Comment s’en vont les reines/6

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 157-177).

VI

LE VIEIL AMI

Depuis une demi-heure qu’elle était rentrée, elle restait ici, prostrée, sur une petite chaise, dans le grand salon du fond où il faisait nuit. Dans les pièces voisines, les tapissiers s’occupaient à l’aménagement de l’appartement. On transportait dans le logis de splendeur les meubles familiers du jeune ménage, les menus objets, les bibelots, les souvenirs, qui devaient parer en foyer la banalité de ces grandes pièces froides. Les coups de marteau résonnaient ; on entendait le bruit sourd des caisses jetées à terre, le heurt des armoires pesantes, un cliquetis de vaisselle et de verreries déballées. Les huissiers, les laquais nouveaux, Hannah et la vieille servante d’autrefois allaient, venaient, causaient, égayés par ce remue-ménage. Et voilà pourquoi Madeleine s’était réfugiée ici, le salon officiel où l’on ne changerait rien, où elle pouvait bien se perdre, s’abîmer dans l’ombre.

Soudain, un coup léger retentit à la porte ; elle s’irrita qu’on osât venir jusqu’ici la troubler dans sa douleur. Mais s’attendant à voir paraître quelque domestique en quête d’instructions, elle raffermit sa voix pour répondre :

— Entrez, entrez.

— Madame, on me dit que vous êtes ici…

— Oh ! monsieur Saltzen, ne put-elle retenir, que vous êtes bon d’être venu !

Et, les lampes électriques allumées, elle courut à lui.

— Venez, venez vous asseoir ici, que nous puissions causer enfin je ne vous ai pas vu depuis un siècle !

Et il sentit sa main prise par ces petites mains encore gantées, qui l’attiraient, le dirigeaient avec une espèce de chaleur tendre.

— Avant-hier ! murmura-t-il, troublé.

— Non, non ; un siècle, je vous dis, un siècle !

Il la regarda sous la blanche lumière, le visage comme amaigri, rouge de fièvre, les yeux fiévreux aussi et tragiques, avec le foyer qu’allumaient, dans chacune des pupilles, les lampes. Et, se méprenant sur le sens de cette émotion qu’il lui voyait, il sentit joie de l’accueil se changer pour lui en amertume et dérision. Comment n’avait-il pas deviné dès l’entrée, dès son premier mot, qu’elle était toute possédée par la gloire de son jeune mari, par le souvenir d’hier, par les émotions d’amour ! Et il se rappela le petit rôle qu’il avait joué, lui, à la Délégation. Il acquiesça tristement :

— Oui ; un beau siècle pour Wartz et pour vous.

Elle dit :

— Monsieur Saltzen…

Et elle n’ajoutait rien.

— Monsieur Saltzen… répéta-t-elle.

La voix altérée, la poitrine gonflée, infléchie sur elle-même, elle regardait les fleurs du tapis, le veinage pur des marbres, les ongles dorés des chimères qui supportaient une table. Elle semblait demander aux choses la force de pouvoir parler.

Et puis, deux ou trois sanglots la secouèrent tout à coup ; elle cacha ses yeux dans ses mains, et sans honte, sans pensée, presque sans pudeur, elle laissa couler en larmes devant le vieil ami le torrent de sa douleur. Elle pleurait tout haut, comme les enfants, avec les gémissements et le râle des sanglots. Saltzen détournait la tête pour ne pas la voir, si petite, si menue dans cet effondrement de désespoir qui faisait de sa personne délicate une chose diminuée, allégée, qui n’aurait été rien à prendre, à soulever, à étreindre. Hélas ! il était peut-être celui qui la chérissait le plus dans le secret de son cœur, celui qui aurait su lui dire les mots les plus délicieux, et celui qui devait garder devant son chagrin, le plus de froideur. Et il se sentait perdre la tête.

— Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous ?… murmura-t-il.

— J’ai vu, disait-elle dans les spasmes de sa gorge, j’ai vu la Révolution, je l’ai vue, monsieur Saltzen ; j’ai vu Oldsburg ravagée, j’ai vu mourir un homme devant moi. Quand il est tombé, j’ai senti sa main sur ma bottine, et je me suis sauvée. Comprenez-vous cela ? Sans l’avoir regardé, je me suis sauvée pour ne pas le voir, et je le vois toujours, je vois ses yeux, la prière de ses yeux, de ses yeux de souffrance, que je n’ai pas écoutée. Je me suis sauvée ! Est-ce que j’aurais pu le soulager, dites, docteur ? Tout un couteau enfoncé là ! J’ai agi comme la dernière des créatures. Je n’ai pas eu le courage, je n’ai pas pu. Regardez ; son sang m’a sauté ici.

Elle montra, sur sa jaquette, des taches encore humides dont la fourrure noire ne s’imprégnait que lentement : on aurait dit de larges taches d’encre. À les revoir, elle éclata de nouveau.

— Docteur ! Docteur ! Dieu a voulu que ce sang tombe sur moi ; c’est le sang que Samuel a fait couler, c’est lui le grand coupable !

Et s’affaissant de nouveau, la tête entre les mains, elle se tut pendant plusieurs secondes. Elle ne put voir le geste du vieil ami, le geste caressant et paternel de ses deux mains tendues. Ne lui devait-il pas ce mouvement de pitié, n’allait-il pas la prendre dans ses bras, la consoler comme un enfant qui souffre ? Mais il fit mieux. Il l’aimait trop pour en rien laisser paraître. Ses deux mains retombèrent sur ses genoux sans avoir même effleuré les soies de la fourrure, et il dit :

— Vous avez donc été dans la rue aujourd’hui ?

Elle continua, poursuivie du même cauchemar :

— Vous savez qu’ils ont tué le prince Erick ? Vous figurez-vous cela ? Mort ! Tout froid déjà, ce gentil valseur de l’autre jour ! Il m’avait menée d’un bout de l’hôtel de ville à l’autre, sans une pause, il me faisait glisser, je ne pesais rien, lui non plus ; j’ai vu tantôt la civière où gisait son cadavre ; les deux hommes de la garde avaient peine à le porter. C’est lourd, un mort.

Elle se redressa. Ses dents claquaient, son doigt déganté chercha les taches de sang sur la jaquette, et quand elle se vit le doigt humide :

— Cela ne peut pas sécher.

Elle ne pleurait plus.

— Tirez cela, dit rudement Saltzen, qu’on ne le revoie pas.

Et il lui ôta, en médecin brusque, le paletot de fourrure, qu’il jeta au loin, en le froissant de colère. Puis, debout devant elle maintenant, la dominant :

— Tout cela n’est pas votre affaire ; ce qui se passe dans la rue ne vous regarde pas. Il meurt chaque jour une foule de gens auxquels vous ne pensez pas. S’il y a eu des bagarres aujourd’hui, c’est très triste, mais vous n’y pouvez rien, et c’était inconvenant de votre part de vous y mêler. Votre place était ici, à parer votre nouvelle demeure.

Elle le regarda fixement ; ses longs yeux désolés, sa bouche, tout son air était une plainte et un reproche.

— Oh ! monsieur Saltzen ! est-ce vous qui me parlez de la sorte ! Est-ce que je ne m’appelle pas Madeleine Wartz ? Est-ce que tous les actes de mon mari ne m’atteignent pas ?

— Quels actes ?… demanda-t-il évasivement.

Ses doigts maigres comme des osselets d’ivoire jouaient sur son lorgnon. Il comprenait, à présent, le cas de conscience effroyable de Madeleine, et il sentait se tendre, entre elle et le mari dont il la savait si amoureuse, un de ces voiles impalpables que trament les imaginations scrupuleuses des femmes, voiles invisibles, faits de l’étoffe même des âmes, et qui séparent plus les époux que des barrières de fer. Donc, ce serait bien décidément sa fonction de travailler, au profit de celui à qui elle s’était donnée, le cœur de cette petite fille. À l’heure où elle se tournait vers lui, comme vers l’ami le plus délicat, le plus près d’elle, il ne le sentait que trop, — il devait, sous peine de commettre la plus triviale des fautes, la repousser par force vers le seul ami permis à une femme : son mari. Cela, c’était encore l’aimer, c’était même l’adorer, bien que le mot ne signifie pas toujours ce martyre de froide immolation.

— Quels actes ? reprit-elle, vous me demandez lesquels ? N’a-t-il pas rompu par son dis cours d’hier l’ordre qui régnait dans le pays ? N’a-t-il pas provoqué l’agitation populaire ? N’a-t-il pas déchaîné la révolution, enfin ? Maintenant l’incendie se propage, et celui qui l’a allumé n’est plus maître de l’éteindre. L’émeute du régiment de la Garde à la caserne, la bataille dans la rue, les troubles d’Oldsburg, ceux qui doivent à cette heure ravager la province, Hansen, cette ville si remuante, et la contrée des Charbonnages, tout cela est l’œuvre de Samuel ! Eh bien, je vous le demande, un homme a-t-il le droit de créer dans un pays cette folie de destruction et de sang ? Samuel n’a-t-il pas pris là une responsabilité intolérable ?

— Son discours était toute réserve et toute modération, hasarda le vieil ami.

— Un discours de modération ne déchaîne pas, dans une assemblée d’hommes, ce que les paroles de Samuel ont déchaîné hier à la Délégation, monsieur Saltzen, vous le concevez bien. Je le sais, il y avait l’éloquence, ce feu de conviction qui dévore mon pauvre Sam ; mais il y avait autre chose : les idées qui ont de la vie en elles, comme la graine qu’on sème. Il s’est fait dans les esprits, déjà exaltés, une germination violente. Les révoltes dormaient en eux, il les a réveillées. Et il a voulu cela parce que c’était nécessaire à son œuvre.

— Oui. Il l’a voulu parce que c’était nécessaire à son œuvre, répéta le docteur en songeant.

— C’est donc son acte vraiment, monsieur Saltzen, c’est sa faute ! sa faute ! Comprenez-vous ? Tout le sang qui va couler aujourd’hui, il en répond devant la société et devant Dieu. Ah ! j’avais comme un pressentiment, une terreur de ces atroces réalités, quand j’ai vu cet Auburger adopté de telle sorte par lui.

— Auburger ? Votre mari s’est laissé circonvenir par cet être-là ?

— Comment, vous ne savez pas ? À vous non plus, il ne l’a pas dit ? Mais, si j’ai bien compris, Auburger est devenu l’agent secret de Samuel.

Saltzen s’indigna.

— Son agent secret ! — se disait-il en marchant à pas lents dans le salon. — Il a consenti, lui, Wartz, la droiture même !… Il s’est livré, pieds et poings liés, à cet homme de rien qui le possédera maintenant, comme un maître son esclave ! Car, dans ces sortes de pactes, quoiqu’il y paraisse, la domination n’est pas aux mains de celui qu’on croit. Êtes-vous bien sûre, Madeleine ?

Il était à ce point hors de lui-même, qu’il donnait à la jeune femme ce prénom dont il ne la nommait jamais que dans sa pensée.

Il réfléchit longtemps. Ce qu’il entendait confirmait en son esprit une logique en formation. Puis voulant expliquer cette mystérieuse complexité de Wartz, l’être au-dessus de nature et par cela même au-dessus du blâme, il développa sa conception.

— Ni vous, ni moi, n’avons le droit de le juger, dit-il en revenant s’asseoir près de Madeleine ; il nous dépasse trop. Il nous effraye par le mal qu’il a causé aujourd’hui. Et à qui faites-vous part de vos inquiétudes, ma pauvre enfant, quand moi, secrètement, dans mon cœur d’ami, j’ai senti ce qui se passait dans votre cœur de femme ! Il nous fait peur. C’est un grand criminel aux yeux timorés de notre affection ; mais si, à cette heure, il entrait ici, il faudrait lui tendre les bras, l’aimer, le louer ; il vous faut, vous, le faire plier sous le poids de votre amour ; vous ne saurez jamais être assez tendre, assez dévouée, pour atteindre ce cœur triste et isolé de grand homme. Triste ! vous savez comme il l’est intimement, lui que votre jolie gaieté d’oiseau ne déride même pas, lui qui ne jouit jamais de cet esprit, de ces mots auxquels vous vous plaisez tant ! Triste et seul comme un prophète ! Qui l’a vraiment connu ? Est-ce vous ? Vous n’oseriez le dire. Est-ce moi, vieux praticien des hommes, qui ne m’étais jamais douté de la puissance qu’il cachait ? le châtelain d’Orbach, peut-être, qui s’était asservi ce génie, et le faisait dîner à part quand il recevait à sa table ! Méconnu, inconnu, s’ignorant lui-même, portant sans le savoir sa force, c’est l’homme de la Destinée, l’homme fatal, créé pour faire ce qui doit être, et qui l’accomplit en dépit de tout.

Madeleine sentait ses yeux s’emplir maintenant de larmes délicieuses. Il fallait savoir comme elle que le vieil ami l’aimait, pour goûter vraiment ce qui se cachait d’indicible sous ses phrases. Très émue, elle voulait le remercier de redonner à l’image de Samuel l’auréole éteinte ; elle murmura pour la seconde fois :

— Vous êtes bon, docteur, vous êtes bon d’être venu me dire tout cela.

Souriant, il regardait complaisamment cette joie d’aimer revenir en elle. Il continua :

— Ce matin, les journaux portaient en manchette ces simples mots : « La loi Wartz. » Et l’on ne pensait, en lisant ce titre, qu’à la proposition concernant l’instruction populaire. Je vais vous dire, moi, ce que c’est que la loi Wartz, non point celle que Samuel a déposée hier, mais celle qui préside au cours de sa vie, qui règle ses mouvements, sa conduite, ses actes, comme une rigoureuse formule scientifique. C’est une loi inexorable dont rien ne saurait le dégager, parce qu’il est de ces êtres dont on dit qu’ils appartiennent à l’histoire ; et qu’est-ce que l’histoire, sinon la fatalité accomplie ? La loi Wartz, la vraie, est une formule terrible qui pousse votre mari d’un mouvement irrésistible, vers le système d’État nouveau. Passivement, il a subi l’attirance de la politique républicaine, comme on subit parfois une passion, souffrant et jouant à la fois son propre drame. Ce goût l’a conduit à l’action de la plume et à l’action de la parole, à travers mille obstacles que vous connaissez mieux que personne. Voyez comme depuis son enfance, qu’il nous a contée, jusqu’à son élection, ce fut une progression constante vers le rôle qu’il devait tenir. Et à peine ce rôle lui est-il dévolu, qui permet à sa personnalité de s’épanouir vraiment, que la loi fatale plus impérieuse, le mène plus puissamment. Plus de repos, la course au but s’accélère, l’action se précipite. C’est en son cerveau, d’abord, la conception de cette éducation du peuple sur laquelle il fait reposer sa République idéale. Nous sommes une dizaine de sages, de réfléchis et de prudents qui voulons réglementer, ajourner, son projet trop hâtif. Nous sommes des confrères, des aînés, qu’il révère vaguement, des amis qu’il sait dévoués ; mais il a senti notre résistance. Notre prudence l’impatiente, nos conseils l’exaspèrent. Alors, de tout ce qui s’était établi entre nous : cordialité des relations, projets politiques communs, respect, affection même, rien ne compte plus. En nous, il ne voit désormais qu’un obstacle ; la force qui le mène ne lui permet pas de s’y arrêter. Nous le gênons ; il nous écarte, très simplement. J’en aurais pleuré ! M’être cru, dans l’esprit de ce garçon, l’arbitre de toutes les idées, et constater un beau jour quelle petite place j’y occupais ! Chez les autres, c’était de la fureur. Mais froissement d’orgueil ou délicate blessure de cœur, son autorité rend tout acceptable, et Braun lui-même, qui est un rustre aux rancunes opiniâtres, l’a si bien compris, qu’il est redevenu malgré tout, l’ami de Wartz. Et maintenant, sans cette loi implacable comme le Fatum antique, croyez-vous que Wartz, qui n’est que pitié et bonté pour le peuple, et qui avait en outre sous les yeux l’exemple d’Hannah…

— Ah ! l’interrompit Madeleine, je ne suis pas grande philosophe, mais l’idée de ce que cette fameuse loi pourra faire naître chez les pauvres gens me terrifie. N’auriez-vous pas eu peur de prendre une telle initiative, vous, monsieur Saltzen ?

— Oui, j’aurais toujours reculé devant des craintes, des scrupules, parce que je suis une volonté normale, assujettie à tous les souffles du sentiment, et que je veux beaucoup moins que je ne sens. Mais la destinée de notre grand homme, bien autre, unifiant sa volonté à celle qui mène le monde, ne lui a pas laissé connaître ces faiblesses. Je n’invente rien. Vous êtes assez instruite pour savoir que ce fut l’éternelle règle des génies de faire leur couvre jusqu’au bout, sans se soucier si des larmes ou du sang coulaient à leur passage. Nous sommes, nous, de pauvres êtres, qui mirons l’univers dans notre propre cœur, comme on regarde une immensité dans une toute petite glace, et notre maître instinct, la peur de souffrir, nous semble régir l’Univers comme il régit notre individu. Le Pasteur d’hommes, au contraire s’abstrait de ce qui est personnel, il ne s’écoute pas, il se renonce, il s’identifie avec les règles mystérieuses de l’humanité. Voilà pourquoi Wartz, dans son mouvement en avant, s’est soucié, comme le marcheur du brin d’herbe, de tout ce qui se dressait devant lui, que ce fût l’amitié, que ce fût la paix de toute une caste dans la nation, que ce fût son attrait personnel pour la droiture, la délicatesse même de sa loyauté, ou bien l’influence que la pauvre Reine, à ce que j’ai cru deviner, exerçait encore secrètement sur lui.

— Mais encore, cette œuvre qu’il accomplit parce que c’est la loi, dites-vous, monsieur Saltzen, faut-il qu’elle me soit expliquée, et qu’on me la montre nécessaire ; car, j’ai beau sentir un goût très vif pour l’état démocratique, je ne saurai jamais dire au juste pourquoi cela vaut de bouleverser un pays dont les affaires marchent, en somme, très bien.

— Une opinion politique n’est jamais qu’un goût, reprit l’oncle Wilhelm, et, à proprement parler, un goût ne s’explique pas. Cependant on imagine, pour appuyer son sentiment politique, des principes qui peuvent le légitimer. D’après nos principes, justement, la république étant le plus souple des gouvernements, celui qui communie le plus avec les mouvements de l’âme populaire, sera toujours aussi le plus conforme aux progrès de l’évolution. Il fallait bien réellement, ma pauvre enfant, que Béatrix quittât le trône, — elle nous aurait retardés, — mais il faudrait, quand elle s’en ira, jeter des fleurs sous ses pas, car c’était une adorable femme.

Après le moment d’affolement qu’il avait eu tout à l’heure, il s’était ressaisi, et reprenait, avec son sang-froid, sa coquetterie et sa séduction. Rejetant en arrière une touffe de cheveux gris qui faisait ombre sur ses yeux, il alla lorgner les tapisseries et les bibelots, sa longue main osseuse à la cambrure des reins, l’ample pardessus au drap fin faisant des plis flottants autour de son grand corps émacié. Madeleine, apaisée et doucement satisfaite, le suivait des yeux. Aucun bruit ne venait de la ville. Était-ce le calme, était-ce la nuit ? Les paroles du docteur concernant Samuel agissaient en elle, et c’était avec une sorte d’exaltation agréable qu’elle pensait, qu’elle rêvait à son mari. L’idée de sa grandeur qu’elle entrevoyait pour la première fois de cette manière, lui donnait un vertige de cœur, comme si l’amour de ce grand homme l’eût placée très haut. Puis elle regardait de nouveau le vieil ami, et elle songeait : « Lui, c’est un saint ! »

La porte ouverte d’un geste brutal, Wartz entra. Madeleine se souvint de ce qu’avait dit l’oncle Wilhelm : « Il faut le faire ployer sous le poids de votre amour. »

Elle rougit imperceptiblement, et si Samuel l’avait regardée alors, il aurait senti ses yeux fuir les siens. Mais il revoyait, pour la première fois, le docteur depuis la veille.

— Monsieur Saltzen ! murmura-t-il.

Et il alla vers lui comme un homme accablé d’un fardeau trop lourd va vers l’allégeance d’une amitié sereine, d’une amitié d’exception comme celle-ci. La jeune femme, curieuse, épia ce qu’ils allaient se dire : elle attendait un trait d’esprit du docteur, quelque mot délicieux ; mais les deux hommes se serrèrent la main silencieusement, et, quand ils s’écartèrent l’un de l’autre, Saltzen s’en alla vers un médaillon de la Reine, près duquel, comme pour mieux voir, d’un coin du mouchoir il essuya son lorgnon mouillé. Madeleine était de ces imaginations délicates, sur lesquelles un mot pèse plus qu’une phrase, un silence plus qu’un mot ; elle comprit la muette admiration de Saltzen pour le grand homme ; elle en demeura plus impressionnée encore qu’elle ne l’avait été par la venue de Samuel.

— Quelle journée pour toi ! prononça-t-elle timidement.

Il lui semblait pour la première fois contempler ce génie.

Et aussitôt ses mains, ses coudes fragiles, ses poignets étaient broyés dans les mains du mari qui la reprenait et la serrait ; son regard si puissant, avec son double fluide de maîtrise et de passion, la brûlait et la dévorait. Chose étrange, pendant qu’elle s’abandonnait à cette rude caresse, elle se sentait, dans son cœur frémissant, bien moins l’épouse que la victime de ce mari, dans un besoin, presque religieux, d’offrande et d’immolation. Nous avons tenu conseil toute l’après-midi, raconta-t-il. Ce soir, j’ai dû me rendre à la caserne de la Garde ; il s’y est passé des choses très regrettables… J’ai donné des ordres ; un nouveau colonel a été nommé d’urgence, à l’ancienneté. J’ai obtenu la neutralité du régiment jusqu’à la promulgation de la Constitution qui sera présentée au nouveau Parlement, dans huit jours. Tout est calme maintenant.

— Ainsi, dit le docteur, vous y êtes allé, et cela a suffi !

L’enthousiasme brillait dans les yeux du vieil homme.

— L’Idée que je représente a seule tout pacifié, reprit le jeune ministre.

Mais il avait beau dire, et plutôt par principe que par modestie, se disculper d’être quelqu’un, sa personnalité s’accusait de plus en plus. Et Madeleine, à qui revenait opiniâtrement la vision du pauvre jeune prince assassiné, se défendit d’en parler, dans le scrupule d’offenser cette grandeur à qui tout était permis et tout dû. Saltzen devinait ces choses et en éprouvait une sorte de joie trouble. Il vint dire adieu.

— Cher monsieur Saltzen, dînez donc avec nous, demanda Wartz.

— Mon cher ministre, répondit le docteur en souriant, pas aujourd’hui ; j’ai envie de donner ce soir à votre beau-père, un article sur vous, et je l’ai seulement construit en pensée.

Samuel n’insista pas. Il se mêlait à son amitié un sentiment pénible qui concernait Madeleine. Il les voyait, elle et lui, en constante recherche morale l’un de l’autre. C’était une souffrance d’amour-propre ; il soupçonnait que, malgré sa gloire, sa passion et sa jeunesse, sa femme trouvait moins en lui que dans le vieil ami ce qu’elle aimait. Il y avait entre elle et Saltzen comme une association d’esprits dont il était exclu, lui qu’aucun esprit ne rencontrait jamais absolument. Il préférait jouir du docteur hors de chez lui.

Une fois sur le quai du fleuve, où ne passaient plus que de muettes patrouilles de police, Saltzen se retourna. Sur la façade obscure du Ministère, dont les bureaux étaient fermés, cinq fenêtres restaient éclairées : celles du salon qu’il venait de quitter ; ils étaient sans doute demeurés là, Wartz et Madeleine. Il avait surpris tout à l’heure le croisement de leurs yeux, une étincelle d’ardeur sous les cils de la tendre petite fille, une atmosphère d’émotion amoureuse vibrant entre eux. Il les devina — exaltés et fiévreux comme les avaient faits les heures passées dans les bras l’un de l’autre, jeunes et ivres ainsi qu’il convenait. Lui avait voulu cela. Il avait sciemment et avec art mené la jeune femme ébranlée à cette crise d’amour, et il s’en applaudissait, car c’était l’avoir sauvée d’un grand péril.

La conscience — cette chose blanche et nuageuse qu’on imagine au centre de soi — devait être chez lui singulièrement lumineuse et belle ; il la traitait avec la même coquetterie que son être apparent ; il en était vaniteux comme un autre l’eût été de posséder sa prestance jeune, sa main d’une finesse sans chair, comme d’autres l’eussent été de posséder son esprit. C’était une conscience. élégante, avec des excès de répulsion, des outrances de dédain, pour tout ce qui n’était point parfaitement délicat. Par des chemins qu’on ne savait pas, car sa vie sentimentale de vieux garçon était toujours demeurée inconnue, il avait gravi cette hauteur d’âme où il était arrivé, où la moindre faute contre l’amitié qui le liait à Wartz, contre le respect de Madeleine, lui aurait paru, et aurait été en effet pour un homme de son caractère, une défaillance inexcusable.

Cependant, quand il acheta les journaux du soir et que, dans la rue même, il voulut lire, en passant sous la lueur des réverbères, il s’aperçut qu’il ne comprenait plus. Une chose le poignait plus que les graves nouvelles de cette journée d’émeutes ; seulement il lui avait fallu cette preuve flagrante pour savoir combien ce grand souci politique, dans un jour pareil, était secondaire pour lui. Plusieurs fois il essaya de parcourir ces colonnes troublantes que tout Oldsburg dévorait à cette heure, mais sans pouvoir y fixer une minute son esprit. Toujours, il se sentait ridiculement revenir, malgré lui, sous les cinq fenêtres derrière lesquelles on sentait, en un dessin vague, l’ombre molle des tentures : « Elle ne soupçonne pas, songeait-il, quel rôle de comédie elle me fait jouer ici ! »

À la fin, il alla retrouver la solitude de sa maison.