Comment s’en vont les reines/8

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 209-233).

VIII

LA BÊTE

Le premier jour de février, à huit heures du soir, les journaux s’envolèrent à travers les rues, à travers la Poméranie, à travers le monde, annonçant que les élections législatives avaient porté au Parlement une immense majorité républicaine. Le pays consulté avait donné sa réponse. Samuel Wartz qu’avait arrêté quelques jours le scrupule d’agir individuellement et contrairement ainsi à son système d’idées, pouvait aller désormais de l’avant, fort de l’acquiescement national qui ratifiait sa destinée.

Sur sa table de travail, une à une, de tous les coins du pays, les dépêches, le long du jour, étaient venues s’accumuler. Il n’avait connu les résultats que peu à peu ; maintenant la vérité se révélait dans toute sa grandeur solennelle. La douceur des billets d’amour, la volupté des acclamations, ce concert louangeur qui résonnait sans cesse autour de sa personne n’étaient rien ; mais ces dépêches qui superposaient les suffrages dans une addition gigantesque, ces papiers fripés, couverts de chiffres, c’était l’ivresse pour lui, c’était la grande vibration du peuple à l’unisson de sa pensée, c’était le cœur national frémissant sous sa main.

Rien n’éteint la fougue d’un esprit révolutionnaire comme le maniement du pouvoir. Depuis une semaine que Wartz exerçait une sorte de dictature, son tempérament s’était modifié, il ne concevait plus de la même manière l’élaboration du nouvel Etat. Les grands mouvements populaires, la transmutation du travail moral d’opinion en agitation physique des masses, qui lui causaient autrefois comme un délire de meneur, lui paraissaient maintenant vains et dangereux. C’était de la Révolution la conséquence terrifiante qu’il fallait refréner. Il voyait donc l’œuvre de paix s’accomplir avec le calme de sa responsabilité tranquillisée. L’établissement de la République s’annonçait comme un jeu désormais. La constitution présentée à l’Assemblée renouvelée qui n’était avec lui qu’un même esprit, la déchéance de la Reine serait prononcée comme une simple formalité, et le nouveau gouvernement proclamé selon le rite ordinaire.

Assis à sa table de travail, les yeux sur ce monceau de dépêches, goûtant cette fois le triomphe absolu de son succès, il éprouvait la satisfaction d’un tâcheron puissant devant un ouvrage fini. Il avait mené à bien, avec art, avec force, l’œuvre à laquelle il s’était consacré. En dix jours il avait métamorphosé une nation ; et cela sans désordres. Le sang avait bien coulé un peu au début ; si peu !

Mais Madeleine l’avait dit dans un cri d’angoisse lucide : « Celui qui allume l’incendie n’est plus maître de l’éteindre. » À cette heure où, dans sa Solitude, l’homme d’État goûtait la joie de l’œuvre accomplie, à cette heure même, au plus profond de la ville, au plus intime, dans le quartier du Canal où la vie du peuple s’agglomère, dans celui du faubourg où grouille le monde des tisseurs — deux foyers d’humanité vive, remués d’incessants émois, où les étincelles tombent dans les esprits comme dans l’étoupe inflammable, — la nouvelle courait que les élections venaient d’élever au pouvoir le Peuple lui-même.

Conception naïve du régime républicain ! Grisés depuis deux jours d’idées que leurs faibles cerveaux d’enfants ne pouvaient porter, ils se crurent rois, tous. L’orgueil les envahit. La phraséologie dont les harangueurs de taverne leur chauffaient l’esprit depuis l’organisation des comités politiques, leur montait à la tête. Ils sentaient cette puissance morale qu’on leur conférait, se confondre avec celle de leurs muscles inoccupés par le chômage, et possédés du besoin d’agir.

La longue rue du Canal, dessinant entre ses hautes maisons noires des ondulations vagues, coupait la ville, puante, obscure, étroite, mangée plus qu’à moitié par le lit du fluviole. C’était une petite rivière captée pour les besoins de l’industrie, où l’eau courait, rare et sale au fond du lit, souillée par le voisinage de cette population resserrée en des logements trop petits. Cette eau charriait les choses les plus hétéroclites ; et c’était toute la journée un fourmillement d’enfants malpropres, accrochés par grappes aux passerelles, la tête pendante dans le vide de la coulée, pour voir disparaître sous le noir des ponts, et revenir à la lumière, deux mètres plus loin, des détritus ménagers, ou des corps de chats qui s’en allaient doucement à la dérive comme des outres vides.

Les dégels récents avaient amené la pluie, une pluie incessante, poudroyant au visage, qui se résolvait en huile boueuse sur le pavé, et, des rues situées vers le sud, il soufflait des bouffées de vent chaud. On baignait ici dans une vapeur tiède et malodorante ; il se faisait un mariage de miasmes entre ceux qui flottaient dans l’air et ceux qui montaient de l’eau lente du canal. La rue suait d’une moiteur de fièvre. L’eau venait de partout : du ciel en cette poussière humide, des brouillards du fleuve, de l’exhalaison des choses, du lit de la minuscule rivière ; elle travaillait la pierre des maisons, elle gonflait et pourrissait le bois des ponts, elle sortait d’en dessous le sol, elle suintait des murailles, elle éclaboussait des toits.

Des bruits de voix éclatèrent soudain. Aux pignons, les fenêtres palpitèrent et s’ouvrirent ; des femmes apparaissaient en silhouettes noires sur le fond éclairé de l’intérieur, et l’une après l’autre, elles se mirent à reconnaître leurs hommes revenant de la ville, dans ces ombres parlantes qui s’animaient et gesticulaient parmi le noir de la rue. Elles les appelèrent, mais eux firent des signes de refus. Quoi ! rentrer ! s’enfermer dans la réalité pauvre de la chambre, quand on venait d’offrir à leur imagination l’espace sans limite de la pensée grisante. Leur domaine maintenant c’était l’État !

Il est des nuits où l’on ne dort pas. La nuit qui commençait était de celles-là.

Des désirs vagues, l’inconnu de leur rôle nouveau, tourmentaient tous ces hommes. Ils ne savaient pas… Mais cette humidité chaude, cette nuit excitante d’un printemps factice, avec « les quelques gouttes d’alcool dans le sang » dont avait parlé Auburger, et qui s’étaient multipliées jusqu’à devenir « ne coulée de feu dans leurs artères, leur faisaient une force décuplée qui les poussait à des choses étranges. D’abord, ce fut un élan vers Samuel Wartz, le libérateur. Eux qui avaient jusqu’ici vécu dans une si heureuse ignorance, sans le moindre souci de la politique dont ils ne connaissaient rien, venaient de se sentir délivrés, comme si de leurs mains et de leurs pieds fussent tombées soudain des chaînes. Ce furent les joies d’une évasion illusoire. Ils acclamaient Wartz. Un homme à barbe blanche surgit au milieu d’eux ; leurs yeux se rivèrent sur lui, et il se produisit dans la foule des ondulations, comme en voit courant un troupeau de moutons, à l’approche du pasteur. L’homme, avec dignité, gravit au coin d’une rue une borne si étroite, si rongée, qu’il dut se soutenir à l’angle de la maison pour garder l’équilibre. Il parla d’une voix creuse. Ses paroles n’arrivaient qu’à ses auditeurs tout proches ; mais, pour ne rien entendre, les autres n’en sentaient que plus d’émotion correspondre au fond d’eux-mêmes aux paroles inintelligibles. Et ils s’exaltèrent, rien que de voir la lourde barbe blanche remuer dans ce visage de pontife. Son sujet, c’était Wartz. Il proposait au peuple une manifestation sous les fenêtres du grand homme. Quand il eut achevé sa harangue, une telle clameur d’approbation se propagea tout le long de la rue, qu’à leur tour les femmes descendirent, puis les vieillards, les enfants. Et de toutes les voies adjacentes, arrivaient en courant d’autres artisans, curieux et fiévreux, qui grossissaient les rangs. Bientôt, le vieux harangueur prit la tête de la foule. Dans sa redingote d’emprunt, dont ses épaules de maître charpentier, habituées à d’autres fardeaux, rejetaient les plis en arrière, il se mit à marcher d’un pas raide, comme rythmé à quelque musique intérieure, et, derrière, suivit la boule noire, avec ce silence bruissant des foules.

Sur la place Sainte-Wilna, ils trouvèrent une autre bande prête à se joindre à eux ; car tout ce Mouvement populaire était prévu et mené par les têtes chaudes des comités républicains. Dès lors, ce fut une masse si compacte, que le second tronçon de la rue du Canal ne la contenait qu’à peine. Il s’y formait des poussées inexpliquées ; ici ce fut une bousculade ; le parapet vermoulu céda ; une femme tomba dans l’eau. On la sauva. Ce fut un enthousiasme délirant, dans cette foule aux nerfs tendus. On entama l’hymne national, et le chant, cahoté aux secousses du long serpent humain, devint si puissant, clamé par tant de voix, que ce fut à travers la ville comme une musique de ralliement, au son de laquelle on accourait de tous côtés. En arrivant sur la place de l’Hôtel-de-Ville, les manifestants étaient cinq ou six mille. Inopinément, la grande statue de bronze du roi Conrad se dressa devant eux, maintenant d’une main l’élan de son cheval cabré, saluant de l’autre avec la petite toque de la garde royale.

La haine des rois les prit à cette vue ; ils oublièrent Wartz, pour insulter celui qui n’avait été dans l’histoire que son précurseur ; et changeant de voie, brusquement, ils se portèrent, en mouvements pesants, vers le socle du monument. Ce fut une brutale éclosion de rage et de démence. On voyait grouiller ces hommes et ces femmes, le visage levé vers cette chose inerte, image d’un mort. Ils le traitaient de tyran, d’ennemi du peuple, d’oppresseur. On entendait, sur les flancs de métal du cheval, le choc des pierres qu’on lançait ; on ramassait sur le sol des ordures avec lesquelles on visait la face haute du souverain. Sur la place, c’était un fourmillement dans lequel on ne voyait que les frémissements indistincts de moires sombres. Tout à coup, par la rue de la Nation, s’avancèrent des torches qui répandirent un rougeoiement sur la foule, et il apparut aussitôt un océan de visages humains surmonté d’une moisson de bras levés, de poings menaçants qui provoquaient le bloc de bronze, là-haut.

Sans qu’on sut comment, car désormais la masse géante et désordonnée, l’innombrable et folle chose ne connaissait plus de chef, il se fit un tournoiement de tous ces corps pressés, soudés en un organisme unique ; et cela commença de s’engouffrer dans la rue de la Nation qui descendait au fleuve. Ce n’était plus cinq ou six mille âmes, c’était un être formidable, souple et bougeant, démesuré, étendant sa matérialité pesante sur tout espace libre, se moulant aux rondeurs des places, aux angles des rues, remplissant les vides et traînant sa puissante masse par une seule force de passion qui vibrait dans tous les sens, jusqu’à la dernière molécule de ces corps.

La Bête monstrueuse se reforma au gré des lignes de la rue. Elle ne possédait pas plus de couleur que de forme, mais, au moment précis où elle se déroulait devant les torches arrêtées, on voyait se dessiner des personnes, des blouses, des camisoles blanches sur des gorges atrophiées, des grappes humaines, des enfants endormis sur des cous d’hommes, des sarraus de tisseuses, des figures hagardes, et, le plan de lumière traversé, ces rangées d’individus rentraient se noyer dans la masse, n’ayant laissé voir que leur visage en hypnose, et la tension pareille de leurs êtres, poussés tous par l’unique fougue d’ivresse. Les cris qui éclataient de toute part se fondaient en une clameur unique, prolongée, discordante, ininterrompue.

Une fois sur le quai, dès qu’apparut de loin le ministère, avec sa façade à triple développement, les gros festons des fenêtres, les colonnades des balcons, les cariatides du faîte, la Bête ne se connut plus ; elle lança un chant de délire, et par les ressauts de ses ondoiements, elle vint s’étaler, ivre et amoureuse, au pied des fenêtres de celui qu’elle voulait :

— Wa-a-a-artz ! Wa-a-a-artz !

Sur la façade morne du monument, une fenêtre s’ouvrit, un homme s’avança qui mit ses mains sur l’allège du balcon. De nouveau monta d’en bas le cri éperdu :

— Wa-a-a-artz ! Ah ! ah ! ah !

Et le crépitement des mains claquées en plein air éclata sur toute la longueur du quai où s’épandait la foule. Et par-dessus le fracas d’orage que cette multitude, à chacun de ses mouvements, déchaînait, à cette fenêtre là-haut, l’être isolé qui semblait, devant cette force bestiale, n’être qu’une figure de faiblesse, le jeune homme d’État commença de parler. On n’entendit plus un bruit, comme si le quai fût devenu désert, soudain.

— Peuple d’Oldsburg, dit-il, je te remercie de ta reconnaissance. Je ne suis pas autre chose que l’ouvrier de la liberté. L’œuvre s’achève, mais elle n’est pas finie, et je n’y puis suffire ; à toi d’y concourir par ta modération et l’ordre de ta conduite.

— Ah ! ah ! ah ! Wa-a-artz ! répondait d’en bas la clameur.

— Une ère nouvelle va commencer, prononçait de nouveau la voix diluée dans l’air, du jeune ministre ; inaugure-la, peuple d’Oldsburg, par un enthousiasme pacifique ; l’heure approche où tu seras ton propre maître ; prouve ta dignité par ton calme.

— Wartz ! ah ! ah ! ah !… Vive Wa-a-artz !

Et dans la nuit tiède où flottaient des vapeurs printanières, le duo d’amour continuait, le duo du balcon, banal et sublime, entre la foule conquise et son maître. Il articulait en paroles les grandes idées vagues qui s’agitaient dans les esprits : le règne de la Liberté… la noblesse de la Démocratie… le Progrès… Et la foule répondait par ses acclamations de folie, comprenant bien moins le sens des mots que leur harmonie grisante. À la fin, las de cette idolâtrie brutale, qui semblait l’écraser, fatigué de cette fixité des yeux dardés sur lui dans cet océan de visages blancs qui se levaient des ténèbres, il salua et referma la fenêtre. Alors la foule hurla et piétina ; il s’éleva des cris déchirants : « Wartz ! Wartz ! » suppliait-elle. Et comme il ne reparaissait pas, elle se rua aux façades dans une charge épouvantable ; elle redoubla de cris. Le murmure mélangé de passion et de colère s’éploya le long des quais, vibra aux vitres closes ; il monta dans la ville qu’il emplissait comme une menace sourde, et tous les habitants, ceux des quartiers les plus lointains même, l’entendirent, et éprouvèrent le froid moite de la peur.

La fenêtre se rouvrit, et Wartz revint s’y appuyer. De nouveau les mains battirent, la Bête satisfaite se calma et ne fit plus montre que de ses douceurs. Elle tendait les bras vers le maître. Mille choses flottaient en l’air signifiant le délire : des châles de femmes, des mouchoirs, des calottes d’artisans ; et des mains, des mains crasseuses, des mains tordues de vieux tisseurs, des mains pâles d’artisanes dégénérées, d’autres musclées et d’autres grasses, faisaient toutes le geste d’appel vers le demi-dieu.

Wartz demeurait immobile, les bras croisés, les joues blêmes.

Une voix isolée, dans le lointain, lança ces mots à pleine poitrine :

— Rue aux Juifs ! rue aux Juifs !

Ce cri anonyme agit sur la multitude comme un aiguillon, il la stimula d’une excitation qui la parcourut en tous sens.

Une clameur répondit :

— Rue aux Juifs !

Les foules n’ont qu’une âme.

Sous l’impulsion, pour une fois encore, la Bête se déplaça pesamment, s’écrasant sur soi-même en ses replis puis elle s’allongea, s’effila dans l’étroite rue aux Moines. Et les habitants, réveillés en un sursaut de terreur, se cachaient, en vêtements de nuit, derrière les rideaux entr’ouverts, pour la voir passer, rampant, buttant aux trottoirs, noir mouvement qui renaissait sans cesse et d’où montait le chant national, avec des dissonnances et des contre-temps lointains indiquant où s’attardaient encore, là-bas, les extrémités du monstre.

Après la place de la Cathédrale, qu’elle coupe, la rue aux Moines se rétrécit encore. D’être plus pressés corps à corps, plus maintenus dans les limites rapprochées de leur route, et plus contraints, ils s’exaspérèrent davantage. Rue aux Juifs, ils tournèrent. Le Palais royal apparut.

Il se découpait en noir sur le noir plus sombre de la nuit avec ses trois corps d’architecture et ses clochetons gothiques multipliés le long du faîte. Une grille monumentale fermait la cour d’honneur ; au travers des sombres guirlandes de fer, se voyaient la façade aux puissants reliefs de pierres ciselées, les fenêtres plombées, encastrées dans la moulure profonde, où fleurissaient des roses en plein cintre comme fronton. Des lucarnes monumentales hérissaient le toit, dressant en l’air l’enchevêtrement délicat de leurs ogives pointues. Quelques lumières veillaient derrière les vitres. Le long de la grille, deux sentinelles des gardes marchaient.

Quand, d’une extrémité à l’autre, la rue aux Juifs fut envahie, une sorte de rire mauvais secoua la Bête. Elle se souvenait de sa servitude passée. Au moment où ses chaînes tombaient, elle les sentait pour le première fois, et, pleine d’un vicieux orgueil, elle venait les secouer, par bravade, devant la souveraine vaincue. Elle conçut un désir effréné de la voir, de lui montrer sa force contre laquelle aucune autorité ne pouvait plus rien désormais. Et elle commença de l’appeler à longs cris :

— Béatrix ! À la tourelle, Béatrix !

La tourelle était une construction de forme hexagonale, qui flanquait la façade. Aux jours d’enthousiasme populaire, c’était là que jadis une fenêtre s’ouvrait pour laisser entrevoir la Reine dans une vision qui pâmait la foule. Aujourd’hui le pouvoir avait changé de mains, et le peuple souverain sommait l’ennemie de paraître.

Elle ne parut pas. Les cris s’enflèrent et grondèrent, le diapason en tomba aux notes sourdes de la colère. Rien ne bougea dans le palais, et les lumières pâles continuaient de veiller derrière les fenêtres. Comme la rue aux Juifs ne suffisait plus à contenir la multitude., le monument fut entouré sur toutes ses faces, rue Royale, rue aux Moines, et rue de l’Hôtel-des-Sciences. La masse, diluée un instant, s’était ressoudée en un quadrilatère compact, obsédant les murailles de pierre sombre, tumultueusement. Il y eut des alternatives d’irritation et de patience. Par instants, tout se taisait, des milliers d’yeux dévoraient la tourelle, dans l’illusion de voir bouger et s’ouvrir la grande baie du milieu. Et, soudain, la patience trompée dégénérait en folie ; l’épouvantable clameur d’imprécations s’élevait, non point violente ou forte, mais plus terrible encore, presque douce, creuse, partant du fond des poitrines, comme à la mer, avant l’orage, la tempête gronde sous l’eau. Ce n’était qu’un murmure, mais si profond, si étendu, si large, qu’on y sentait le rugissement étouffé d’une nation. Et ce fut dans l’horreur de cette tranquillité qu’éclata le cri plus sourd, plus chargé de terreur :

— À mo-o-ort ! Béatrix !… À m-o-ort !

Un bruit résonna dans le lointain : galopade de chevaux, choc des fers sur le pavé. Puis il y eut un tournoiement affolé de la masse sur soi-même : la garde chargeait.

La foule venait de franchir toutes les étapes qui mènent à la passion de combattre : la fièvre, le délire, puis la haine et la colère. Elle était prête pour la lutte ; la fureur la prit. Et, pendant que les cris de tuerie déchiraient l’air, là-bas, à une distance indistincte qui devait marquer le premier choc des soldats contre le peuple, elle se rua aux grilles du palais, massacra les deux sentinelles extérieures, et commença de secouer les ferronneries de l’entrée.

Avant que ces portes de fer eussent cédé, tout le long de la rue on voyait des hommes escalader la grille, puis retomber un à un sur l’asphalte mouillé de la cour, en même temps que la rue, dégagée d’autant, laissait remonter un flot nouveau qui venait se joindre à l’assaut.

L’entraînement de l’exemple, et les désirs atroces de cruauté qui venaient de naître dans les cœurs, portaient maintenant la foule qui semblait ne plus peser, qui semblait flotter sur le pavé comme une matière mobile et glissante, comme l’eau dont la masse a cette souplesse de poussée ; et elle se soulevait au-dessus de soi pour laisser déborder son trop plein par-dessus les grilles. Quand les portes furent forcées, que les deux battants s’ouvrirent sous la pesée de cette multitude, et que la vague noire des corps s’engouffra dans la cour d’honneur, elle était pleine déjà, et l’on avait commencé de se battre dans l’angle où s’ouvrait le corps de garde, dont une dizaine d’hommes étaient sortis.

Ce fut sinistre. Il pleuvait toujours. Dans les fanaux de la cour, la flamme du gaz n’apparaissait qu’à travers des vitres baignées de larmes ; les gargouilles du toit crachaient l’eau goutte à goutte, et la pluie saupoudrait les visages. Dans la nuit profonde, plus assombrie encore à cette minute par une chevauchée de nuées noires au ciel, la cour bougeait, vibrait, vociférait. Les dix hommes de garde, apparus dans leur capote blanche, comme des fantômes, avaient croisé la baïonnette. Les assaillants se ruèrent sur eux. Il y eut quelques poitrines déchirées, des gémissements ; puis des centaines de bras terribles, aux muscles durs comme du métal, désarmèrent les soldats qui furent assommés. Les dix grands cadavres blancs s’affaissèrent, et le flot noir roulant dessus parut les anéantir.

La foule brandissait maintenant les dix baïonnettes ; elle défonça un pan de porte ; mais le front de la cohue s’abstint d’entrer toute une minute, ébloui de ce qu’on voyait ici.

C’était un atrium où régnait comme une douce lumière de jour. Sur les dalles de marbre rose où, les tapis traçaient des sentiers, s’élevaient des socles peuplés de statues mythologiques. Un escalier montait, le long duquel, sur les murailles arrondies de la cage, s’apercevaient les nuances tendres des fresques. Adroite et à gauche, par des portes ouvertes, on entrevoyait deux galeries, des galeries profondes dont les plafonds cintrés s’allongeaient, peints d’or, de rouge et de bleu. Ils semblaient incrustés de lazulite, de corail et de cuivre brillant. Ils miraient leur forme de vaisseau dans le glacé des parquets. C’était des galeries de tableaux, car le vieil or des cadres luisait aux murs, entre des colonnes simulées, en albâtre.

Les envahisseurs croyaient voir des salles construites en pierres précieuses, dont un seul fragment aurait comblé leurs convoitises. Une Béatrix nouvelle s’évoquait, créature de volupté, repue de magnificence, usant ses doigts de belle oisive au toucher des substances précieuses, ne connaissant que l’or, le marbre et la soie, pour tous matériaux autour d’elle. Retirée de l’humanité, femme en dehors des femmes, elle avait joui de ce qu’ils n’avaient jamais connu ; elle n’était plus seulement une ennemie de la liberté, mais une créatrice de misère. Ils voulaient la tenir, eux, les rois nouveaux, sous leurs muscles et sous leur rage.

Et le flot gagna jusqu’ici. Il roula dans les galeries. Ce n’était plus la Bête monstrueuse, puissante, audacieuse et terrible, c’était le troupeau qui s’aventurait craintif et méchant en des pacages défendus, un régiment de paletots crasseux, de gilets décolorés, de chemises sales se frottant aux rondeurs glacées des colonnes d’albâtre, au vernis des cimaises peintes, allant sans savoir où, perdu, cherchant la dame en noir qui se cachait.

Ils allaient droit devant eux. On entendit un cliquetis de lames ; c’était ceux qui, ayant découvert la salle d’armes, décrochaient des épées aux panoplies. Les panoplies figuraient de grands soleils rayonnants. Ils laissèrent l’astre que formait un bouclier, mais chacun détacha un rayon. Les plus fougueux gravirent l’escalier et rencontrèrent, là-haut, l’enfilade des salons. Certaines salles se trouvaient obscures ; l’un d’eux prit un candélabre dont il alluma les bougies, et le brandît en l’air en criant :

— Chasse ! Chasse !

C’était la Reine qu’on chassait.

Le mot cingla ces hommes comme une meute ; ils bousculèrent les chaises blanches à membrure d’or, les guéridons frêles où se mouraient des roses ; ils ouvraient des portes, et encore des portes. Ils ne voyaient guère dans les salles inconnues, que ces portes qui dérobaient peut-être celle qu’ils cherchaient. Oh ! l’avoir prisonnière, suppliante devant eux ! la tenir au bras par sa manche noire, s’amuser de sa peur !

— Chasse ! Chasse !…

Dans l’un des salons, ils trouvèrent plusieurs hommes en habits de soirée qui faisaient cercle tranquillement. C’étaient de vieux personnages de cour, des chambellans, des maîtres de cérémonies, tous comtes ou barons, barbes et cheveux gris, pâles visages de cire.

— La Reine ? demanda une voix éraillée.

Le cercle ne bougea pas ; aucun des vieux hommes ne répondit.

— La Reine ? hurla en chœur la foule qui s’amassait par derrière.

Ceux des vieux aristocrates qui tournaient le dos à la porte dédaignèrent de se retourner. Ils faisaient la réception comme chaque soir, jambes croisées, bottines minces battant l’air, négligemment, et se passant sous la moustache le mouchoir roulé qui fleurait le parfum de Sa Majesté. Esprits fins de chez qui les bons mots s’envolaient grain à grain, sans jamais laisser de place aux pensées larges, ils n’étaient point faits pour comprendre l’idée gigantesque qui s’agitait derrière eux. Ils crûrent que le temps était encore à mépriser pour tout argument. Deux lustres en feu les éclairaient. Des bougies allumées sur la cheminée se multipliaient dans les glaces. Le salon était peint en blanc. Aux frises du plafond courait en emblème le lion poméranien, tandis qu’une colombe, à chaque panneau des murailles, becquetait la guirlande du médaillon.

Et le flot passa par là, disloquant le cercle, ravageant le luxe blanc du meuble, insultant de son rire la naïve grandeur des vieillards. Des mains au passage souffletèrent les visages de cire ; d’autres soulevèrent des pans de rideau, ou fourragèrent les canapés. Et quand l’ouragan eut disparu par une porte défoncée, il ne resta plus dans le salon, avec une odeur de sueur humaine et de malpropreté, au milieu de sièges bousculés, de bibelots brisés, que cinq ou six vieux hommes tremblants, autour d’un vieillard plus frêle dont la tête dodelinait en tout sens sur l’appui d’un fauteuil, la tête aux teintes vertes déjà, avec les yeux éteints. La honte et la colère l’avaient foudroyé.

Voilà que le candélabre levé du meneur éclairait maintenant une chambre. Un grognement d’animalité s’exhala des gorges. Sous le baldaquin pendant du plafond aux caissons de vieil or, c’était le lit, le lit de la Reine.

Ils étaient là plus de cent, muets, haletants, fouillant de regards allumés ce lit vide, ouvert pour la nuit. Les broderies du drap se repliaient sur la soie des couvertures défaites qui tombaient molles sur les colonnettes sculptées du bois. Un creux dans l’oreiller semblait l’empreinte d’une tête.

Une main osa s’avancer, chercher la tiédeur du matelas, une autre palpa les tapis et releva une pantoufle noire qu’elle brandit en l’air. Des pieds s’embarrassèrent dans de l’étoffe tombée à terre ; c’était une robe. On édifia, en la soulevant aux manches, une forme de femme, et, la forme une fois dessinée d’elle-même, par les plis faits au corps de celle qui les portait, un silence glaça ces hommes. Ils se vautrèrent à terre, la cherchant sous le lit, sous les tentures. Ils trouvèrent, tombé ici, un peigne d’écaille auquel tenait un cheveu ; ce fil de soie impalpable, qui frôla leurs doigts, les électrisa. Ils la sentaient dans cette chambre, invisible mais présente, comme une vision qui s’évanouit derrière vous et qu’on ne peut jamais sa retourner assez vite pour voir. Son mouchoir était posé sur l’angle de cette console, ; une lampe en argent brûlait encore près du lit ; près de la table à lire, où s’étendait un journal déplié, une chaise était déplacée à demi, gardant le mouvement de la femme qui se lève en glissant. Venait-elle de se dérober ? S’était-elle enfuie ? Ou bien quelque fragile cachette la recélait-elle ? Et il leur semblait qu’à force de silence et d’immobilité, ils l’auraient entendue respirer.

Moins déçus que troublés, fouillant en gestes muets et mornes les tiroirs à clef d’or, les armoires où jaunissaient des fleurs et des lettres, ils tressaillirent soudain. À travers l’enfilade des salles qu’ils venaient de parcourir, s’approchait à toute vitesse un piétinement cadencé, et là-bas ils virent courir à eux, reflétés dans le jeu des glaces, les vestes bleues de la police, avec le feu des sabres nus, qui agitaient dans les salons traversés autant de fils de lumière.

Éteinte, dispersée, désagrégée, son âme dissoute, la foule n’eut plus même l’idée de lutter. On la balaya comme un troupeau de bêtes peureuses, à coups de plat de sabre. Les gens de service, barricadés aux, cuisines, n’eurent pas à se défendre. Dans la cour d’honneur, vingt-cinq à trente morts restèrent couchés à terre. L’émeute avortée s’éparpilla dans la nuit, par les rues. Une grande lassitude avait succédé à la fureur, le sommeil apaisait la ville. Oldsburg s’endormit.