Comment s’en vont les reines/10

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 254-277).

X

L’AGONIE D’UN RÈGNE

Samuel Wartz n’ignorait pas où se trouvait la Reine.

Le soir où dans la ville commença de se dessiner l’agitation populaire, une voiture qui suivait la rue aux Juifs s’arrêta devant une porte basse du palais, réservée aux services de la maison Royale. Un vieillard ouvrit la portière et descendit. C’était le maire d’Oldsburg. Quand on l’eut introduit, il tendit, sans desserrer les lèvres, un pli cacheté du sceau municipal à l’adresse de la Reine. Il était dans ce mutisme, si impérieux, que le portier prit le message et courut.

Le maire d’Oldsburg demeura seul dans une sorte d’antichambre en apparence garnie des meubles de rebut, où l’intendant de la table devait donner ses audiences. Mais les royales choses démodées qui meublaient la pièce : consoles d’acajou, rideaux à crépines d’or, sièges massifs au velours défraîchi, avaient conservé, des contacts de tant d’Altesses, comme des fripures augustes et de la noblesse fanée. Le vieillard demeura debout, par respect.

C’était un ancien industriel du faubourg. Il avait soixante-dix ans ; mais, en dépit de l’obésité qui l’alourdissait un peu, son visage aux beaux yeux bruns, dans l’encadrement coquet des favoris neigeux, gardait la franchise et la vivacité de la jeunesse. Il était fort aimé. Son opinion, dont nul n’était absolument certain, le faisait classer ordinairement dans le parti libéral. Officieusement, il avait fait connaître à Wartz qu’il approuvait sa politique. Officieusement aussi, Wartz lui avait écrit : « Monsieur le maire, la grande estime que je vous porte m’a fait résoudre de vous confier une mission pour le cas où la Reine se trouverait en danger dans l’effervescence populaire. Je désire qu’il soit préparé à son intention, à l’hôtel de ville, des appartements où elle pourrait se retirer en cas de troubles. » Aussitôt, dans le secret, des préparatifs avaient été faits au second étage du monument. Quatre salles s’étaient métamorphosées en chambres. Quand on regardait la façade, c’était, parmi les trente-cinq fenêtres de front, les huit premières. L’installation finie, le maire lui-même vint visiter les appartements. Il palpa de sa main blanche et ronde les tentures de la chambre principale, dont nul autre que lui ne savait la mystérieuse destination. Il reconnut au toucher la vulgarité d’une serge, sèche sous le doigt, faisant des plis mous de loque. Il voulut que cette étoffe fût arrachée sur-le-champ. Le lendemain, il y eut là un lit dessiné dans des capitons de soie grise, voilé de rideaux de brocart qui tombaient du plafond durs et bruissants comme du métal. « Je me charge personnellement de cette amélioration », dit-il quand on dressa la liste des frais. Et il revint voir une seconde fois cette chambre qu’il regardait complaisamment.

Samuel Wartz pratiquait au plus haut point la prévoyance, cette vertu des hommes d’État. Ce soir-là, dès qu’il fut averti de ce qui s’agitait en ville, il téléphona au maire d’Oldsburg qu’il craignait un péril pour la Reine. C’était au milieu d’une fête de famille : on vit le patriarche quitter sa descendance brusquement, et sortir avec toute la hâte que lui permettait son âge. On n’attribua aucune gravité à ce devoir soudain, car le vieillard souriait en partant, et son sourire rassura enfants et petits-enfants. Ce devoir était pourtant d’une gravité exceptionnelle, et la main blanche et ronde, qui ne savait plus sans trembler lever même son verre, chargea un revolver, en secret, dans l’ombre du vestibule. Mais le vieillard souriait, parce qu’il songeait à la dame en noir qui avait si longtemps tenu tout le pays en son pouvoir, et qui serait ce soir sous sa garde, belle, jeûne, mystérieuse comme elle était. Il songeait à son sommeil de cette nuit, sous le brocart couleur d’argent dont il avait orné son lit. Et il caressait dans sa poche l’acier froid de son arme, en se disant, avec une vraie fougue de jeunesse, qu’ayant déjà vécu soixante-dix ans, ce qui est fort long, il ne regretterait rien s’il lui fallait mourir ce soir en défendant cette belle personne.

Dans la salle aux fauteuils de velours rouge, il attendit longtemps. En prêtant l’oreille aux bruits de la ville qu’étouffaient les épaisses murailles du palais gothique, il croyait entendre des frémissements, des rumeurs angoissantes. Machinalement, il tira du gousset sa riche montre en or, comme si la Révolution pour devenir terrible avait eu son heure, connue et attendue d’avance. Une inquiétude, une hâte fébrile, le pressaient.

Très doucement, la porte s’ouvrit enfin, et Beatrix entra suivie de son fils. Ce n’était plus qu’une femme en tenue de voyage, et qui boutonnait à son poignet épaissi ses gants de peau noire. Elle portait une jaquette, un simple chapeau de deuil : on eût dit une riche bourgeoise de la ville. Mais sous la voilette épaisse, son hardi profil monétaire se redressa, une hauteur instinctive dans son regard fit baisser les yeux au vieil homme.

— Votre Majesté est en péril. Madame, — prononça-t-il d’une voix très altérée, — et comme Elle l’a pu apprendre par ma lettre, monsieur le ministre de l’Intérieur a désiré que l’hôtel de ville l’abritât pendant ces jours troublés.

— Je n’avais pas peur, monsieur.

— La grandeur d’âme de Votre Majesté est connue de tout son peuple ; néanmoins, monsieur le ministre de l’Intérieur n’a pas toléré que la possibilité d’un crime subsistât, et si Votre Majesté veut me faire l’honneur de me suivre, je la conduirai sur-le-champ à la maison commune, où je me suis efforcée d’y rendre moins indigne d’Elle l’appartement préparé.

Alors elle commença de voir et de comprendre l’émoi de ce vieillard devant elle ; il paraissait en même temps paternel et subjugué. Au moment même où elle sentait monter contre elle, comme une vague méchante et pensante, son peuple armé, au moment où la nation l’abandonnait, cet homme s’improvisait son défenseur en ce lieu subalterne, clandestinement, humblement. Elle eut un instant de détente, et se troublant :

— Je suis touchée, monsieur, très touchée de ce que vous faites ce soir, personnellement.

— L’heure est triste et grave, reprit le vieillard, il faut se hâter.

— Mais que se passe-t-il donc ? demanda-t-elle, en serrant contre elle son fils.

— Tout est à craindre, tout !

Et il eut un geste désespéré, mais reprit aussitôt :

— Il faut se hâter, il faut se hâter.

— Sortons par ici, fit la Reine, entraînant par la main le petit prince héritier.

Elle ouvrit une autre porte, traversa plusieurs pièces en enfilade. On y sentait l’humidité, la moisissure des chambres toujours closes. Visiblement, cette partie de palais était inhabitée. Et Béatrix allait devant, d’une allure ferme et vive, s’éclairant d’une petite lampe qu’elle avait saisie sur un guéridon de l’antichambre. Les glaces, au passage, furtivement, reflétaient sa belle forme noire, et l’on sentait si bien la ruine irréparable, la fuite définitive, qu’on aurait souhaité que ces miroirs princiers, aux cadres de fines moulures dans les trumeaux, gardassent au moins dans leur eau mystérieuse, cette suprême vision, auguste et lamentable.

Ils atteignirent un vestibule ténébreux. Les clartés jaunes de la petite lampe furtive faisaient apparaître aux murailles, des reliefs effacés d’ornements gothiques : armoiries ou arceaux qui s’effritaient. Et cette femme dont une angoisse secrète hâtait la marche, traînant l’enfant à demi somnolent dont les petits pas résonnaient dans le corridor glacial, quittait ainsi le palais où vingt-deux rois, ses pères, avaient régné. Celle que tant d’ovations avaient saluée, au grand soleil des jours d’été, dans les fêtes populaires, s’en allait secrètement, sous la tutelle d’un ennemi, à la lueur d’une lampe d’antichambre, par les corridors moisis où se salissait sa traîne noire. Et l’on aurait cru voir le fantôme de la monarchie expirante errer dans ces lieux clandestins et sinistres, ouvrir en soupirant l’huis rouillé de la rue aux Moines, et la lampe soufflée, misérable, vaincue, abandonner pour toujours, par cette poterne, le féerique palais royal.

Le maire d’Oldsburg fit avancer la voiture. Béatrix y plaça le petit prince avant d’y monter elle-même. Et un galop vertigineux les emporta dans la nuit.

Le lendemain, Wartz recevait un billet de femme. Mais il n’y était plus question des amoureuses choses dont les autres abondaient. La main qui l’avait écrit savait tenir la plume lourde des décrets d’État. Elle savait tracer les mots inflexibles qui gouvernent. Samuel, sans en avoir lu la signature, reconnut cette écriture longue et appuyée dont les actes gouvernementaux donnaient le fac-similé. Ce billet portait, ceci :

« Monsieur le Ministre,

» J’ai le plus grand désir de vous parler ; je vous attendrai demain tout le jour.

» béatrix. »

Il resta froissé par le ton de cette missive, puis ému, tourmenté, comme s’il y avait eu dans cette lettre de Reine, dont la seule vue l’impressionnait, une vertu inexplicable qui l’influençait. Il soigna sa mise plus que d’ordinaire ; il s’attardait à sa toilette, avec l’impatience de partir au plus vite, et un vague ennui de ce royal rendez-vous. Madeleine le retint à son départ, et ce fut alors qu’il lui répondit avec cette brusquerie dont s’était offensée la jeune femme.

Aucune phase de sa carrière ne s’était présentée à lui sous le jour insupportable de cette entrevue. À chaque événement nouveau surgissant dans sa vie, correspondait toujours, chez lui, un agréable entraînement secret, qui allait parfois jusqu’à l’ivresse de l’action ; tandis que ce colloque suprême avec la souveraine resterait, sans doute, de son Œuvre, la scène la plus pénible, le souvenir sombre. Il se la rappela telle qu’elle avait paru le jour de la séance, subissant simplement le ministère que lui imposait la Délégation, comme on se courbe sous la vague qui déferle pour mieux se redresser ensuite ; et il la revit aussitôt, usant de son pouvoir comme d’un jeu, dissolvant d’un mot l’Assemblée, hautaine, rancunière et vengée par ce coup, qui aurait pu être son salut, si les élections lui avaient été favorables. « Eh quoi ! pensait-il, lutter encore avec elle, dans ce tête-à-tête, subir ses colères, ses mépris, elle dont je tiens le sort entre mes mains ! »

Et il monta, dans l’hôtel de ville, l’escalier aux lentes spirales, dont la rampe en fer forgé dessinait comme une grecque brodée en noir sur le blanc des dalles. Il tressaillit, quand il passa devant la fenêtre où Madeleine et lui s’étaient arrêtés, le soir du bal. Dieu ! que ce souvenir lui semblait lointain ! Il neigeait, ce soir-là ; dehors les choses s’enflaient, se gonflaient de blanc ; et Madeleine avait aussi une robe de neige, attiédie et gonflée par les formes de son corps blanc… Il compta les jours ; il n’y en avait pas quinze. Quelles gravités avaient depuis alourdi sa vie !…

Il eut une puissante aspiration de lassitude, puis il remonta vers le second étage où l’attendait « tout le jour » la tragique personne.

Là-haut, comme il errait dans ce long couloir claustral, cherchant à deviner laquelle de ces multiples portes cachait, dans l’uniformité de la bâtisse, le mystérieux appartement, l’une d’elles s’ouvrit et le duc de Hansegel apparut. Hautain, portant insolemment la tête, avec un tic spécial du menton qui jetait en avant sa légère barbe rousse, il chercha le monocle pendant sur son veston gris clair, et se mit à lorgner le jeune ministre.

— Monsieur Wartz ? demanda-t-il.

— Et Monsieur de Hansegel ? fit le républicain. La Reine ?

— Sa Majesté vous recevra, j’espère.

Le duc disparut par l’une des portes. Quand il revint, presque aussitôt, ce fut pour introduire le ministre dans la chambre aux courtines argentées. Wartz aperçut, assise à la fenêtre, une femme enveloppée d’un châle noir ; elle était voûtée sous le châle que croisaient sur sa poitrine ses mains blêmes. Elle avait froid dans ces vastes pièces où le feu de houille, dans les cheminées, ne parvenait pas à sécher les anciennes humidités agglomérées, depuis des années, jusqu’au plafond lointain. Ses yeux, que la fièvre et les larmes avaient bistrés, se tournèrent vers Samuel. Elle lui fit pitié ; on n’imaginait pas un être plus vaincu, plus ruiné, plus dépouillé de tout ce qui avait été sa gloire et son orgueil. C’était une pauvre créature dont les yeux angoissés s’attachèrent à lui, les yeux aux sombres prunelles qui glissaient comme des perles noires sous le glacé des larmes. Elle dit :

— Duc, veuillez nous laisser.

Le duc sortit. Wartz, très gêné de ce tête-à-tête, s’approcha. Elle lui fit signe de s’asseoir ; il refusa, croyant lui donner là une marque de déférence, si vaine, fût-elle.

— Asseyez-vous, monsieur, fit-elle tristement, l’heure n’est plus à l’étiquette.

Wartz prit la chaise, et dit avec le même embarras :

— Je me suis empressé de venir…

— Oui, oui, je vois, monsieur, je vous en remercie. Vous êtes mon plus réel ennemi ; cependant j’espère de vous des sentiments de délicatesse dont votre visite m’est le gage. Si je suis ici, aujourd’hui, sans pouvoir, sans fonction, à la disposition de mes sujets, à la veille d’être reniée peut-être par la nouvelle Délégation, c’est, monsieur, que vous l’avez voulu. Vous avez un grand talent de parole, plus même, vous avez sur les esprits un pouvoir inexplicable. Ce pouvoir, vous l’avez employé à ruiner le mien ; vous avez dépensé votre génie à démontrer la fatalité de ma déchéance. Vous m’avez pris l’amour de mon peuple, mon autorité, mon honneur dynastique. Grâce à vous, je suis en butte à la pitié de l’Europe, à l’humiliante pitié des nations ; grâce à vous, je vais n’être plus rien. Je ne vous ai pas fait venir pour entendre mes plaintes ; j’ai contre vous des griefs tels que les mots ne sauraient les exprimer ; il me semble, d’ailleurs, que vous les devez sentir sans que je les énumère.

— Je les sens, madame, reprit Wartz sans lever les yeux, et Votre Majesté ne peut savoir ce qu’ils me pèsent.

— Pourtant j’aurais pu ne pas faire ce que j’ai fait, — continua Beatrix sans paraître l’entendre (elle n’avait plus froid maintenant, elle avait fait retomber son châle, son buste s’était redressé, elle redevenait inconsciemment royale). J’aurais pu ne point subir ce que j’ai subi. À l’heure où vous discouriez, monsieur, j’étais toute-puissante Reine ; à l’heure où les esprits en désarroi s’orientaient, vers vous, j’aurais pu faire un geste, un signe, appeler ma garde ; elle eût fait évacuer la salle, elle se fût saisie de vous, monsieur, qui combattiez la Constitution à laquelle vous êtes assermenté, et vous eût conduit en prison. Le geste, le signe, j’allais le faire ; mais je n’aime point d’autre force que celle de la persuasion. J’avais toujours régné, si je puis dire, spirituellement ; la lutte des armes m’a répugné ; j’ai veillé jusqu’au bout sur le très précieux sang de mon peuple, et je n’ai point appelé mes soldats. J’ai respecté votre liberté, monsieur Wartz, j’ai fait plus, je vous ai nommé ministre, espérant terminer ainsi un conflit qui n’appartenait déjà plus aux sereines luttes de l’esprit. Combien mon coup d’État fut pacifique ! J’ai dissous la Délégation ; était-ce un acte de violence ou une consultation demandée au pays ? J’étais la gardienne de la loi ; j’ai fait mon devoir et même je ne l’ai fait qu’à peine, timorée et faible comme je le fus !

— Votre Majesté me permet-elle de parler maintenant ?

— Non ; je connais vos excuses, vos raisons. Monsieur Wallein et vous me les avez présentées déjà, ces raisons d’époque finissante, de Destinée démocratique, qui ne m’atteignent pas, qui ne peuvent m’atteindre que pour m’offenser davantage, moi qui ne suis qu’un argument vivant ! J’ai voulu vous dire ceci d’abord, que vous avez été sous mon pouvoir, alors que vous vous sentiez le plus puissant dans votre triomphe, et que je vous ai épargné pour le respect de l’Idée. J’ai voulu vous demander ensuite…

Elle s’arrêta et pâlit encore ; elle cessa de le regarder en face, comme elle l’avait fait jusqu’ici.

— Nous représentons, vous et moi, deux influences ; si cous les unissions pour le bien du peuple ? Si au lieu de m’exclure de votre constitution nouvelle…

Elle n’en put dire davantage ; cette prière était le fiel le plus atroce de sa Passion. Prier Wartz ! Elle poussa un soupir d’agonie, et se cacha le visage dans ses deux grandes mains pâles. Elle pleurait. Les larmes ruisselaient dans ses doigts ; elle avait repris, dans le blanc lumineux de la fenêtre, sa posture humiliée et pitoyable ; ce n’était plus qu’une noire forme de souffrance, un cœur de femme qui suppliait et qui en mourait de honte. D’elle, Wartz voyait seulement son front crispé, et ses épaules contractées sur son corps magnifique.

À deux mains elle écrasa sur ses joues les larmes, et le visage nu se montrant défiguré, enlaidi, tout orgueil abjuré, elle reprit :

— J’aurais fait des concessions, j’aurais renoncé à mes idées, et j’aurais pris les vôtres ; vous auriez gouverné sous mon nom, laissant seulement intact le trône de mon fils.

Ah ! son fils ! Wartz comprenait maintenant cette scène qui venait de l’atterrer, le pourquoi de cette abominable humiliation, de cette indignité : elle avait un fils, le rejeton de l’Arbre dynastique, l’immortalité de cette race de rois, la survivance éternelle des monarques anciens, celui qui, découronné, laisserait dans la branche héraldique une coupure béante, une fin, une mort. Et l’on sait ce que deviennent ces rameaux coupés, ces fins de race qui traînent de-ci, de-là, rebuts, inutilités, sans nation, sans œuvre, sans espoir !

Il restait silencieux.

— Vous êtes actuellement le Maître des esprits, continua Béatrix ; ce que vous voudrez, ce que vous déciderez, le peuple l’adoptera. Vous pouvez faire que le trône soit respecté ; vous direz : « Cela est bien », et l’on applaudira. Monsieur Wartz… mon sort, celui de mon enfant sont entre vos mains ; vous voyez si je foule tout orgueil… je vous prie… Il pourrait exister une monarchie démocratique… Eh quoi ! vous ne me répondez même pas ? Écoutez ; vous avez une femme, une jeune femme délicieuse, je m’en souviens… une enfant… des cheveux noirs, n’est ce pas ?… dix-huit ans. À cause d’elle ?… Vous l’aimez… en son nom ?…

Wartz assis toujours, les bras croisés serrant sur sa poitrine le drap de l’habit, regardait les fumées jaunes du foyer sans répondre.

Elle se leva, elle vint à lui ; — ses mains étaient jointes ! Elle murmura de tout près :

— Épargnez le trône, épargnez mon enfant !

S’arcboutant sur son talon, il recula sa chaise, la tournant un peu plus vers le feu qu’il regardait toujours sans désenlacer les bras. Elle poursuivit :

— Rien ne serait changé dans votre constitution que le nom du chef de l’État, et le nom de l’État lui-même. Ce serait une République qui s’appellerait seulement monarchie.

Wartz paraissait ne pas l’entendre.

Elle demeura., plusieurs minutes, debout devant lui, immobile dans les plis noirs de sa robe, le châle retombé à ses reins, ses reins cambrés et puissants de belle statue. L’effigie royale de son visage se dressait dans l’air gris de la chambre, et les perles de ses larmes venaient se briser une à une sur la soie de son corsage. Après un silence, elle fit quelques pas vers le lit ; elle sonna trois fois, ce qui était un appel de convention avec ses femmes. Presque aussitôt, une porte s’entr’ouvrit, et l’une des dames d’honneur fit pénétrer le petit prince héritier.

C’était un joli enfant de huit ans, qui avait reçu du prince consort les traits de la race italienne ; il portait des boucles brunes si fines, qu’elles s’enchevêtraient les unes dans les autres. Son col de petit être délicat sortait d’une grosse cravate de soie blanche. Il vint en sautillant. Sa mère arrêta cette gaieté ; elle le prit par ses deux petites épaules, et le poussa vers le jeune ministre :

— Le voilà !

Le visage morne de Wartz se retourna machinalement, curieusement. Il avait deviné l’enfant. La mère saisit ce mouvement ; ses larmes tarirent ; elle s’exalta.

— Est-ce que vous croyez à l’hérédité, fit-elle d’une voix sourde et précipitée ; croyez-vous que l’ascendance vous travaille l’âme secrètement ? Alors regardez ce fils de rois, créé pour être roi, avec un corps royal, un esprit royal, un cœur royal. À la longue, il se fait comme un moule dynastique, où se forment les êtres ; c’est le mystère atavique, la prédestination des monarques. Regardez Conrad IV ! Touchez ses mains, pesez-les, c’est un sceptre que cette petite main. Et ces cheveux, ce front, qui n’ont jamais porté que des baisers, savez-vous ce qu’ils doivent porter un jour, la lourde chose d’or qui doit peser ici, ici, en cercle… vous devinez, monsieur Wartz ? Mais vous n’avez pas le droit de la lui ôter, sa couronne, son patrimoine, son héritage, son bien ! Dites, avez-vous le droit de prendre aux enfants ce qu’ils ont hérité de leurs pères ? Alors que deviendra-t-il ? quel être aurez-vous fait de lui ? comment l’appellera-t-on ? le découronné ! Mais voyez, oh ! voyez comme il vous regarde ! voyez bien ces yeux d’enfant, monsieur, regardez-les de tout votre regard, suppliants, épouvantés comme vous les faites en cette minute, car vous les reverrez toute votre vie, ils vous poursuivront le long de votre carrière, ils vous regarderont dans la nuit, toujours, et tant que vous vivrez ils ne se fermeront pas. Alors, vous regretterez les irrévocables choses que vous fixez en cette heure, et votre châtiment, ce sera la misère de ce pauvre être, son lugubre avenir que vous aurez voulu.

Ses yeux de fièvre dévoraient Wartz, ils scrutaient cette chair du visage aux bouffissures pâles, y cherchant un tressaillement des nerfs faciaux, un trouble, une incertitude. Et soudain dans cette face insaisissable, elle crut surprendre de la souffrance, ce fut un espoir pour elle, elle s’attendrit, et poussant le petit garçon vers le tribun :

— Je vous confie mon enfant ; son sort était déjà dans vos mains, je l’y place deux fois. Dites-moi qu’il ne sera pas dépossédé… Mais vous ne comprenez donc pas : c’est pour lui que je m’accroche au trône, que j’y incruste ma griffe comme une lionne qui défend la proie de son petit. Et tenez, s’il faut sacrifier ma personne, si c’est vers moi que monte la haine, j’abdiquerai, j’abdiquerai en faveur de mon fils.

Un sanglot l’arrêta. Deux fois d’une voix déchirante elle répéta :

— Monsieur Wartz ! Monsieur Wartz !

Elle était courbée, ployée, brisée devant lui. Pas un mot ne rompit le silence.

L’enfant dit :

— Reprenez-moi : j’ai peur.

Alors folle de colère, tout son orgueil un instant refoulé remontant en flots de rage, elle se redressa, grande, hautaine, royale, comme elle ne l’avait jamais été sous l’hermine du sacre ni sous la couronne héréditaire ; et saisissant son fils, elle criait à Wartz d’une voix terrible :

— Cela suffit, monsieur… Sortez !

Puis ramassant toutes ses forces indignées :

— Quelle idée m’était donc venue ? Des accommodements ? des concessions ? transiger, pactiser avec le parti de la honte, demeurer une reine indigne, transmettre à Conrad IV une couronne tronquée ? Ah ! dussiez-vous maintenant l’implorer par toutes les bouches de la nation, vous n’aurez pas, vous ne pourrez pas avoir l’alliance royale. Mon fils et moi, toute la résultante de la race des rois nos maîtres, nous sombrerons sur le vaisseau de la Monarchie, debout à l’avant et sans un signa ! de détresse aux barques ennemies. La Royauté fut toujours une, indivisible et sainte ; comme Dieu l’avait donnée aux nôtres, sainte, indivisible et une, je la remets à Dieu. Mais vous, monsieur, qui avez mené l’abominable guerre contre cette religion sacrée et nécessaire du pouvoir, vous qui arrachez aux enfants royaux leur couronne et menez votre patrie à la ruine, soyez maudit !

Wartz hésita, il allait parler. Sous le geste inconscient de sa main la porte s’ouvrit ; il partit sans avoir desserré les lèvres.

Dans l’antichambre, une forme d’homme se dressa en face de lui. Il eut la sensation d’un bras levé, d’une main bougeant devant ses yeux, et, avant qu’il eût compris le geste, un soufflet s’abattit sur sa joue.

— Soyez déshonoré, monsieur !

Il reconnut aussitôt l’habit gris de Hansegel.

Wartz était fort, musclé, membré et violent ; il sentait la fureur, une fureur tiède et vibrante, monter à ses bras, tripler sa puissance, et le désir de tuer l’emplit comme une frénésie. Le duc, l’homme de salon, la taille fine, le corset aux reins, plus grand que lui, se tenait là, essuyant du coin de son mouchoir le cristal du monocle. Wartz les connaissait dans leurs intimités, ces aristocrates qu’à Orbach il avait observés et étudiés comme le peuvent les subalternes. D’un coup, il aurait renversé celui-ci, il l’aurait couché sous ses genoux, mis à merci, tué peut-être, et il frémissait de volupté en y pensant.

Tout cela dura une seconde. Il lui offrit sa carte.

— Vous m’en rendrez raison, monsieur, dit-il.

Le duc enleva en l’air, tout à coup, le pouce et l’index qu’il tendait. Le carton blanc tomba.

— Peuh ! votre carte… Je ne sais si je dois… Je suis gentilhomme…

Il ricanait. Son rire était à Wartz ce que sont aux bêtes de combat les dards dont on les stimule. Ce rire pouvait le pousser aux pires violences, et le duc de Hansegel courut là, tout un moment, un grand danger. Mais la religion de son œuvre avait trop appris à Samuel la discipline de toutes ses colères pour qu’elles ne fussent pas toujours maîtrisées d’avance ; il se baissa lentement, ramassa la carte sans hâte ni trouble. Il était redevenu le ministre de l’Intérieur, le calme homme d’État qui ne connaît ni colères, ni haines, ni passions, et il s’en alla, à peine méprisant.

Mais il venait de traverser une de ces heures qui pèsent plus que des années dans une vie. Comme il longeait ce grand couloir des archives, dont les fenêtres plongeaient sur la place, il pensa au peuple d’Oldsburg, à la Nation libre dont il aurait tant dignifié l’état, la Nation maîtresse d’elle, se régissant elle-même, la Nation souveraine.

Soudain, une amertume de prophète l’envahit, le dégoût de son grand labeur, le découragement. « À quoi bon, se dit-il, à quoi bon tant lutter ! Se douteront-ils jamais de ce que j’ai souffert dans mon cœur pour leur conquérir tout cela ? » Et il revoyait les larmes de la dame en noir, la figure du petit garçon qui commençait à le poursuivre déjà, comme Béatrix l’en avait menacé. Quel homme avait-il dû paraître aux yeux de l’incomparable femme ! Qu’importaient maintenant les acclamations que lui réservaient les foules, quelqu’un l’avait maudit !

Il suivait les lentes spirales aériennes de l’escalier ; il aurait voulu que cet escalier durât toujours, qu’il continuât de tournoyer éternellement vers des ténèbres, vers des abîmes, vers le néant surtout ! Et il l’aurait descendu dans une joie secrète, heureux de s’anéantir, de finir ainsi dans ce mouvement doux et somnolent de la descente. Ah ! s’en aller à la dérive de cette pente suave ! s’engourdir, s’endormir, n’être plus, ne plus penser, ne plus lutter !

Il se reprit, en passant devant la dernière fenêtre ; puis ses lèvres murmurèrent :

— Madeleine !

Est-ce que Madeleine n’était pas à l’attendre dans sa chambre, là-bas ?