Comment s’en vont les reines/5

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 128-156).

V

LA RUE

Il dormit dix heures sans ouvrir les paupières. Madeleine attendait patiemment la minute du réveil, comptant sur le bonheur de le retrouver dans cette intimité, à l’heure la plus lumineuse de ce jour d’hiver, après les émotions de la veille. Il n’était rentré qu’à une heure avancée de la nuit, exténué, pris d’une sorte d’ivresse de fatigue qui l’avait jeté et endormi tout habillé sur son lit. Mais sa femme n’eut pas la douce causerie attendue. Il l’étouffa à demi dans ses bras, la couvrit de baisers, comme un homme qui semblait ne connaître de l’amour que ses violences. La délicate Madeleine, le cœur gonflé de tout ce qu’elle n’avait pas dit, dut entendre, après ce hâtif accès de tendresse, les instructions touchant leur nouvelle vie au ministère. Chose étrange, chez ces deux êtres si épris l’un de l’autre, leurs sentiments respectifs, différents, opposés même, les travaillaient en sens inverse. Alors que Madeleine cherchait à distinguer du grand homme l’homme qu’elle aimait, qu’elle eût aimé dénué de tout et malheureux, lui s’efforçait, dans son orgueil masculin, à rester devant elle le personnage célèbre du jour ; il lui imposait sa gloire ; il lui offrait le perpétuel souvenir de son génie ; il voulait être aimé pour sa grandeur.

La jeune femme quittait avec peine cette simple et jolie maison du faubourg, où ils s’étaient unis. Samuel, lui, sentait un grand bonheur viril à emmener sa chérie dans l’appartement princier du ministère de l’Intérieur, qui commandait le quai, et dont il avait connu, lors des réceptions, les salons en enfilade, les plafonds caissonnés, les trumeaux peints et les murs flottants de vieilles tapisseries poméraniennes : tableaux éteints, pâles broderies de laine, dont les couleurs reposent les yeux sans les distraire. Ce luxe qu’il aimait secrètement, revêtait, dans ce logis transitoire des hommes d’État, un anonymat qui n’offensait pas absolument la simplicité républicaine. Il honorait la charge, mais non point les personnes, semblait-il, quoique pourtant le jeune révolutionnaire entrevit dans ce décor de somptuosité comme une existence d’amour magnifiée.

Et d’ailleurs, ce jour-là, ils se virent à peine. Samuel éprouvait, plus qu’il ne les raisonnait, ces nuances sentimentales que Madeleine eût ressassées des journées entières. Son amour était au fond de son cœur, simplement, base confuse de toutes ses pensées ; mais ce qui dominait aujourd’hui sa vie, c’était moins cet amour sûr et tranquille que les soucis politiques, les graves préoccupations de l’heure présente, les responsabilités de sa fonction nouvelle.

Dès qu’il fut sorti, Madeleine qui s’habillait vit arriver au cabinet de toilette la petite Hannah, défaite, pâle comme un cierge, haletante, deux étincelles au fond de ses yeux de blonde.

— Madame ! oh ! madame !… ce qu’on dit partout !…

Madeleine sourit, un peu anxieuse dans le fond, d’écouter cet écho de la voix populaire.

— Qu’y a-t-il donc, Hannah ?

— Est-ce vrai, madame ? On dit que nous allons avoir une révolution, et que c’est monsieur qui mène tout maintenant.

— Oui, c’est un peu vrai, et il y a du mouvement en ville, Hannah ?

Alors, la petite servante, mise en verve par la satisfaction visible de sa maîtresse, et aussi par une excitation personnelle plus imprécise, se laisse aller à une loquacité qu’on ne lui avait jamais connue. S’il y a du mouvement en ville ! Comment dira-t-elle cela ! C’est comme un repos du dimanche, et c’est en même temps comme une fête très solennelle, et encore même… pas une fête, une veille. Il n’y a ni joie, ni chants, ni belles toilettes dans la rue ; on dirait que les gens attendent quelque chose ; et on parle, on s’attroupe, on crie ; et c’est un bruit de querelles partout. Dans le faubourg, c’est affreux ce qu’elle a vu : devant la porte d’un cabaret, une large flaque de sang sur le pavé du trottoir ; quand on y songe ! Dire que c’est peut-être un homme tué au cours d’une rixe, qui a laissé là ce beau sang rouge ! Et les journaux qui ne suffisent pas, qu’on déchire en se les arrachant quand les vendeurs passent. Puis il y a encore ceci qu’Hannah hésitait à dire et qu’elle hasarde maintenant en devenant toute rouge : tous ces passants n’ont à la bouche que le nom de monsieur ; ils le crient très haut, ils se le renvoient dans leurs disputes ; quelques-uns le lancent avec colère, mais presque, oh ! oui, presque tout le monde le dit en admiration. En plein jour, à cette heure même, — que les gens sont étranges ! — ils sont à ce point dévorés par la curiosité, par la passion de le voir, que la grande rue du faubourg est pleine de tisseurs en chômage, de messieurs, de belles dames qui arpentent le trottoir, et qui mangent des yeux la maison. Elle, Hannah, n’a pas caché qu’elle était la femme de chambre de madame Wartz ; et aussitôt, dans la boutique où elle se trouvait, on a fait cercle autour d’elle, on lui a posé mille questions sur madame, sur monsieur surtout. Elle s’est sauvée à toutes jambes pour n’avoir pas à répondre à ces indiscrets.

Madeleine, assombrie soudain, renvoya la jeune fille, voulant s’habiller seule. Mais une rêverie si grave, si profonde et angoissante s’était emparée de son esprit qu’elle demeura longtemps, à demi vêtue, inerte, devant la glace, sans voir la pâle figure fiévreuse, et les minces bras nus que le miroir reflétait.

Ainsi c’était la révolution !…

Elle savait qu’un chavirement d’opinion, dans le monde pensant, n’est qu’une grande opération intellectuelle. Mais elle savait aussi qu’il dort dans le peuple des forces redoutables de cataclysme, qu’en y touchant on les déchaîne, et que le geste fatal était fait. Ainsi, dans les légendes, voit-on les traîtres ouvrir d’une clef mystérieuse les écluses qui défendent les villes contre l’océan. Hélas ! l’écluse des épouvantables démences populaires était ouverte, et c’était Samuel qui avait fait cela.

Alors possédée d’une énergie amère, et voulant connaître jusqu’au fond le grand trouble populaire, voir au besoin l’émeute, les rixes, le sang, oubliant tout souci d’aménagement nouveau, elle compléta en hâte sa toilette, et sortit.

À cette même heure, dans la salle du Conseil, au Palais, Samuel Wartz avait pris place au milieu de ses nouveaux confrères. Rangés autour d’une table à tapis bleu, ils énonçaient en phrases incertaines, en hypothèses, en tâtonnements, la nouvelle condition politique de la Poméranie.

Autour d’eux, la salle magnifique déroulait ses lambris de chêne à moulures d’or, son plafond léger et lointain, où des femmes nues, allégories géantes, prenaient des tailles d’enfant. Au fond s’élevait le trône de la Présidence royale, le trône à trois degrés tapissé de brocart blanc.

La porte s’ouvrit, très doucement. Hansegel entra, et il introduisit une dame en deuil en disant : « Messieurs, la Reine ! » Elle n’alla pas s’asseoir sur le trône ; elle vint à pas glissés sur le parquet de marqueterie qui mirait sa forme sombre, pendant que les sept démocrates demeuraient debout, tête baissée, poignés d’une timidité dont ils ne pouvaient se rendre maîtres.

— Duc, ayez donc la complaisance de mettre un fauteuil auprès de ces messieurs.

Sa voix résonnait sans un écho. Son regard, pendant que Hansegel s’empressait à obéir, scrutait les physionomies nouvelles des ministres, un regard insistant, passant à travers les cils, et qui vous restait dans les yeux longtemps après qu’il s’y était posé. Elle prit place à la tête de la table, en faisant signe aux ministres de reprendre leurs sièges. Hansegel, qui ne s’était jamais assis en présence de Sa Majesté, resta debout derrière elle.

— Monsieur Wartz ? dit-elle.

Samuel vivement leva les yeux, et se vit regardé comme la veille, à la tribune, en parlant. Le visage bistré de femme brune, aux modelés épaissis par une maturité précoce, était aujourd’hui pâli, flétri, fatigué, mais les prunelles, limpides comme deux joyaux sombres, glissaient entre les paupières, rayonnant la vie puissante, la vie passionnée d’une créature en qui se réfléchissait vraiment l’existence d’un peuple.

— Monsieur Wartz, c’est vous qui voulez me chasser du trône ?

Wartz se troubla ; cette phrase l’avait terrassé ; il resta tout un moment sans répondre.

— Non, madame, ce n’est pas moi, dit-il enfin ; il n’y a pas une personne en Poméranie capable de cette action. Votre Majesté subit la loi fatale de l’heure, comme nous-mêmes la subissons en l’accomplissant douloureusement. N’accusez pas une volonté personnelle ; ma volonté est telle que je souhaiterais d’être l’un de ces fidèles royalistes à la conscience sereine, à qui leur quiétude d’esprit permet de s’engager pour la vie à votre personne, quels que soient les mouvements d’opinion, quelle que soit votre fortune. J’envie ceux dont vous êtes la foi, pour qui vous restez l’étoile impérissable de la Vérité, ceux qui, sans trouble ni doute, peuvent vivre de l’Idée que vous symbolisez, et je sens le bonheur qu’il doit y avoir à se donner pour cette idée. Non, ce n’est pas moi ; accusez plutôt la conscience nationale qui veut clore à votre nom une ère d’histoire, qui nous a faits mûrs, en dépit de nous-mêmes, pour cette œuvre. Nous autres, les meneurs, nous sommes les instruments de la force qui travaille les peuples, pour les élever toujours plus haut…

— Ah ! les élever toujours plus haut ! s’écria-t-elle.

Et sa gorge se contractait de douleur et de colère. Des larmes vite refoulées parurent à ses paupières, et ses deux belles mains désespérées retombèrent le long du tapis bleu.

Pourquoi dites-vous de ces choses incertaines ? Depuis que notre dynastie règne, n’avons-nous pas fait une Poméranie glorieuse ? Voyez notre industrie, nos cotons, nos houilles, voyez nos sciences, ce qui s’écrit, ce qui s’édifie, voyez les musées et les usines, voyez la Bourse, voyez Oldsburg et voyez Hansen, et parlez encore d’élever plus haut la nation ! Vous oubliez, messieurs, que, pendant dix siècles, nous les rois, nous avons peiné, lutté, pour arracher notre peuple à la barbarie, à l’ignorance, à l’engourdissement, à la domination étrangère. La nation, nous l’avons agrandie, fortifiée, moralisée, enrichie. Et maintenant vous prétendez nous l’arracher des mains, dans sa fleur et dans sa gloire, sous prétexte de votre « Toujours plus haut ! » Mais il y a, dans l’histoire dont vous parlez tant, une justice implacable ; le poids de votre imprudence retombera sur le peuple que vous aurez conquis. Vous voulez enlever le gouvernement du pays à la monarchie, la plus simple et la plus naturelle des formes d’État, pour le donner à une sorte d’empire anonyme, incarnant la volonté du peuple, car votre république n’est que cela. Mais bientôt, je vous le prophétise, vous serez la proie du trouble, vous connaîtrez, l’un après l’autre, tous les orages capables de bouleverser une nation, et, loin de réprimer troubles et orages, votre autorité démocratique les subira tous, puisqu’il est de son essence, non point de diriger les aberrations du peuple, mais de les suivre !

Elle était si belle, si tragique, cette femme qui pouvait dire en face de ces hommes d’État : « Nous, les Rois ! » que tous gardaient le silence ; ses larmes les avaient émus, mais plus encore ses yeux, le reproche, la menace sibylline de ces yeux de feu qui avaient pris une expression surhumaine. Braun, qui était fort vulgaire d’éducation et d’esprit, était moins atteint par ce prestige indéfinissable ; il aurait aimé reprendre les arguments un à un et discuter avec Béatrix comme avec un homme. Les autres sentirent bien l’inutilité d’un tel effort. Ils étaient accablés, ils ne cherchaient plus qu’à jouer, le mieux possible, la comédie qui consistait à infliger à cette femme l’opprobre de la répudiation, avec tous les ménagements, non point de l’étiquette, mais de leur sensibilité même. Wallein se leva.

Que Votre Majesté n’aggrave pas notre supplice en le méconnaissant, prononça-t-il d’une voix très altérée. Nous jouons ici un rôle atroce de bourreaux. La conviction de notre conscience, soit qu’elle ait été, comme chez mes confrères, la constante loi de leur pensée, soit qu’elle ait paru en lumière soudaine, comme chez moi, nous pousse à exécuter un acte qui offense tous nos sentiments de respect et d’admiration pour votre personne auguste, Madame. Le dirai je ? Un devoir impérieux nous presse) nous stimule, mais il nous semble frapper une mère !…

— Alors pourquoi la frappez-vous ? dit-elle en secouant douloureusement la tête.

Et ils virent qu’elle retenait ses larmes. Wartz se contentait d’écorcher de son soulier la marqueterie du parquet. Il y eut un grand silence. Wallein reprit :

— Épargnez-nous la cruauté de le dire, madame. Que pourrions-nous ajouter, d’ailleurs, aux mots inoubliables que mon collègue Wartz a prononcés hier : ceux de la fatalité démocratique ! Ce que nous vous supplions de faire, car vous serez toujours celle qui dispensé des grâces, c’est de méditer cette vérité, de la comprendre de couronner votre glorieuse tâche par l’acte qui ferait de Votre Majesté la Reine suprême de l’Histoire, de qui l’on pourrait dire « Après qu’elle eut tout donné à son peuple, elle lui donna encore la Liberté ! »

Elle laissa tomber ce verbe de ses lèvres dédaigneuses, comme s’il les eût souillées en passant :

— Abdiquer ?

On ne comprend pas, personne autre que les monarques ne peut comprendre absolument l’opprobre de ce mot ; ils ne le prononcent pas, ils l’évitent, et les reines ont une sorte d’honneur caché et mystérieux qu’il offense. Dans la bouche de Béatrix ce cri eut la violence d’un mot grossier que la colère aurait arraché à sa dignité. Mais déjà le visage de Samuel rayonnait. L’abdication, la cérémonie sublime, l’apothéose du peuple !…

— L’Europe admirerait… prononça-t-il.

Et il s’arrêta net. Du fond de la ville, au milieu de mille bruits confus qui se noyaient les uns les autres, comme des ondes, une sonnerie de clairon, lointaine, étouffée, vint jusqu’ici, une sonnerie d’alarme, la phrase de quatre notes répétée deux ou trois fois de suite, précipitée, lugubre. Les sept hommes relevèrent leurs faces inquiètes, et le teint sombre de la souveraine se mit à blêmir : elle avait reconnu le clairon d’alarme de la garde. Il se passait donc au dehors quelque chose d’incertain, d’inquiétant, tandis qu’elle demeurait ici, seule au milieu de ces hommes hostiles dont il lui fallait se garder, comme d’une bande d’ennemis ? Pourquoi la garde sonnait-elle de cette manière, à cette heure, quand, il n’y avait un instant, Hansegel, qui centralisait. au palais tous les services, lui avait dit : « Relativement, tout est calme dans la ville ? »

Elle contint son émoi, mais non point son indignation. Elle sentait bien à quel point sa douleur, son reste de majesté bouleversaient ses adversaires ; mais que lui importait le combat intérieur que se livraient ces hommes, et l’étrange sentiment qu’elle leur inspirait, elle qu’avait secrètement aimée un empereur, elle qu’avaient adorée toutes les cours d’Europe et qu’avaient blasée sur ce genre de triomphe, tant de fois, les acclamations de la foule : des villes entières délirant d’enthousiasme, à sa vue, des milliers de voix amoureuses, dans la splendeur du plein air, aux belles journées de fête, clamant son nom ! Pour quoi pouvait compter à ses yeux d’avoir impressionné ces quelques roturiers malfaisants ! Et ce tragique éclat des clairons déchaîna sa colère avec ses angoisses :

— Vous vous trompez si vous me prenez pour une Reine capable de déserter. Eh quoi ! faire le jeu de mes ennemis, me retirer devant eux, leur céder, pour qu’elle périclite entre leurs mains, l’œuvre de toute ma dynastie ! Mais comment oserais-je, alors, soutenir la seule pensée de tous vos rois dont je suis la fille ! C’est la trahison que vous voudriez obtenir de moi ; mais vous pourriez, entendez-vous, séduire la foule, l’armer, la lancer dans ce palais, vous pourriez ordonner le massacre, l’incendie, toutes les œuvres dont vos pareils sont coutumiers en de telles heures, je ne faillirai pas au grand devoir. Vous vous êtes dit : « Elle cédera, c’est une femme ! » Il se trouve que vous vous êtes mépris ; ce n’est pas une femme, c’est une force. Elle a, cette force, des assises invisibles dans tous les cours poméraniens, elle plonge ses racines dans la terre de vos cimetières, là où dorment vos morts qui furent si fidèles et si loyaux, et, pour l’ébranler, il faudrait atteindre toute l’âme nationale. Or les paroles de l’un de vous, hier, ont pu peut-être illusionner la nation, elle a pu se laisser prendre un instant à vos séduisantes théories, monsieur Wartz, vous avez pu la troubler, mais extirper de son cœur le dévouement à sa Reine, jamais ! J’ai voulu demander aux élections nouvelles une manifestation solennelle de la volonté populaire ; vous verrez quelle sera cette volonté. Quant à moi, je vous le déclare, s’il y a des jours de lutte, je latterai ; non pas en femme, mais en roi, pour mes ancêtres, vos souverains d’autrefois, pour mon fils, votre souverain de demain.

Elle partit. Ils se levèrent tous, inclinant la tête, mornes, le courage et la foi ébranlés. Wallein murmura :

— Quelle créature inouïe !

Braun, que n’arrêtaient pas tant de considérations délicates, dit :

— Elle nous à rudement dérangés. Nous en étions à l’administration provinciale. À quoi la rattacheriez-vous, Wartz ?

Wartz ne répondit pas. Il avait le regard fixé sur le portrait immenses qui, au milieu des quatre fenêtres de face, faisait l’un des rares ornements meubles de la salle du Conseil. C’était le portrait de Conrad II, le souverain qui avait sa statue équestre sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et qui, dans un cadre aux gigantesques fioritures d’or, étalait ici sa pourpre déroulée en flots, fourrés autour de sa personne blanche et mince de colonel des gardes. C’avait été le véritable monarque homme d’État ; il avait refondu la nation en une monarchie bourgeoise, créant le Parlement actuel, — réformateur illustre, mais préparateur inconscient de la révolution d’aujourd’hui…

— Eh bien, quoi ? — fit timidement l’obscur ministre du Commerce, le nommé Moser, en se tournant vers le grand homme, — nous ne travaillons donc plus, monsieur Wartz ?

Samuel étendit le doigt, vers le portrait ;

Regardez ; elle a tout à fait les yeux de Conrad II.

Inquiète, nerveuse, dévorée par la passion de voir et de savoir tout, ce qui lui causait, pourtant une mortelle émotion, Madeleine errait au hasard par la ville. Les gens avaient déserté le faubourg, soit qu’ils se fussent enfermés chez eux, soit qu’ils eussent cherché d’instinct le cœur de la cité. Les rues étaient vides. Elle remonta vers, les quais. De loin, elle, vit sur le pont une affluence extraordinaire ; à droite, et à gauche, les rampes étaient garnies d’une longue grappe humaine : hommes, femmes et enfants, serrés, penchés, agrippés aux balustrades. Et dans cette foule composite, se révélaient, en taches de couleur, des individus de toutes classes, de toutes conditions, les sarraus bleu-pâle des artisans, les blouses flottantes des ouvriers voisinant avec les pardessus corrects, les châles des tisseuses, les haillons des misérables, contrastant avec la fourrure des élégantes.

Et sur cette foule, un grand silence planait.

La jeune femme, tremblant de sa hardiesse, pressait le pas, curieuse de ce qui pouvait attirer ainsi l’attention vers le lit du fleuve congelé. Un cri la fit s’arrêter dans un sursaut de toute sa personne :

— Achetez le portrait du nouveau ministre, l’homme du coup d’État ! demandez Samuel Wartz.

Et un gamin crasseux, les jambes nues bleuies de froid, lui haussa sous les yeux une lourde liasse de papiers en éventail, où par centaines de reproductions, dans le feuillettement du vent, elle vit passer l’image de son mari grossièrement reproduite dans le hâtif tirage nocturne du journal. Elle ferma les yeux, s’étudia à ne point regarder. Il lui semblait qu’elle aurait la honte d’être reconnue bruyamment par cette foule, si elle tenait entre ses mains ce portrait, et elle continua sa route en rougissant. Une fois sur le pont, d’en dessous, elle entendit monter des voix, des chants. Semblable à quelque petite ouvrière, elle se faufila entre deux personnes, au long de la barrière vivante qui faisait la haie.

Sur la glace, processionnait un cortège grotesque : des hommes portant en sautoir des écharpes rouges à franges d’or, d’autres tenant des bannières que les tournoiements de la bise, dans la coulée du fleuve, tordaient en chiffons. Sur la cotonnade grossière étaient écrits à l’encre ces mots exempts de recherche : Vive la Liberté ! — À bas la Tyrannie ! — Venaient ensuite les oriflammes révolutionnaires : Béatrix à l’échafaud ! — Luttons pour être libres ! — À mort les Rétrogrades ! Et toutes ces fanfreluches misérables, qu’on sentait improvisées dans quelque taverne, en grande hâte, ne laissaient déchiffrer que par bribes, dans leur enroulement aérien, leur phraséologie de terreur. Derrière, suivait une bande sordide : hommes en costume de travail, coiffés de casquettes sales, femmes aux jupes crasseuses, aux cheveux défaits, traînant des enfants, et, se mêlant à la cohue des ouvriers en chômage, des êtres aux figures sinistres, têtes d’assassins et de dégénérés, corps atrophiés : toute cette tourbe abominable qui ne sort de ses repaires qu’aux jours d’émeute, pour provoquer le meurtre et allumer l’incendie. Des bras se levaient en un geste de menace, des voix crapuleuses hurlaient des chants de mort. Et la horde passait comme le Destin en marche, piétinant, d’un claquement sourd de semelles, cette figure de pureté qu’est la glace.

Devant ce spectacle répugnant, Madeleine horrifiée eut l’impression de ce qu’on nomme la lie du peuple. C’était bien là, en effet, ces éléments troubles qui, dans les périodes d’ordre et de calme, demeurent diffus et invisibles dans la masse nationale, pour s’agglomérer et remonter comme une écume, aux jours agités des révolutions. Parmi les façades des maisons aux volets clos, le long du quai, elle apercevait là-bas la structure monumentale du ministère, son nouveau foyer ; elle eut la tentation de s’y réfugier tout de suite, d’y aller oublier ce qu’elle venait de voir ; un sentiment secret la poussa dans une direction inverse. Elle aborda la rue Royale, la grande voie de la cité, l’artère allant au cœur : l’hôtel de ville. C’était une image de mort. L’un après l’autre, les magasins de cette rue de marchands s’étaient fermés. Sur ces trottoirs grouillants de monde, d’ordinaire, à cette heure de l’après-midi, on ne voyait personne. Sur la chaussée, des voitures roulaient à une vitesse désordonnée. À quoi donc fallait-il s’attendre ici ? Madeleine, si brave qu’elle fût, hésita un instant puis, prenant son parti, gagna la place de l’Hôtel-de-Ville. Et voici que, comme elle était là, serrant en grelottant le manchon à sa taille, il déboucha d’une rue adjacente une nouvelle horde d’êtres pareils à ceux qu’elle venait de voir, allant par couples, chantant… Ils se dirigeaient vers le fleuve ; elle les devina en route pour rejoindre les autres. Et partout où elle allait maintenant, rue de la Nation, où l’on ne voyait d’ordinaire que des élégances, — coupés vernis et parfumés, belles. personnes en emplettes, hommes raffinés, chercheurs de jolis visages, — rue aux Moines où les vitrines étaient des musées d’art et d’orfèvrerie, et où l’on passait par dilettantisme, rue du Beffroi, ce n’étaient plus que ces déguenillés au rire vicieux, accrochant à leurs bustes d’autres bustes de femmes, secoués de cris, d’injures, ou de chants. Ils étaient innombrables, ils surgissaient de chaque rue. Oldsburg semblait n’être plus peuplée que de cette vermine, elle qui la cachait jusqu’ici en des repaires inconnus !

Mais là, que se produisait-il ? La rue aux Moines, qui devenait houleuse dans le tronçon compris entre la place Saint-Wolfran et son intersection avec la rue aux Juifs, à ce dernier endroit lui apparut impraticable. Artisans et hommes du monde, têtes nues et chapeaux, ne faisaient plus qu’une seule masse soudée, bougeant par grandes impulsions d’ensemble, et par-dessus ce compact fourmillement noir, de biais, on apercevait, vers le milieu de la rue aux Juifs, les clochetons aériens, les croix gothiques, les lucarnes à cadres ciselés du palais. Madeleine s’informa de ce qui se passait. On lui parla d’une manifestation royaliste qui commençait ici.

Seule femme élégante dans cette foule, elle fut vite remarquée. Un vieux monsieur grommela : « Cette petite est folle ! » D’autres se mirent à chercher brutalement, du regard, l’éclair de ses yeux au baisser des paupières, et elle voulut s’en retourner. Mais derrière elle, la muraille vivante s’était nourrie d’un nouveau flux. Et puis, juste à ce moment, une poussée se fit, une tornade de corps humains se mouvant sur place, sans débouché. On s’écrasa le long des maisons ; il y eut des cris de douleur mêlés aux cris d’enthousiasme, aux cris de guerre, et Madeleine, naufragée dans cette tourmente, cahotée, meurtrie, étouffant, vit passer dans le courant qui la portait une bande d’adolescents aux jolis visages frais d’aristocrates, quinze peut-être en tout, n’ayant pas vingt ans, et dont pas un qui ne fût amoureux de sa belle souveraine. Ils chantaient, non point l’hymne national, ni de subversifs couplets, mais simplement la fameuse valse poméranienne, Béatrix, et la foule terrible, sous la mélodie de cet air lent, à deux temps, se sentit allégée et portée. Sur leur passage, s’évoquait nuageusement la figure de la Reine ; les mouchoirs palpitèrent en l’air comme des flammes blanches au-dessus de la multitude noire, et rien ne saurait dire ce qui se passait alors dans les cœurs.

Quand ils eurent atteint les quais, on se groupa derrière eux ; on les suivit, et le chant de la valse devint un chœur formidable. Tout le vieux loyalisme des Oldsburgeois, un moment oublié devant l’idéal républicain, se réveilla en folie. Madeleine suivait aussi de loin, dominée par cette pensée fixe qu’il y avait désormais par la ville deux cortèges ivres d’hostilité, et que, si le hasard de leurs méandres les amenait à un moment donné dans une même rue, il se passerait des scènes effroyables.

La cohorte des jeunes royalistes monta la rue de la Nation, l’allure scandée au trio de la valse, agglomérant autour d’elle sans cesse de nouvelles recrues. Madeleine les vit s’éloigner du côté de l’hôtel de ville et se réjouit, car ils avaient choisi par là une direction opposée à celle des révolutionnaires. Les voix diluées dans l’air n’étaient plus que quelque chose de sourd, une musique incertaine, dont se comprenaient seules, à cette distance, les phrases aiguës. La jeune femme, brisée de lassitude, pensa de nouveau à rentrer. Cette fois elle fit volte-face vers l’hôtel du ministère. Il lui arrivait encore, portées par le vent, des notes familières de la valse qui s’éteignait là-bas, au tournant de la rue. Puis soudain elle s’arrêta, glacée de peur.

Une autre musique naissait, toute voisine d’elle, l’hymne poméranien hurlé par des gorges avinées ; c’était l’autre horde qui venait, montant l’une des rampes de la berge, en agitant ses oriflammes lacérés. Elle s’était accrue, elle aussi, en sa promenade sur la glace ; c’était devenu une longue traînée de haillons, dont l’approche emplit l’air d’une puanteur d’humanité, et qui se mit en replis ; des replis dessinés par l’angle de la rampe et du quai, et par la ruelle tortueuse qu’elle prit menant aux bas quartiers.

Madeleine conçut d’un coup leur itinéraire : cette ruelle, la place Sainte-Wilna et la rue du Canal. Et elle s’épuisait à entendre ce qui pouvait vibrer encore impalpablement, dans l’air, du chant royaliste. Rien, plus rien. La piste des autres était donc perdue pour elle ; mais elle les sentait toujours dans ce quartier, vers lequel s’acheminaient présentement ceux-ci, ce quartier du Canal où les maisons font à l’eau une rive de pignons à poutrelles et de façades vétustes, derrière lesquelles logent, par milliers, les pauvres.

Une voiture passait, elle s’y jeta ; et en dépit de toute prudence, de toute réserve, elle dit au cocher, qui dut le lui faire répéter pour le croire :

— Je vais suivre cette bande-là.

Cet homme la prit pour quelque écervelée de mœurs douteuses, en passe d’une extravagance nouvelle. S’il l’eût pu voir au fond des coussins, accablée, le corps ployé, la tête cachée dans ses deux mains, obsédée par cette intuition d’une rencontre entre les deux cohortes, il aurait été plus curieux peut-être, mais il n’aurait pas compris. Dans un accès de casuistique implacable, frissonnante de peur, blême, angoissée, elle s’obligeait à voir de ses yeux les atrocités qu’elle redoutait.

La voiture allait au pas. À ce moment, on avait atteint la place Sainte-Wilna. Les manifestants se débandèrent et poussèrent des cris de mort contre la Reine. Une clameur diffuse leur répondit. Elle venait de droite et de gauche, des deux parties de la rue du Canal, que coupait la place de l’Église. En même temps une troupe d’artisans, de femmes échevelées, de gamins, accourait prendre part à ces démonstrations en plein air qui étaient de leur goût. Et Madeleine eut l’idée, à n’en plus pouvoir douter, que les royalistes, et tous ceux qui s’étaient amassés autour d’eux, stationnaient actuellement dans le square de l’Hôtel-de Ville dont, par-dessus les toits, on voyait les arbres à grosse ramure noire, à trois cents mètres d’ici. Et ce fut aussi à cette minute précise que le clairon sonna, faisant passer et vibrer dans l’air ce qu’il y avait de sinistre dans les cœurs.

— Vous n’avez pas peur, ma jolie petite dame ? demanda le cocher qui, ne pouvant plus avancer, était descendu de son siège, peu gêné d’ailleurs la personnalité qu’il attribuait à sa voyageuse. Entendez-vous cela ?

— Qu’y a-t-il ? demanda Madeleine, les lèvres blanches.

— Il y a que la moitié de la Garde ne veut plus marcher à l’ordre. C’est à la caserne du régiment que cela se passe. Le quart des officiers mène la révolte. Ils sont mille ou onze cents barricadés dans les chambrées, et tout le reste fait l’assaut avec la petite Altesse Royale le prince Erick. On dit qu’ils se fusillent par les fenêtres. On réclame le nouveau colonel nommé par le gouvernement. Ce sont de tristes choses, ma petite dame.

— Et cet homme qui parle là-bas, demanda Madeleine, que dit-il ?

— Rien de bon ! c’est contre la Reine ; il va les mener maintenant à l’hôtel de ville.

— Oh ! l’hôtel de ville !

Et son visage se crispa dans une telle douleur, que lui reprit :

— Vous devriez vous en retourner chez vous, tenez ; ce n’est pas la place d’une jolie petite femme comme vous. Cela va finir mal, vous aurez « les sangs » tournés.

— Non, répondit fermement Madeleine, je veux voir.

Et tout se passa, comme elle l’avait rêvé dans son pressentiment terrible. La masse mouvante, qu’était devenue la horde de tout à l’heure, prit le tronçon de la rue du Canal qui menait au square de l’Hôtel-de-Ville. Ils étaient trois ou quatre cents, agitant toujours vers le milieu leurs lambeaux de cotonnade. Ils s’engouffrèrent, pareils à un fleuve noir, par la grille qui tronque l’angle du Square. Rétréci au passage, le flot formait des houles, des remous. Puis, la grille franchie, il se divisait au caprice des allées, débordait sur les pelouses. Et l’hymne national, sans mesure ni rythme, sans unisson et sans ensemble, précipité comme un chant de fous, un chœur d’ivresse, entra dans le jardin avec le fleuve noir, vibra aux ramures nues, le long des bassins congelés, et vint heurter la façade intérieure de l’hôtel de ville. Alors, on vit sortir par les trois grandes portes cintrées, les enfants royalistes qui s’étaient tenus sous le péristyle depuis leur arrivée. Les paroles nouvelles du chant poméranien, qui insultaient la Reine, les avaient atteints. Ils pensèrent tous, sans se l’être dit, que la belle Dame idéale dont ils étaient si épris serait vengée s’ils mouraient pour elle. Et la tête droite dans leur faux-col glacé, ayant salué, de leurs chapeaux jetés à terre, la Personne à laquelle ils offraient leur vie, les petits aristocrates se ruèrent dans les haillons. On les vit s’engloutir, délicats et parfumés comme ils étaient, dans ce flot de malpropreté humaine ; il y eut une levée de bras pareille à un croisement de massues en l’air, et on ne les revit plus. Mais aussitôt, dans les pelouses envahies, sur l’eau congelée du bassin, ce fut la bataille générale. Tous les bruits se fondaient en une clameur unique, dans laquelle dominait le cri des femmes, aigu, ininterrompu, de douleur et de peur ; et elles se sauvaient, les yeux égarés, hurlant et griffant les visages qui leur faisaient obstacle.

Madeleine, la main crispée aux barreaux de la grille, s’était aventurée jusqu’ici, et regardait. Elle vit, parmi les femmes qui fuyaient, un ouvrier venir à elle, le menton levé, les mains tendues, la bouche ouverte comme un homme qui suffoque, les yeux suppliants et éperdus. Elle recula d’un pas. L’homme montra son paletot de velours, et la poche du haut d’où sortait tout droit un petit manche de couteau. Puis, d’un effort suprême, il arracha l’arme de la blessure. Un jet de sang noir en jaillit qui éclaboussa Madeleine.

— Oh ! c’est trop ! c’est trop ! cria-t-elle.

Elle n’eut plus que la force de regagner la voiture qui l’attendait à quelques pas derrière. Le cocher la souleva à demi pour gravir le marche-pied.

Il haussait les épaules sans la plaindre, riant plutôt en dessous de ces nerfs de femme, qui étaient comme une coquetterie de plus ajoutée à l’excès de son charme. Mais, quand elle lui eut nommé, comme sa demeure, l’Hôtel du Ministère, l’évocation de cette habitation somptueuse, et de la hauteur sociale qui s’y attachait fut une révélation pour ce plébéien. Sans comprendre, il pressentit quelque chose de la vérité. Il regarda Madeleine et supposa qu’elle touchait de très près à ce Samuel Wartz, le célèbre orateur de la veille. Son élégance, sa tristesse, cette passion de voir ce que ses yeux n’avaient même pu supporter, tout cela l’éclairait vaguement ; et il la conduisait doucement comme une malade, faisant de longs détours pour suivre les voies calmes.

Comme la voiture gagnait le Ministère, quelque chose l’arrêta encore : un convoi, une civière sous un drapeau, un attroupement. Faiblement, en frappant à la vitre, Madeleine dit, presque sans voix :

— Je veux savoir tout, tout ; racontez-moi ce qui se passe ici.

Le cocher alla s’informer et revint :

— Les canailles ! c’est leur colonel, ce pauvre petit prince Erick, qu’ils ont tué !