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Comment s’en vont les reines/4

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 92-127).

IV

LA SÉANCE

On entendait le piétinement des délégués qui gagnaient leurs bancs. Des groupes se formaient dans l’hémicycle ; le murmure des chuchotements s’enflait, et lentement la salle continuait à s’emplir. Une horloge minuscule, placée au-dessus de la porte des couloirs, marquait deux heures moins dix. À pas de loup, sans être vu, arriva M. de Nathée, le président ; avec son élégance discrète, il gravit les marches ; soudain, on l’aperçut à son fauteuil, de sa longue main blanche mettant en ordre des papiers. Plusieurs délégués se retournèrent vers les tribunes qu’ils lorgnèrent ; elles se garnissaient de public, de femmes surtout, parmi lesquelles ils reconnaissaient de jeunes et jolies habituées, de ces amies inconnues pour lesquelles ils soignaient leurs discours. Mais aujourd’hui, dans l’ombre d’une draperie rouge se dissimulait une nouvelle venue, jeune, pâle et mystérieuse, vêtue de noir. Sa beauté fine attira les regards, mais personne n’eût pu la nommer.

Les bancs du centre s’étaient emplis les premiers. Il entre dans la nature des partis modérés plus de ponctualité dans l’accomplissement de leurs fonctions. Ils méprisent la politique d’à-coups : ce sont des réguliers.

Samuel Wartz prit sa place dans les bancs de la gauche sans être remarqué. Rien ne l’avait jamais signalé à l’attention. On le connaissait à peine.

Peu à peu, la sourde rumeur des conversations s’était élevée avec l’appoint des nouveaux arrivants. Le contingent habituel des délégués était atteint. L’horloge marquait deux heures moins cinq, et dans la grande Assemblée en pleine attente, des courants, des frémissements anormaux commencèrent à courir. C’était une inquiétude bruissante partie d’un point et qui se propageait jusqu’aux extrémités de la salle. Elle se transforma en une clameur étouffée, quand, dans la tribune royale, la porte du fond s’ouvrit et que des laquais du palais vinrent apprêter le trône de la souveraine : un fauteuil aux chambranles dorés monté sur une petite estrade en vieille tapisserie.

C’était donc vrai ? La Reine allait venir ! Ce fut une stupeur. On savait qu’en dehors de la séance mensuelle qu’elle devait présider, la Constitution lui réservait le droit d’être présente à certains débats importants ou critiques. Or, dans cette calme et heureuse monarchie, on ne se rappelait pas l’avoir vue faire usage de ce droit inutile. La soudaineté de son acte était troublante ; une immense interrogation montait de l’Assemblée avec le vacarme d’innombrables voix que rien ne contenait plus. Et là-haut, M. de Nathée, n’ayant aucun mandat pour imposer le calme avant l’ouverture de la séance, agitait en vain ses belles et longues mains dans un geste apaisant.

Soudain, le nom de Wartz fut jeté par quelqu’un comme une explication ; elle courut la salle et tous les yeux cherchèrent à son rang le jeune député obscur de la gauche. Mais son seul aspect démentait le bruit lancé, d’un coup monté par lui.

L’air indifférent, il s’était accoudé à son pupitre, jouant avec sa règle dont son ongle grattait la moulure, d’un bout à l’autre. C’était bien le délégué anodin, celui dont le rôle consiste à faire nombre ; on s’était trompé.

Personne ne soupçonna qu’à cette minute, sous cet extérieur glacial, tout son être moral défaillait et qu’il n’existait pas pour lui d’autre bruit parmi cette agitation de la salle, que celui de son sang battant dans ses artères. La tribune où il allait monter, tout à l’heure, ne lui apparaissait plus que dans un nuage. Quand la salle fut garnie à point, et qu’il eut devant lui tous ces hommes dont il avait fait le rêve de capter les volontés et de posséder les intelligences, il se dit en lui-même : « J’y renonce. » Il sentait maintenant sa témérité, le danger d’avoir échafaudé son acte d’aujourd’hui sur le hasard de la surprise. Et ce doute de soi lui fut soudain si angoissant que des gouttes de sueur lui perlèrent au front.

— Wartz ! dit doucement quelqu’un.

Il leva les yeux ; Saltzen était debout devant lui, comprenant tout à la détresse révélatrice de son visage.

— Wartz, que me dit-on… est-ce vrai ?

— C’est vrai, répéta-t-il, très morne. J’ai voulu jouer la grosse partie. Je crois que j’ai été fou… je n’y vois plus clair… je ne sais plus…

Alors, celui qu’on avait écarté, celui à qui Samuel s’était dérobé comme on se libère d’un importun fut pris soudain de compassion pour ce jeune lutteur découragé. Il oublia ses griefs et sa fierté.

— Dans les couloirs, tout à l’heure, on m’a conté votre affaire. Vous vous êtes défié de nous, vous avez craint notre vieille sagesse, vous vous êtes moqué de toute prudence et de toute expérience. Vous avez bien fait. Votre foi sauvera tout. Nous aurions voulu, nous autres, jouer les maîtres avec vous, parce que vous avez vingt-huit ans ; mais le maître, c’est vous !

Il se grisait à son propre enthousiasme : il s’approcha de plus près de Wartz et s’appuyant d’une main à son épaule :

— Ah ! Wartz ! Wartz ! qui aurait cru cela, que vous nous auriez tous menés un jour ? L’aurais-je cru moi-même, si confiant que je fusse en votre étoile, jusqu’à cette idée formidable que vous avez eue de vous attaquer tout seul à la Constitution ! Tout seul, n’est-ce pas ? Ah ! vous êtes un homme d’État.

Samuel se sentait renaître ; le docteur l’électrisait.

— Oh ! quelle séance, quelle séance ! murmurait le vieux délégué. La Reine sera là ; elle vous a deviné, elle a voulu livrer le suprême combat. C’est le Passé qui se défend contre l’Avenir ! Dire qu’il va nous falloir opter entre cette belle dame de légende et votre rude République ! Tenez, je la revois le jour du Sacre. Le grand manteau brodé d’or, aux dessous d’hermine, s’épandait autour de sa personne gracile, la lourde couronne dynastique écrasait son front délicat. Elle avait dix-huit ans, et ainsi à genoux dans le chœur de la cathédrale, toute blanche sur le fond gris des pierres, inondée de la clarté des cierges, avec des chasubles d’or processionnant autour d’elle, c’était le moyen âge vivant, c’était toute l’Histoire. Et c’est à une telle créature qu’il va falloir, quelque jour, signifier l’exil, montrer la frontière, en la chassant de ce pays où elle est enracinée comme un arbre à sa terre… Oui, il faudra faire l’odieux geste, et je le ferai, et je voterai avec vous, parce que les temps sont accomplis, et qu’il n’est tout de même plus séant de demeurer, les huit millions de Poméraniens que nous sommes, sous la férule d’une femme, et que nous souffrons de mille maux qu’elle entretient sous son charme. Que voulez-vous, nous sommes mûrs pour la République, et les systèmes d’État nouveaux sortent, non point du vouloir de quelques-uns, mais des successives maturités nationales comme la graine sort d’un fruit, naturellement…

Wartz continuait de gratter du bout de l’ongle la moulure de sa règle, comme un homme qui ne pense à rien. À ce moment, il se fit un grand silence. On vit au fond de la tribune royale la portière rouge se soulever ; deux chambellans, deux gardes blancs, hallebarde au poing, vinrent se ranger aux deux côtés, et la reine entra.

Cette arrivée, alors qu’on ne soupçonnait rien d’alarmant et que la Révolution fatale demeurait si lointaine et imprécise, fit courir dans toute la salle un frisson tragique. Le public surtout, moins prévenu que les Délégués, en conçut une impression de terreur. On dévorait des yeux la souveraine pour lui arracher le secret de son acte, mais elle était impénétrable. Très imposante dans sa robe de velours noir, avec son ordinaire quiétude, elle promenait les yeux longuement, froidement sur l’Assemblée.

— La séance est ouverte, dit le président de Nathée dont la voix vibra longtemps dans l’enceinte silencieuse.

Wartz songea comme la veille : « C’est la grande arène. » Et surchauffé, enfiévré par les paroles de Saltzen, il eut cette idée que comme dans les scènes antiques, ils étaient, la Reine et lui, deux gladiateurs qu’on mettait en présence devant l’amphithéâtre haletant.

Béatrix se leva. Il y eut de lourdes minutes de silence. Sa main gantée disposa quelques papiers sur le rebord de la tribune, et sa voix aimée, que pas un Poméranien ne pouvait entendre sans émotion, sa voix triste et chaude prononça :

— Messieurs, l’ordre du jour de cette séance comporte la proposition, faite par l’un de vous, d’un projet de loi dont la portée est immense. Notre rôle n’est pas d’intervenir dans vos discussions de législateurs. Mais il s’agit aujourd’hui d’une question si grave, que notre règne n’en a pas rencontré de telles jusqu’ici. Et il nous a paru bon de vous apporter cette collaboration si naturelle : la pensée de votre Reine.

Pendant que la droite exaltée et frémissante applaudissait l’Idole, un incident naissait autour de Wartz que ses collègues de la gauche, Braun en tête, apostrophaient. C’était ceux qu’on appelait communément « le Groupe ». Indignés lorsque avait éclaté publiquement cette affirmation du coup monté sans eux, leurs calculs, leurs ambitions déjoués, ils ne trouvaient plus de mots assez virulents pour qualifier la trahison de Wartz. On entendait Braun s’écrier :

— Votre folie aura perdu la République.

Mais, impassible, il supportait ce flot d’injures, sans qu’on pût savoir si elles le paralysaient ou manquaient de l’atteindre.

La Reine avait repris la parole ; ce bruit de querelle couvrait sa voix. On entendait seulement des lambeaux de phrases : « Instruction populaire obligatoire… seulement spectateur de vos travaux… toutes réserves faites sur notre pouvoir exécutif… sanction… »

Le malheureux baron de Nathée, suppliant et agité, entendait ces mots royaux et sacrés se perdre dans un bruit de dispute, et, devant une semblable abomination, il perdait la tête. Les ministres s’agitaient ; celui de l’Intérieur surtout, pétulant et nerveux dans sa petite taille, semblait ne pouvoir tenir en place ; il regardait rageusement le président dont l’autorité défaillait à un moment si critique.

Mais une voix d’homme éclata :

— Silence ! je veux entendre.

C’était Samuel Wartz qui, impérieux, s’était levé, et’faisait taire autour de lui les indignations et les colères. Ce fut comme un enchantement ; la rumeur s’éteignit. La voix douce de la Reine emplissait seule le grand cénacle. Elle disait :

— « … Mais nous voulons qu’avant de vous livrer à l’étude de cette loi sur l’instruction obligatoire en Poméranie, vous connaissiez notre sentiment sur un sujet si grave. Certes, le côté séduisant de ce projet ne nous a pas échappé. L’idée de ce développement du peuple par l’instruction est fort belle ; c’est même, à notre sens, la plus belle utopie d’un législateur. Mais à côté de ce monde des Idées, qui est votre domaine, messieurs, — à vous de qui c’est la fonction d’émettre au jour le jour, devant le Gouvernement qui vous écoute, les théories émanant des fluctuations mentales du pays, — à côté de cette région abstraite où vous planez, il y a la réalité de l’organisme national ; et c’est un champ d’expériences où ne réussissent pas toujours les systèmes élaborés dans le vague de la spéculation. Vous avez le droit de vous cantonner dans le rêve, mais ce droit n’appartient pas aux chefs d’État, qui tiennent entre leurs mains ces grandes réalités si absolues : les peuples. Et quelquefois, ce qui est vérité dans la pureté de vos belles conceptions, devient erreur en se réalisant dans la vie pratique. Nous craignons que la question actuelle ne soit dans ce cas. Nous avons observé les États qui, avant nous, avaient tenté la grande aventure où vous nous engagez ; il ne nous a point paru qu’ils fussent plus parfaits, plus forts, plus heureux, pour avoir créé dans la basse classe des intelligences plus lucides, et répandu à profusion les bienfaits de l’Instruction. Physiquement ils ont connu au contraire une dépression, parce que l’esprit ne s’élève à un certain niveau qu’aux dépens de la puissance matérielle, cette puissance brutale qui est la base de la grandeur dans un pays. Socialement, ils n’ont pas acquis dans le sens pacifiant ce qu’on espérait. Au contraire, les haines entre les classes sont devenues plus violentes. Le serviteur s’est cru l’égal du maître, le maître a’méconnu son seigneur. Partout a régné un désordre qu’ignorent les nations où, sans confusion, les graduations sociales sont délimitées. Nous savons que nous heurtons ici un état d’esprit qui se fait très violent dans notre pays, et qu’à beaucoup, aujourd’hui, cette confusion morale des classes plaît au contraire. Mais rappelez-vous qu’au blason de la Poméranie figurent un lion et une colombe : un lion parce que nos aïeux ont été forts, une colombe parce qu’ils ont été simples. Un état d’esprit est une chose transitoire sur laquelle le législateur ne doit pas s’appuyer ; mais ces emblèmes éternels laissés dans l’histoire comme une empreinte par le génie même d’une nation, voilà sur quoi doit être édifiée la loi. Or, la simplicité n’est plus la vertu d’un peuple inquiet que mille soins divers occupent, ni la force, celle des générations que le travail cérébral anémie. Que dirait une mère si l’on s’emparait de son enfant, dont la complexion frêle lui inspire des inquiétudes, pour l’épuiser et le ravager par des études auxquelles il est impropre ? Hélas ! messieurs, qui est ici l’enfant, et qui est la mère ? Qui est plus enfant que ce peuple, inconscient de l’austérité de sa vie, toujours rieur et satisfait, soit qu’il reste le grand nourricier de la patrie avec les laboureurs, soit qu’il arrache à la terre notre richesse nationale avec les mineurs ! Mais aussi, qui est plus mère que nous dont toutes les secondes, toutes les pensées, toutes les forces, appartiennent à ce peuple poméranien, au nom d’une fonction tyrannique et douloureuse, mais qui fait notre orgueil, et qui procède mille fois plus de la Maternité que de la Royauté ! Ô peuple bien-aimé ! ta puérilité nous est sacrée comme nous l’est ton contentement ; nous voulons te laisser vivre encore, demain comme hier, d’un morceau de pain et d’une chanson, notre main restant posée sur ton front d’ignorant pour te cacher les horizons qui troublent, les idées qui attristent, la science de ce qui tue. Nous voulons défendre ta naïveté contre ceux qui te feraient une âme tourmentée et malade ; tu es notre fils préféré ; brise la houille dans les cavernes, sème le blé au grand soleil des champs, fabrique obscurément tes merveilles dans les usines, sois la vie de la nation, mais sans le savoir. Qu’on laisse à tes armes la colombe à côté du lion, car la Destinée les a liés l’un à l’autre, et quand l’oiseau blanc s’envolera, le jour sera proche où doit périr ta force ! »

Elle s’était émue un peu à la fin, en parlant ; sa voix fatiguée était graduellement retombée aux notes basses et sourdes, mais pas un de ses mots n’avait échappé à son auditoire silencieux et recueilli. Quand elle se tut et s’assit, en ramassant les papiers où ses yeux avaient cherché des points de repère au long du discours, il y eut dans l’Assemblée une hésitation dramatique. L’ovation des royalistes fut timide. Dès qu’il s’agissait de la souveraine, on était décontenancé ; il ne semblait pas décent de déchaîner un tapage brutal, et la frénésie un peu barbare du choc des mains paraissait hors de propos pour acclamer cette femme qui venait de tenir des centaines de personnes sous le charme, en prononçant des paroles à mi-voix. Ils avaient ce geste touchant d’applaudir, les mains levées vers elle, attitude inconsciente qui justifiait si bien le mot d’ « Idole » qu’avait employé Saltzen. Mais un murmure désapprobatif et mal retenu montait de la gauche ; tandis que le centre, habituel appui de la souveraine, malgré des frémissements, des inquiétudes et une émotion manifestes, gardait un silence glacial. Saltzen lui-même, dans ce mélange d’ironie et de sentimentalité, dont il était pétri, s’enlevait une larme du bout du doigt, tout en disant :

— Pas mal, le discours, pour avoir été écrit par Hansegel. À vous, Wartz, maintenant !

Mais il avait beau regarder Samuel, il ne pouvait deviner ce que pensait le jeune homme ; personne n’aurait pu le deviner. Du coin de sa loge où elle ne le quittait pas des yeux, la pauvre Madeleine, tremblante, toute confiance perdue, sûre maintenant d’un insuccès terrible, sentait naître en elle pour son « grand homme » d’autrefois un genre d’amour spécial, un peu désenchanté, mais dépouillé de vanité : la tendre pitié des femmes. Toute la Délégation s’occupait de lui, à cette minute, fort désavantageusement. Les voisines de Madeleine en parlaient même tout haut, instruites par le président qui avait pris sur lui de changer l’ordre du jour, afin de permettre à l’Assemblée d’entendre immédiatement la réponse à la Reine.

— La parole, avait-il dit, est à monsieur le délégué Wartz, pour l’exposition de son projet de loi.

Et toutes les belles dames,’saisies de curiosité, se penchaient pour le chercher du regard :

— N’est-ce pas lui ?

— A-t-il du talent ?

— Eh ! eh ! comme ceux qui ne s’en servent jamais.

— S’il avait un grain de bon sens, dit quelqu’un, après le discours de la Reine, il retirerait son projet… S’il parle quand même, c’est un homme fini ; jamais il ne s’en relèvera.

Et serrée contre la draperie, très mince dans le drap sombre de sa jaquette, bien en face de la tribune, Madeleine vit son mari quitter lentement sa place pour en gravir les degrés.

Wartz la chercha des yeux ; elle lui sourit ; mais déjà il ne la regardait plus, attiré par l’autre femme, l’ennemie, qui le dévisageait là-bas à la tribune royale. On aurait cru les voir se défier…

Alors, de toute la salle, un murmure d’animosité monta contre le jeune homme. La droite, royaliste en cette minute, souhaitait peut-être moins son échec que, ne le faisait son propre parti, la gauche, dont il avait déjoué toutes les ambitions, et le centre faisait chorus contre lui.

Une minute il demeura silencieux. Ses bras croisés ne se dénouèrent pas. Il allait parler sans gestes, sans effets. Un instant encore, il contempla ces yeux inquiets dardés sur lui par centaines. Puis sa voix s’éleva, jeune, puissante et grave :

— « Je demande, messieurs, une chose unique, c’est qu’un minimum de connaissances soit exigé de chaque enfant poméranien, avant que l’atelier, la mine ou les champs le prennent. Je demande, non point une culture impossible, mais quelques lumières, et ces connaissances préliminaires qui orienteront son jeune esprit vers des sphères inconnues aux illettrés. Je demande que, ne pouvant lui infuser la science, on mette entre ses mains l’outil pour l’acquérir, c’est-à-dire qu’on lui crée un cerveau avide de savoir et une intelligence aiguisée.

» Vous venez d’entendre contre mon projet de loi les arguments troublants d’une auguste bouche. Ils ne m’ont pas surpris, car je les avais prévus. J’accorde, messieurs, qu’une âme dégagée des limbes de l’ignorance, exposée toute nue aux âpretés de la vérité souffrira mille blessures, auxquelles les inconscients seraient invulnérables. Nous le savons tous, et si je songe à l’auditoire de lettrés, de savants, de penseurs, qui m’écoute, je sens bien inutile de rappeler cette misère supérieure de ceux dont l’esprit s’est élevé au-dessus de la masse. « Savoir, c’est penser, et penser, c’est souffrir ! »

» Pourtant, messieurs, quel est celui d’entre vous, écrivain, homme de science, artiste, exerçant enfin l’un de ces métiers de l’esprit, qui ont fait de vous des délicats, des difficiles à satisfaire, quel est celui d’entre vous qui troquerait son sort contre celui d’un ignorant ? Ah ! dans vos villégiatures, les beaux soirs d’été, quand vous souffriez de vagues ennuis sans cause, en voyant le laboureur obtus et las, ruisselant de sueur, mais joyeux d’un appétit de bonne santé, rentrer chez lui en chantant, vous avez dit bien souvent : « L’heureux homme ! » Eussiez-vous désiré prendre sa place, messieurs ? Et si vous l’avez souhaité de bonne foi, si vous avez aspiré vraiment à redescendre dans ces couches épaisses, que n’avez-vous fait de vos fils des rustres ?

» Mais je vois, au contraire, que plus marchent les temps et plus se chargent les programmes des cours dans les institutions où s’élève la jeunesse aristocrate. La tendresse de la bourgeoisie pour sa progéniture multiplie autour d’elle les dons de l’instruction. Vous orientez sans cesse vos enfants dans une voie intellectuelle plus haute. Pourquoi me dire alors que l’intellectualité est un fléau, quand vous vous en servez comme d’un bienfait ?

» Mais quoi, messieurs, ce bienfait, vous le réservez à vos fils ? Pourquoi donc en priver les fils de la plèbe ? Serait-ce pour qu’un jour ceux-là pussent mieux dominer ceux-ci ?… »

Quelque chose d’étrange avait, depuis qu’il parlait, saisi la salle. Sa voix au timbre indéfinissable, son débit lent et simple, son immobilité même, étaient impressionnants. Un silence absolu régnait, où vibrait sa parole. À cette dernière allusion qui visait la peur bourgeoise de la démocratie, la gauche frémit, et se ressaisissant, malgré elle applaudit. Le centre, silencieux, mais déjà ébranlé, écoutait, à la fois effrayé et séduit. Quant aux royalistes, ils attendaient encore que le tribun s’attaquât aux prérogatives royales pour faire éclater d’unanimes protestations. Alors, quand il eut cette conscience subtile et grisante que connaissent les orateurs, de posséder son auditoire dans le recueillement et la sympathie, une assurance extraordinaire envahit le jeune délégué. La folie de son idée lui revint, les mots abondaient pour la traduire ; il en sentait toute l’exaltation et l’ivresse. Et l’on se rappela soudain les rhéteurs célèbres du Parlement poméranien, ces vieux délégués disparus qui incarnaient pour le pays l’art de la parole, et qu’on ne croyait plus remplacer à cette tribune.

Il dit d’abord le grand devoir de ne pas ôter au peuple, ce frère souffrant, cet instrument de dignité qu’est l’étude. Il dit la plus impérieuse obligation de ne pas lui dérober la vérité. Il montra, avec une éloquence sobre et discrète, qui fit frissonner l’auditoire, l’évolution humaine, les étapes infinies de la race dans son ascension lente vers le mieux moral, et la correspondance avec cette amélioration de l’espèce d’une plus large part de vérité entrevue. Que venaient faire, devant ce panorama gigantesque de l’humanité en marche, les misérables craintes d’une période transitoire inquiétante, alors qu’il s’agissait d’obéir à l’immense, à l’implacable mouvement d’en « avant » de la destinée humaine ?

Le temps passait, le crépuscule hâtif des jours de janvier assombrit la salle. Une lumière mystérieuse jaillit pour continuer le jour, insensiblement ; et Samuel Wartz parlait encore. Son discours, exempt de tout artifice oratoire, éclatant comme la voix même de la vérité, n’offrait à ses adversaires aucune faiblesse à laquelle ils pussent s’attaquer. La droite, recourant à l’argument des minorités, lança des imprécations d’impuissante colère. Mais sereine, sans lassitude ni désordre, la pensée du tribun se développait. Elle s’évasait du texte de cette loi qui en était l’assise, jusqu’au code complet de la révolution.

— Bourreau du peuple ! Utopiste ! interrompaient les royalistes, enfermés dans la casuistique de Béatrix et de Hansegel. — Est-ce avec ces rêveries qu’on gouverne !

Alors il parla de la période proche et qu’on devait prévoir à des signes fatidiques, où ce peuple serait appelé à se conduire lui-même. Une urgence troublante s’imposait de lui verser à flots la lumière. Et il lança, d’une voix qui tremblait d’émotion secrète, l’indiscutable statistique des illettrés en Poméranie, cette évocation d’une masse compacte, profonde et obscure, où gisait une force aveugle, sans orientation. Comme il criait cette phrase : « Des écoles ! des écoles pour instruire le souverain de demain ! » la droite affolée voulut couvrir sous le tumulte une vérité aussi intolérable. Il sentait en parlant les poings se tendre vers lui. Mais il calma cette effervescence avec la déconcertante, maîtrise qui avait tout à l’heure subjugué les autres :

— Cette loi n’est pas mon œuvre, mais celle de la fatalité. C’est la loi de l’Époque. Si j’eusse manqué d’en écrire les termes, elle serait sortie d’elle-même de l’esprit national, et il s’en fût trouvé cent autres pour la dicter.

Et de même, sans attaquer directement la Reine par un seul mot, il établit tranquillement cette autre chose fatale : la République, de telle manière que, dilemme poignant, l’applaudissement à son discours, tout à l’heure, serait la grande répudiation morale, la première, signifiée à la souveraine, et le silence, au contraire, le désaveu de ce qui était pour la majorité ici la secrète foi politique.

Puis l’ascendant magnifique qu’il avait conquis sur cette Assemblée autorisant toute liberté, il finit sur le chant exalté de cette époque prochaine où le peuple libéré secouerait sa tutelle et serait son seul maître.

Wartz se tut.

Il avait remué dans les cœurs tous les sentiments de l’heure actuelle, cette maturité d’idées qu’avait évoquée Saltzen, et dont le fruit tombe naturellement. Il avait suscité des fois nouvelles, infusé de l’énergie aux tièdes, embrasé les fervents, fait couler la fièvre dans les artères. Cependant l’Assemblée demeurait silencieuse, acculée à cette obligation terrible de manifester contre la Reine ou d’étouffer son propre enthousiasme. Il se passa une de ces secondes historiques, où l’on sentit se poser dans la salle muette le grand cas de conscience national.

— Bravo ! cria soudain Saltzen.

Et le feu prit à ces cerveaux trop surchauffés, le tumulte se déchaîna ; l’admiration éclatait pour ce nouveau génie qui se révélait, pour sa jeunesse, son éloquence, sa personne même. On fut ivre, et Béatrix ne compta plus. En descendant les marches de la tribune, Wartz entendit monter l’assourdissante clameur de son nom répété, et il y avait des cris, des phrases entières que noyait le bruit ; toute la Délégation était debout, et la droite royaliste, impuissante à protester, essayait de couvrir les acclamations, par le tapage rythmé des règles sur les pupitres. Jamais le Parlement n’avait offert pareil spectacle ; dans les tribunes, des discussions naissaient ; les femmes penchées au dehors applaudissaient, grisées de cette nouvelle gloire qui se levait ; et l’on vit tomber aux pieds du jeune orateur, en symbole d’hommage dont on ne pouvait juger en un pareil moment s’il était ridicule ou touchant, une rose de soie arrachée à quelque joli chapeau d’élégante. Et tout ce bruit de tempête fait de cris, de rumeurs sourdes, du grand houhou des délires publics, montait sans cesse, pendant que, régulièrement, en un mince tintement d’alarme, la petite sonnette présidentielle, aux mains du baron de Nathée, s’agitait sans qu’on l’entendit. Une seule personne, peut-être, la sentait lui résonner sinistrement dans l’âme, c’était la Reine. Hélas ! la petite sonnette tintait le glas sur les beaux jours de la popularité, elle donnait l’avis effrayant des choses qui se préparaient. Comment imaginer l’angoisse de cette maîtresse d’État à cette minute critique ! Ce grêle tocsin prophétique lui créait, sans doute, des visions sanglantes de révolution : la guerre dans les rues, les incendies, les atrocités dont est capable un peuple dément ; et il sonnait encore le désagrègement social, la dislocation du trône, et ce qui fait l’épouvante des rois, leur honte sacrée : la chute dynastique. Elle avait reçu l’outrage national ; le pays politique s’était détourné d’elle, et son blanc visage de cire, dans les chatoiements noirs du costume, n’avait pas eu la faiblesse d’un spasme. Ses yeux bruns, doux et puissants, regardaient toujours dans l’infini, mais elle, personne ne la regardait plus. Ses fidèles partisans même que la colère suffoquait pensaient cent fois plus à leur haine intransigeante qu’à l’océan d’amertume qui la submergeait.

Le triomphe de Wartz durait toujours. Si les acclamations faiblissaient, il en éclatait aussitôt d’autres plus impétueuses, et ce torrent venait l’atteindre à sa place, affaissé à son pupitre, le front posé sur son poing crispé. Ses amis l’entouraient maintenant, tous subjugués, comme des courtisans, flattant, moitié par instinct, moitié par entraînement, celui qu’ils écrasaient de leur colère tout à l’heure. Saltzen ne disait rien, mais son visage ruisselait de larmes ; il ne cessait de regarder Samuel, fier de lui comme un père, et tout l’orgueil de l’ovation, c’est lui qui le savourait.

M. de Nathée parlait ; tous ses mots se perdaient dans ce tonnerre. On eût dit un homme essayant de commander à l’orage. Tout à coup, le ministre de l’Intérieur quitta son banc et se dirigea vers la tribune. Béatrix le suivit des yeux, éperdument. Avec Hansegel, ce petit homme noir trapu et bougeant était son conseil ; il pouvait être son salut ; tout ce qui lui restait d’espoir, elle le mit en lui. Mais, au pied des marches, un incident arrêta le ministre, une de ces énigmes parlementaires que la foule ne peut comprendre et que le vacarme rendit obscure même aux politiciens. C’était Wallein, l’impétueux libéral, qui avait bondi derrière lui, puis le royaliste Stalberg. Et tous trois, la paume accrochée à la rampe, se disputaient la chaire avec une ardeur qui touchait à la frénésie. Ils durent s’injurier, mais rien ne s’entendit…

Après, ce furent des coups de théâtre successifs ; la tragédie se précipitait. Quand le ministre eut gagné la tribune, le tapage atteignit son paroxysme ; on criait : « Démission ! Wartz ministre ! » d’un unisson si puissant, qu’on eût pu croire à un chœur d’innombrables voix. Toute la gauche lança le grand cri de guerre : « Vive la République ! » Et ce fut peut-être cet élan de folie, l’acte le plus vif de la journée, quand on songe que la Reine était présente, qu’elle entendait, et que c’était une part importante de la Poméranie qui lui jetait en public ce défi.

Les ministres, hués et injuriés par la gauche, reniés par le parti libéral dont ils étaient sortis, venaient de se décider à quitter la salle pour aller délibérer. On suivit des yeux avec enthousiasme ce premier acte de leur retraite. La défection la plus inouïe à leur égard était celle de ce même centre dont ils avaient toujours accompli la politique, et qui se retournait maintenant contre eux. Il ne régnait plus ici désormais ni mesure, ni logique ; l’influence nouvelle qui venait de naître défiait tout raisonnement. On ne discute pas avec ces convictions spontanées et jaillissantes qui sommeillent au fond des cœurs, jusqu’au jour où sous un choc puissant elles s’exaltent en foi passionnée. Wartz semblait, par sa seule force, avoir imposé sa pensée à cette masse d’esprits ; il avait seulement provoqué le choc déterminant du phénomène. Il avait emprunté son pouvoir à l’état inconscient des idées, cette maturité mentale qu’entrevoyait Saltzen. De même que la lumière ne prend son aspect que dans les substances qu’elle illumine, de même, l’éloquence du tribun n’avait trouvé sa véritable force qu’en rencontrant cet unisson mystérieux au fond des âmes. Son œuvre et sa gloire avaient été d’élever ces goûts secrets au dessus du prestige de la Reine, dans ce parti libéral de qui la psychologie, à cette heure, était si curieuse.

La Reine, alors que tout luttait contre elle : la poussée spirituelle de l’époque, les idées, et ce prodigieux talent de Wartz, s’était défendue jusqu’ici par un argument unique : le prestige de sa personne. Elle se faisait voir ; elle s’offrait aux yeux, avec l’attrait royal et l’attrait féminin confondus en un seul charme. Soudain, comme si elle eût eu honte de mendier ainsi les ovations et l’enthousiasme, elle changea d’attitude. C’était le besoin d’agir qui reprenait sa puissante nature, et aussi une colère profonde qui la ravageait invisiblement sous son masque hautain. Elle qui se sentait toute autorité et loi souveraine, au point que ce sens du pouvoir s’identifiait avec le sens même de son être, se voyait tout à coup méconnue, reniée et impuissante. Roi, elle eût fait un coup d’État, elle eût appelé la garde. Wartz aurait été maintenu par la force, et la prison du faubourg, où l’on enfermait les condamnés politiques, lui aurait servi de lieu de méditation pour peser à son aise la suprématie de la Liberté sur la Monarchie. Mais ce moyen masculin ne pouvait être celui d’une créature de force douce comme elle. Elle biaisa. Il fallait une digue au flot montant qui la menaçait, elle voulut le détourner par adresse. Elle jeta les yeux sur ces effrénés qui gesticulaient dans les bancs de l’enceinte : elle y cherchait la complicité d’un homme sans laquelle si peu de femmes peuvent agir. Son regard choisit Wallein, Wallein dont la politique nerveuse, faite d’impressions, d’impulsions, d’agitations, serait plus malléable, plus soumise à ses influences. Elle se savait sur lui un grand pouvoir ; de plus, il était l’un des plus avancés au large dans la tempête d’aujourd’hui ; elle tenait ce sensitif par les mêmes fibres que le tenait l’Idée nouvelle. Ce serait son ouvrier.

— Monsieur le président ! appela-t-elle.

Cette faible voix éteignit les autres bruits, le grondement de la salle, peu à peu.

— Monsieur le président, voulez-vous transmettre à l’Assemblée ce désir de la Reine, que la séance soit renvoyée à demain ?

La rumeur reprit, avec un mouvement effrayant de tous les visages vers elle :

— Non ! non !…

Et le bruit des protestations se prolongeait, s’enflait, atteignait dans sa véhémence le pire tumulte de tout à l’heure. Le président parla encore, il parla d’égards dus à Sa Majesté, de lassitude, et le « non » vibrait toujours, opiniâtre, inflexible. Chose troublante et magique, de voir cette progression tangible de la puissance changeant de main, abandonnant les autorités anciennes, allant vers les bases de la Nation, vers le peuple dont c’était ici la Délégation.

Les ministres revinrent. Les huées recommencèrent. Chacun d’eux s’installa à son bureau, et, d’une écriture plus ou moins prompte, rédigea la formule de démission. Il y eut un silence. Les délégués avaient repris leurs places. On les voyait accoudés à leurs pupitres, suivant du regard l’acte du ministère.

Les démissions mises en liasse furent portées sur-le-champ à la Reine ; et comme par enchantement, la suspension de séance fut décidée. La Délégation entière s’engouffra dans les portes, dans les couloirs ; la salle se vida. La Reine était partie. C’était l’entr’acte silencieux où le drame allait faire vers le dénouement la glissade vertigineuse. Il présidait à cette séance, comme à toutes les grandes scènes d’histoire, quelque chose d’inéluctable que les volontés humaines ne dirigeaient plus.

La dame en noir était maintenant assise dans le petit parloir des ministres, seule avec Wallein. Elle avait pris un fauteuil de bureau, autour duquel il la voyait ramener les plis en longs tuyaux brisés de sa jupe, et, debout, tout en l’écoutant, le délégué suivait machinalement, sous les mousselines de deuil du chapeau, les enroulements de sa jeune et somptueuse chevelure.

Elle parlait avec fièvre, avec indignation, haletante encore de ne pouvoir laisser déborder tout ce qui l’étouffait de colère, et souvent, au milieu d’une phrase, un soubresaut de sa poitrine l’arrêtait. Elle en voulait au cabinet démissionnaire pour sa défection ; elle en voulait à Nathée, à la droite royaliste, aux infâmes qui avaient osé, sous ses yeux, acclamer la République, aux traîtres libéraux qui étaient jusqu’ici son appui le plus ferme, malgré leur indépendance d’idées, croyait-elle, à cause de cette indépendance réellement. Elle se sentait offensée comme jamais reine ne le fut. Hélas, ces libéraux avaient applaudi Wartz ! Après cet outrage, sur qui compterait-elle désormais ?

Et quand, femme habile dans la détresse, elle eut bouleversé les esprits de cet homme agité qu’elle avait devant elle, quand Wallein eut subi, jusqu’au fond de lui-même, l’émotion de voir ce douloureux courroux de reine, quand elle le sentit ému de cette auguste pitié qui ne se définit pas, celle qu’inspire la douleur et l’humiliation des grands, elle dit :

— Monsieur le délégué, c’est en vous désormais que je place ma confiance ; c’est vous que je charge de former le nouveau ministère. Vous le choisirez acceptable à tous, et capable d’être fidèle à la Constitution.

Wallein se taisait.

— Sera-t-il dit que vous refusez ? fit-elle âprement en crispant au fauteuil sa main gantée.

Wallein secoua les épaules.

— Il est trop tard ! murmura-t-il.

— Trop tard ?

— La constitution dont parle Votre Majesté est sans force aujourd’hui. On n’est pas fidèle à un néant ; la loi est annihilée…

— Et par qui, monsieur le délégué ?

— Par la loi supérieure qui fait les histoires des peuples.

Et, en disant cela, il crayonna des noms sur son portefeuille : Wartz, Braun, les républicains ; Moser le libéral ; puis il détacha le feuillet qu’il tendit à Béatrix :

— Voici mon ministère, le seul possible, le seul qu’acceptera aujourd’hui la Nation.

Elle lut, et aussitôt jeta un cri si perçant que tout alentour on dut l’entendre :

— Wartz !

— À l’Intérieur, reprit sourdement Wallein, qui était blême et défait comme un mort.

Elle ne détachait pas les yeux de ce bout de papier ; elle était atterrée. Wallein comprit que ce seul choix de Wartz était une injure nouvelle, qu’il l’avait atteinte et blessée personnellement, comme elle ne l’avait pas été jusqu’ici ; il sentit qu’il avait chagriné mortellement l’adorable femme, et il était bien à présent l’image du pays, tenaillé par ce double idéal de la souveraine et de la liberté, les aimant toutes deux différemment, mais sans savoir laquelle il sacrifierait à l’autre. Volontiers il se serait mis à ses genoux pour la supplier de lui pardonner, en même temps qu’un devoir plus haut lui commandait d’exploiter cette prostration, cette défaillance de femme. Et pour ne point lui paraître trop odieux, il entreprit l’histoire de leur état d’âme, à eux libéraux. Appariés depuis longtemps au parti républicain par une idéologie semblable, ils s’étaient laissé mener jusqu’aux frontières extrêmes du royalisme, retenus seulement par cette fragile barrière : l’amour de la paix et celui de Sa Majesté. Accommodant leur esprit progressif avec le culte de la souveraine, ils avaient voulu concilier les politiques opposées, rester à la fois les conservateurs et les évolutionnaires. Mais c’était là un marché de timorés, une transaction ; la parole du meneur avait éclairé cette compromission, et eux, voyant enfin la vérité, et brisant les barrières, avaient pénétré d’un coup dans le camp des démocrates, fusionnant sans effort avec ceux dont les avait séparés seulement un nom différent.

— Wartz ministre ! Jamais ! jamais, monsieur, jamais, répétait la Reine.

Alors, timidement, doucement, puisqu’il fallait apprendre à la triste femme sa destinée, avec les égards qu’on a pour un condamné, il commença de lui montrer ce qu’elle ne pressentait que trop : ce qu’était Wartz pour l’Assemblée, ce qu’il serait demain pour le peuple. Il atténuait ses mots ; il ne disait pas « son génie », il disait : « son talent » ; il ne disait pas « sa popularité », mais « sa maîtrise » ; ni « la vérité », mais « sa doctrine ». Et quand, de sa parole insinuante, il l’eut fait voir si lié à l’œuvre de l’heure actuelle qu’elle s’incarnait pour ainsi dire en lui, il joua d’une hypothèse. Il supposa qu’on fît un cabinet royaliste, en espérant de lui une formidable répression qui bloquât dans les cerveaux les idées en mouvement ; il nomma même ces ministres imaginaires ; il alla jusqu’à préciser la conduite qu’ils tiendraient, et leur politique appuyée avant tout sur les baïonnettes de la garde. Est-ce que l’Assemblée, telle qu’elle était désormais, exaltée, combative, butée à son idée fixe de la République, supporterait un seul jour ce ministère-là ?

Horriblement lasse, l’esprit épuisé, elle prononça :

— Un ministère composite… j’avais pensé… des éléments opposés empruntés à chaque parti.

Elle s’était trompée dans son choix. Wallein se dérobait à son influence, comme les autres, comme tout le monde ; elle était désormais seule, abandonnée. Elle se sentit perdue.

Il parla encore. Il L’étreignit de plus près dans ce réseau d’arguments qui paralysait ses efforts. Elle ne pouvait plus se défendre, elle n’avait plus une idée, plus une force, elle acquiesçait à tout.

Ce fut comme une léthargie de douleur et de fatigue ; Wallein lui arrachait des mots inconscients ; ce n’était plus que l’ombre d’elle-même qui les articulait.

Elle se réveilla au trône, quand elle revit l’Assemblée grondante devant elle, baignée dans la lumière adoucie qui tombait de la coupole. L’agitation était contenue, soumise à l’anxiété de ce qu’elle allait dire. Le tumulte n’était plus qu’un ronronnement assourdi, et devant elle s’étalait la liste des candidatures ministérielles : Wartz, Braun, Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller. Elle comprit que c’était là le ministère de la Délégation, celui qu’il leur fallait et de l’acceptation duquel leur calme factice était conditionnel. Wallein vint à la tribune, et, pour mieux compromettre la situation de la malheureuse Reine, il rendit public son cas de conscience ; il expliqua quel ministère républicain lui était soumis, et il l’abjura elle-même, en termes véhéments, de signer sur-le-champ le décret qui mettrait au pouvoir les auteurs d’une constitution nouvelle.

C’était signer sa déchéance. Elle dédaigna de répondre comme d’obéir. Aussitôt, tous les délégués de la gauche et du centre furent debout, les bras levés, clamant le nom de Wartz, aggravant le tapage du bruit de leurs talons sur le plancher. Elle demeurait immobile et sans un geste. Le bruit redoublait. On commença de se battre au pied de la tribune ; il y eut une rixe sous les yeux affolés du président, qui ne put obtenir, dans le tumulte, l’expulsion des coupables.

Soudain, la Reine se leva ; on la vit prendre la plume, tracer des mots ; elle souriait d’un sourire de colère ; elle était terrible à voir. À peine femme, maintenant, dressée dans son velours noir, virilement, la tête fière, le profil hautain, elle se révélait le chef de l’État, la Maîtresse, le Roi.

— Selon le désir de la Délégation, dit-elle, nous venons de nommer ministres MM. Wartz, Braun, Wallein, Moser, Aldberg, Saas et Zwiller ; mais, comme il nous a paru qu’une Assemblée capable d’imposer d’une manière si violente ses volontés à la Reine cessait d’être la représentation nationale et le reflet du pays, nous déclarons la présente Délégation dissoute, et la nécessité de procéder à de nouvelles élections législatives.

Un fracas répondit ; la houle des têtes s’ébranla en nappes vibrantes et hurlantes. Nathée eut alors le premier geste d’autorité de toute sa présidence : il se couvrit, descendit de la tribune et s’en fut. La Reine sortait aussi. La Délégation se vida par les couloirs, et le tapage s’éparpilla jusque dans la rue.