois.

Ce devoir de parler devenait une obsession. C’était aussi un supplice auquel elle se menait elle-même, impitoyablement, s’y engageant sans retour possible, par cette invite à l’écouter.

Elle commença de sa voix éteinte :

— Une amie est venue me voir tantôt. C’est une jeune femme, mariée depuis moins d’un an, qui est… qui se croit du moins, très aimée de son mari, et qui, de son côté, lui porte une grande tendresse. Seulement, la vie, au lieu de les rapprocher comme ils le désiraient aux premiers jours de leur amour, les éloigne l’un de l’autre ; leurs existences sont deux flots insensiblement divergents. Tous les deux n’ont pas la même nature. Lui est bon, très bon, il est le meilleur ; elle, trop minutieuse. Il est viril, tout simplement ; elle se repaîtrait d’une idée, d’un mot de lui, elle nourrit avec des riens son amour, et c’est justement de ces riens qu’il la prive. Comprends-tu, Samuel ? Ce sont deux compagnons, deux commensaux de la vie ; l’un a mis sur la table les choses substantielles, l’autre n’aurait voulu que les friandises. Avant que l’amie dont je te parle se soit sentie souffrir, profondément, secrètement, quelque chose a pâti en elle. Et, comme il y avait là tout près, plus près que le mari, hélas ! plus près de son âme difficile, un autre homme qui l’aimait, en lui offrant ces friandises spirituelles dont elle était si gourmande, son cœur, doucement, s’est tourné vers lui.

Elle entendit Samuel prononcer d’une voix creuse, d’une voix lointaine :

— Eh bien ?… eh bien ?…

— Eh bien, c’est tout !

Elle se tut ; elle était demeurée debout en parlant ; elle ne bougea pas. Lui, dans le coin le plus ombreux de la chambre, restait perdu et invisible pour elle, sans qu’elle pût savoir à son tour ce qu’il pensait. Oh ! Dieu ! si le conte trop subtil pour son intelligence grave n’avait servi de rien ! s’il n’avait pas allumé le soupçon préparatoire et si elle était forcée de se confesser à mots ouverts, maintenant !

Le silence dura longtemps. La petite pendule qu’ils avaient prise là-bas, à leur chambre nuptiale, pour l’apporter ici, sonna sur son timbre d’or une heure qu’ils n’entendirent pas. Tous les deux se cherchaient des yeux dans ce noir, tous deux incertains l’un de l’autre, sans trouver le courage de se livrer l’un à l’autre.

Oui, elle le comprit, à la fin, Samuel l’avait devinée ; il avait saisi le douloureux apologue, et il n’osait y croire de peur de l’offenser à tort ; sans cela serait-il resté si étrange ? Mais alors, qui la retenait, elle, d’aller se jeter à ses pieds, de lui parler franchement de son remords, en loyale compagne ?

Tout à coup, il se leva, il marcha vers la cheminée où se trouvait le bouton de l’électricité ; il fit la lumière. Puis il vint la prendre, il l’amena sous la lampe, lui fit renverser en arrière son pauvre visage livide.

— Ton amie s’appelle Madeleine ? dit-il.

Elle répondit oui, d’un signe des paupières.

Sans rien ajouter, il alla reprendre le fauteuil d’où il venait, et se mit à pleurer.

Comme elle bénissait à présent la bonne lampe qui les éclairait, qui avait aidé à leur révélation, qui avait terminé son supplice, et qui lui montrait maintenant son mari dans cette douleur enfantine, cette douleur qu’elle ne se lassait pas de contempler ! Qu’il était bon de pleurer ainsi pour elle ! Tous les mouvements de son chagrin muet, les halètements de sa poitrine, le glissement du mouchoir à ses yeux, les contractions de ses traits déplaçaient comme une tendresse qui la pénétrait. Son mari ! son grand homme ! L’avait-elle vraiment jamais tant aimé que ce soir, à cette minute, son bien à elle, son ami, son maître, sa chose ! Et elle avait pu le faire pleurer ainsi ! Saltzen n’existait plus pour elle, même à l’état de souvenir ; seul lui demeurait le remords de n’avoir pas apprécié l’amour naïf et puissant de Samuel, de ne s’en être pas contentée, de n’en avoir pas joui comme elle le pouvait, d’en avoir fait l’injuste procès. Elle s’était jugée plus affinée que lui, meilleure, plus noble ; mais c’était lui, au contraire cet être d’exception, plus grand que nature, au puissant cerveau, aux larges conceptions, qui était le plus souverainement bon. Oh ! qu’elle l’aimait, pleurant ainsi ! Elle tardait d’aller le consoler, pour savourer encore ce tendre chagrin, encore et encore ; et de le voir, son cœur se gonflait davantage à chaque minute.

Elle s’agenouilla près de lui ; elle lui prit de force les mains pour s’y cacher le visage, et, voyant qu’il ne la repoussait pas, comme elle en avait si grand’peur, elle se confessa…

— Vois-tu, Sam, j’aimais mieux être franche avec toi ; je n’aurais jamais pu me résigner à te cacher la vie secrète de mon cœur. Quand tu es venu me demander en mariage, — je te l’ai conté souvent, — j’ai longtemps hésité avant de me promettre à toi. Le mariage m’effrayait ; ou plutôt, je m’effrayais moi-même. Je ne suis peut-être pas plus faible qu’une autre, mais j’ai plus conscience de ma faiblesse. Répondre de moi, de mes sentiments, de mon goût, pour toujours, me terrifiait. Tu sais bien à quelle fidélité je fais allusion, Samuel. Ce n’était point les fautes grossières et matérielles que je redoutais, mais les délicats adultères de cœur ou de pensée. Jeune fille, j’avais déjà une idée si pure, si lumineuse du mariage entre les âmes des époux ! J’y sentais si bien la noblesse de la vie ! J’y entrevoyais des choses si belles, que c’était uniquement à cette union-là que se portaient mes scrupules et mes craintes. Et puis, je t’ai revu, je me suis sentie plus forte, plus ferme dans l’amour ; je me suis engagée à toi ; mais en même temps, je prenais envers moi-même un autre engagement qui était de tenir toujours, et en toute occasion, mon cœur grand ouvert, comme un livre où tu puisses lire les bonnes comme les mauvaises choses. Tu serais mon confident, l’ami de ma conscience, et les subtiles fautes envers toi, c’est à toi que je les confesserais Oui, l’union, je la concevais telle, que la force qui m’eût fait défaut, je l’aurais puisée en toi.

» Nous nous sommes mariés ; ce furent de grandes joies, des joies d’orage. Quand on remonte à cette source tumultueuse de la vie qu’est l’amour, on a beau chercher, on ne retrouve plus, sous le trouble, la pure clarté de cristal, l’idéal d’autrefois. Je t’aimais, et puis je t’aimais, et c’était tout ; mais je ne connaissais plus les calmes examens de conscience faits au pied de mon lit de jeune fille. C’était la fièvre, la vraie fièvre, avec l’exaltation et le malaise. On se donne l’un à l’autre, dit-on, mais on reste soi ; on prend toujours pour la meilleure sa manière d’aimer, et chacun voudrait plier l’autre à la sienne. Tu ne m’aimais pas comme je voulais… Et pendant ce temps-là, le docteur Saltzen venait me voir. Je le savais très amoureux de moi ; j’en riais d’abord, vaguement attendrie. Je l’ai deviné malheureux et je n’ai plus ri. Il me disait, à côté de l’amour, toujours, des choses exquises… Nous avions des idées semblables, ses goûts flattaient les miens…

— Madeleine ! dit Samuel en laissant retomber ses deux mains sur l’appui du fauteuil, tu ne m’aimes plus !

— Moi ! ne plus t’aimer ! Alors, qu’est-ce que je fais ici, à genoux devant toi ? Est-ce qu’il ne faut pas qu’une tendresse au-dessus de tout m’ait jetée là, à tes pieds, dis ? Eh ! si, je t’aime, pour ton chagrin de cette heure ; j’aime ces chères larmes qui coulent là ; je t’aime d’être si bon, de ne m’avoir pas même interrogée ! car tu ne m’as rien demandé, mon Sam, quand tu pouvais croire des choses !… Vois-tu, il n’y a rien, rien… Monsieur Saltzen est venu tantôt, je m’étais un peu ennuyée, je l’ai accueilli avec plaisir. Du plaisir, voilà ; c’est tout. Le plaisir d’être aimée de lui, j’ai voulu le savourer jusqu’au bout, le sentir bien réel. Je l’ai poussé un peu sur la pente sentimentale où il aime tant à glisser ; je l’ai vu ému, triste, tout vibrant et ravagé, devant moi ; je me suis sentie enclose de fluides d’amour par ces pauvres yeux qui me regardaient éperdument, qui me livraient leur secret, qui me suppliaient. Et mon cœur un moment… il me semble… je ne sais pas… une minute… mon cœur l’a aimé, soutirant comme il souffrait.

Elle avait l’angoisse du premier mot qu’il dirait, et lui, sans répondre, l’écoutait.

Elle s’accrocha à lui, elle reprit ses mains.

— Reprends-moi, Samuel, reprends-moi pour toi seul ; mure-moi dans ta vie, que je ne sorte plus de toi. Dis-moi des tendresses, parle-moi souvent ; ne me délaisse pas, ne me délaisse jamais, pas un jour ; occupe-moi de toi, rien que de toi ; fais-moi vivre dans ton âme ; tu me l’as tant fermée ! il ne fallait pas… j’ai un peu souffert. Oh ! Sam ! tu ne me dis pas un mot, etje ne sais même pas si je suis pardonnée !

— Que veux-tu ! fit-il amèrement, je cherche pour te plaire ce qu’aurait dit Saltzen à ma place.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Madeleine, il ne m’a pas comprise ! il ne veut pas comprendre ! Mais Saltzen n’est rien entre nous. Saltzen ne m’est rien, entends-tu, rien, ; et j’ai bien acquis, je pense, le droit d’être crue par toi. Samuel, je t’ai dit tout… une seconde mon cœur a viré ; j’ai eu pitié, tendrement pitié de lui. Pardonne-moi, pardonne-moi, mon ami, je souffre !

Il prit sa tête, ses tempes fines qu’il écrasa dans ses mains ; il croyait embrasser une petite fille coupable, et jamais, pourtant, il n’avait senti comme à cette minute le prestige de son esprit délicat, puisqu’il n’osait pas dire un mot. Sa passion avait un langage, ce fut dans ce langage-là qu’il pardonna. Tout eut un sens alors entre eux ; il baisa les longs yeux tendres qui avaient contemplé Saltzen ; il couvrit de caresses les mains qui s’étaient tendues à Saltzen, et, pour les lèvres qui lui avaient souri, elles eurent le plus long, le plus tendre, le plus délicieux pardon. Il baisa les cheveux noirs parfumés, pour les absoudre de s’être laissé voir, et il étreignit sur sa poitrine le pauvre faible cœur bien-aimé.

Madeleine se redressa, les yeux rougis, ses yeux qui disaient merci, qu’on voyait plongés encore dans l’àme profonde qu’elle venait de connaître comme jamais, sans mots d’esprit ni subtilités vaines. Elle comprenait maintenant la loi simple d’aimer, ni comme ceci, ni comme cela, ni des yeux, ni des lèvres, ni de l’esprit, mais de tout l’être, comme Samuel.

— Je voudrais encore te parler, demanda-t-elle.

Lui aussi la regardait avec douceur ; il l’écoutait. Elle prononça le mot si troublant :

— Demain…

Infiniment sage et prudente, sa conscience envisageait maintenant l’avenir. L’avenir était devant elle comme un épais nuage noir où il lui fallait s’enfoncer, et tout ce qui l’attendait dans cette obscurité, elle ne pouvait ni le prévoir, ni s’en garder. Mais, pour le sens indistinct de sa crainte, Saltzen était caché dans cet inconnu et l’y attendait.

— Demain, Samuel, le docteur reviendra ; il ne soupçonne rien de ce qui s’est aujourd’hui passé de terrible en moi. Il m’apportera, selon la couleur du temps, sa mélancolie ou sa gaieté, il sera sentimental ou ironique, plaisant ou triste, mais toujours, au fond, je le sentirai m’aimer mystérieusement. Ne me dis pas qu’il a cinquante ans, que l’amour est ridicule à cet âge. Un amour comme le sien ne prête pas à rire ; il en souffre d’abord, et puis il croit si bien me le cacher ! Tout cela touche une femme. Comment veux-tu que tant d’affection me laisse indifférente ! Donc, il reviendra, et de nouveau je me trouverai devant lui ; est-ce que je sais, est-ce que je puis savoir ce que fera mon cœur à présent ? Je crois déjà le voir, il arrive, il entre, il vient s’asseoir près du feu ; il ne m’a rien dit, et déjà ses yeux m’aiment. Il comprend que tu m’es plus cher que tout ; il me parle de toi ; et je sens une émotion si triste dans sa voix ! Si j’ai quelque ennui léger, je le lui raconte ; alors il me sermonne, il me prêche, avec des mots qui ne sont que de lui, que de son cœur. Tu sais bien qu’il est fin et bon comme personne ; il cause des choses du jour, il m’instruit, et l’amour filtre entre tout cela comme un parfum, et il s’en exhale un délice qui me prend, qui me trouble, qui me change ; je ne me retrouve plus. Oh ! Samuel, j’ai peur. Il faut que je ne le revoie plus.

Wartz se rapprocha d’elle, impérieux, les yeux fixes, la pénétrant de son regard double, insoutenable.

— Je ne veux pas que tu l’aimes ! je veux que tu m’aimes seul, comme je t’aime seule depuis le jour oùje t’ai connue.

Quoi ! il commandait à une nation, il avait refait, de son seul vouloir, l’état d’un peuple, et ce petit cœur de femme, il n’en était pas maître !

Puis saisi de tristesse, soudain :

— Je t’en supplie, aie pitié de moi ; la vie que je mène est atroce ; tu ne peux pas savoir quelles choses pénibles, cruelles, douloureuses, mon rôle m’impose. Je n’ai qu’une joie, toi ! ne m’abreuve pas de chagrin à ton tour. Que vaut l’amour de ce vieil homme auprès de ma tendresse !

— Il est mieux que je ne le revoie pas, répétait-elle, avec une insistance navrante. Je ne t’ai jamais mis dans mon cœur en parallèle avec lui, Samuel ; mais, si peu que je lui donnerais, ce serait trop, et je te le répète, j’ai peur. Je ne veux plus le revoir.

— Comment faire ?

Elle le prit au cou, d’une caresse coquette et suppliante :

— Quittons Oldsburg ! Mon père nous a donné une maison à Hansen ; allons vivre là-bas.

— Tu sais bien que c’est impossible, Madeleine »

— Impossible !

Elle lança le mot dans une telle stupeur qu’il vibra, se prolongea et s’éteignit longuement par la chambre.

Samuel prononça, presque honteux :

— Tu sais bien que je suis attaché à mon œuvre par des liens qu’un homme ne peut pas rompre.

Quelque chose changea dans les yeux bougeants, dans l’air de la jeune femme : la moindre de ses émotions paraissait toujours à quelque vacillement de sa prunelle, qu’elle le voulût ou non.

— Ton œuvre est finie, dit-elle, et avant huit jours, nous aurons la République !

— Mais qu’est-ce que cela et qu’ai-je fait jusqu’à présent ? J’ai été mené, soulevé, porté, dans ma route par le flot des volontés populaires, et j’ai été passivement le chef du parti. C’est maintenant, seulement, que va commencer mon action, une fois le grand mouvement accompli, et quand il faudra entretenir, nourrir, vivifier sans cesse l’autorité nouvelle, la nouvelle forme d’État. Sais-tu ce que c’est, Madeleine, que de…

— Je sais que je suis ta femme, cria-t-elle, que tu prétends m’aimer, et que, lorsque surgit la plus terrible tentation qui puisse m’atteindre, dans mon cœur et dans mon âme, quand je t’avertis moi-même de cette périlleuse amitié où je puis te perdre le meilleur de ce qui t’appartient en moi, tu te refuses à me défendre. Alors, quelle sorte de mari fais-tu ?

Il prit sa main, il retint le bout de ses doigts qui fuyaient, et il la sentit, à cette minute, se retirer tellement de lui qu’il ne possédait plus d’elle que cette petite parcelle, ces ongles menus, rien. Il supplia :

— Madeleine !

Elle le regarda durement.

— Si Saltzen savait cela de toi !

Elle prit une chaise devant lui qui restait debout, et se mit à le contempler, méprisante. Elle avait les yeux secs, ses longues lèvres faisaient un mauvais sourire ; elle continua :

— C’est ce qu’on appelle avoir la bride sur le cou.

Et puis la méchanceté de cette dernière phrase lui fit mal à elle-même ; sa poitrine se souleva de petits sanglots sans larmes, les sanglots qui disent les outrances de douleur.

— Mon ami, dit-elle doucement, nous aurions vécu là, toujours, dans cette jolie maison qui regarde la mer, bâtie loin des bruits de la ville, image de notre vie retirée aussi. Sans sortir, sans nous dissiper, nous serions restés recueillis en nous-mêmes, en tous les deux. Je m’étais vue là. J’aurais meublé nos chambres de choses d’art, douces aux yeux ; j’avais choisi déjà les pâles étoffes que je tendrais aux murailles. Là nous aurions lu, causé, aimé ; et je ne te sacrifiais pas, je ne brisais pas ta vie politique. Je sais bien l’espèce de cohésion professionnelle qui vous unit, vous autres hommes, à certaines carrières passionnantes ; mais je ne t’enlevais, moi, qu’à une œuvre accomplie, je t’y enlevais à l’heure opportune, quand ce n’était autour de toi qu’adulation et délire. Aujourd’hui, de toutes ses véhémences, le peuple t’aime ; tu viens de traverser une période grisante ; cet enthousiasme, ce culte que te porte toute une nation, ce doit être la plus belle, la plus grande jouissance d’orgueil. Garde pour ta vie cette saveur suave ; demain le peuple peut changer ; quand, du prélude icféal et triomphant de ton œuvre, tu auras passé au labeur épineux de l’organisation politique, t’acclamera-t-il autant ? Mille difficultés, mille choses inconnues et mesquines vont t’assaillir. Reste, pour l’histoire, le jeune vainqueur, le beau soldat de la liberté qui, dès que la liberté règne, rentre dans le silence. Combien de grands hommes se sont diminués pour ne s’être pas retirés à temps de la scène ! Il faut cueillir le fruit quand il est mûr, disent les paysans, sans quoi, il pourrit à l’arbre. Oh ! le beau fruit de gloire, tout mûr, tout éclatant, que je vois, près de ta bouche, mon Sam !

Le fruit était là, rouge et frais, dans la forme des longues lèvres tendres qui le glorifiaient si délicieusement. Wartz fermâtes yeux pour ne voir que l’âpre mystère idéologique dormant en lui.

Madeleine lui fit au cou une chaîne de ses bras.

— Ce ne sera rien, dis, de m’avoir, moi, pour toi seul ! Puis nous aurons des enfants ; penses-y, mon ami chéri, des enfants de nos corps et de nos âmes, qui seront un peu de nous, vivant hors de nous, de beaux êtres nés dans la gloire et dans l’amour, qui feront qu’en mourant nous ne mourrons pas tout à fait. Et dans ce bien-être et cette poésie, toi le créateur du pays nouveau, l’auteur de la démocratie, tu contempleras la vie, si heureux !…

Sa tête retomba sur l’épaule de Wartz, quêteuse de baisers.

— Dis-moi que oui, que nous partirons.

— Je ne puis pas… je ne puis pas te le dire, bégaya-t-il.

Il hésitait à lui avouer le refus, l’implacable refus qu’opposait, sans défaillance passionnelle, tout son être ; mais jamais il n’avait à ce point senti le devoir de sa vie. Tout un peuple avait besoin de lui ; il était devenu l’âme du pays. S’en aller, c’était abandonner, par milliers, d’orphelines intelligences sur lesquelles il exerçait sa paternité de prophète. Certes, de grands esprits ne manquaient pas autour de lui ; il y avait surtout Wallein, qu’il appréciait tant maintenant, avec ses opinions poétiques plutôt que politiques, Wallein dont l’admirable sensibilité s’accordait à toutes les nuances des vibrations nationales, une merveille psychique, un phénomène, un cas. Cet homme ne pouvait-il pas connaître, en effet par une faculté occulte de son être, quel point géographique insufflait vers le cœur du pays les plus forts effluves républicains ? Mais Wallein n’eût pas remplacé Samuel, personne ne l’eût remplacé,

À son oreille Madeleine murmurait :

— J’ai peur ; ne me laisse pas ici. Saltzen kh viendra ; toi, tu me délaisseras un peu ; lui me dira ce que tu n’auras pas le temps de me dire… Je veux une certitude, je veux savoir que nous partirons ; je ne veux pas rester à Oldsburg… Samuel !

Il sentait sur sa poitrine la prière vivante et palpitante de ce jeune corps bien-aimé ; il revit Saltzen dont il avait si souvent appréhendé le charme spirituel, la ressemblance dame avec Madeleine ; il le revit élégant, parfumé, amoureux plus doucement, plus suavement que lui ; son âge incertain, l’équivoque de ces cinquante ans mal accusés, sa laideur fine d’œuvre d’art, les incomparables raffinements de son cœur, tout cela lui constituait des charmes sans pareils. Et à cette minute, Samuel se sentit vraiment triste jusqu’à la mort. Ce qu’il éprouva, ce fut la mort : la mort de sa jeunesse, de son bonheur, de tout ce qui avait été lui, avec la sensation du désagrégeaient intime de la fin, et la douleur du dernier brisement. Et ce qui survécut, ce fut l’être dur, âpre et morne de la fatalité.

— Non, Madeleine, non ; je ne puis pas quitter Oldsburg.

— Alors, s’écria-t-elle effrayée et n’osant comprendre, alors tu me… tu me sacrifies ?

— J’ai confiance en toi, Madeleine.

— Confiance !

Elle courut à son lit, elle s’y cacha le visage, elle s’y roula, s’y ensevelit, en criant d’une voix étouffée :

— Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! il a confiance et c’est tout, et cela suffit… Oh ! mon Dieu ! c’était donc tout ce que j’étais pour lui : un obstacle qu’on foule. Il aura tout sacrifié, même moi !

Son désespoir tenta le dernier coup. Elle se retourna vers lui, et sa tendresse outragée lui lança le suprême appel :

— Mais tu ne devines pas qu’en ce moment, c’est à Saltzen que je pense malgré moi, malgré ta belle confiance !… Saltzen qui, lui, m’aurait mise au-dessus de tout, Saltzen qui m’aime plus que toi !

Hannah frappait à la porte ; elle articula de sa voix sereine :

— L’huissier de monsieur fait dire qu’on attend monsieur depuis quatre heures en bas.

Wartz ne bougeait pas.

— Va-t’en ! lui dit Madeleine en le poussant vers la porte, va-t’en !

Il murmura :

— Te laisser…

— Oh ! oui, me laisser… seule…

Quand il eut refermé la porte, elle tomba dans le petit fauteuil, les yeux clos, sans larmes ; elle acheva :

— … Seule… comme il me faut vivre !