Aller au contenu

Comment s’en vont les reines/9

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy éditeurs (p. 234-253).

IX

LE RÊVE DE MADELEINE

Ignorant tout, paisible dans son sommeil, à cette heure-là Madeleine rêvait.

Ses yeux clos virent d’abord des choses grises : un jour de crépuscule, un fleuve sur lequel un bateau glissait ; elle fut tout à coup à l’avant, regardant l’eau fendue par l’étrave, une eau sans poids, dont les vagues chevauchaient l’une sur l’autre comme gonflées d’air. Puis on côtoya une île verte, et les rives étaient ici tellement rapprochées, que les flancs du bateau les frôlaient. Un phénomène survint : le printemps, un printemps soudain de cataclysme déroula les bourgeons, développa les feuilles, et des frondaisons s’étendirent si touffues, d’un bord à l’autre, que le bateau glissait maintenant sous une voûte noire, sombre comme la nuit. Et Madeleine qui se voyait toujours penchée vers cette eau ténébreuse, oppressée par le poids de cette nuit, se mit à désirer que Saltzen fût présent et lui expliquât…

Une voix dit : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. »

Plus d’eau, plus d’île, plus de paysage terrifiant, mais la maison de la rue du Faubourg où la pensée de ses nuits la ramenait sans cesse. Son amie Gretel lui faisait une visite, et, avant de partir, en rajustant son chapeau sur la mousse blonde de ses cheveux, la jeune femme disait cela : « Monsieur Saltzen ne viendra pas, il est trop mal. » Samuel se trouvait subitement présent pour demander : « Qu’a-t-il donc ? » Et la jeune femme hochait la tête avec pitié, et souriait en regardant Madeleine : « Oh ! oui, bien mal le pauvre monsieur Saltzen, bien mal ! » Pourtant, Madeleine savait qu’il viendrait quand même, et, juste à ce moment, une voiture roula sur le pavé, avec l’improvisé des accessoires de théâtre : quelques tours de roues pour donner l’illusion du réel. Un pas d’homme fit craquer l’escalier, la porte s’ouvrit, et Wilhelm Saltzen parut. Maigre, pâle, essoufflé, il tomba sur une chaise, dans la chambre même des Wartz. Ses yeux flétris avaient un regard dur et froid ; sous ses pommettes, ses joues fripées et terreuses s’étaient creusées ; il était miné, mangé tout vivant par la maladie, une de celles qui sont implacables, qui tuent et qui donnent aux chairs cet aspect auquel les amis ne se trompent pas. « Vous avez été souffrant, docteur, disait Madeleine, contez-moi ce que vous avez eu. — Non ! » prononça-t-il.

Et Madeleine, avec la contention d’esprit des rêves, contemplait cette figure que ses seuls souvenirs édifiaient là, devant elle, toujours en passe de se fondre, de s’évanouir si sa pensée déviait. Sans s’étonner elle comprit pourquoi il refusait de répondre ; mais, par pudeur, elle fit semblant de se méprendre.

« Je vois, dit-elle, ce sont vos anciennes fièvres qui reviennent. Où avez-vous donc pris cela, mon Dieu ? — Ici », répondit le pâle visage de portrait.

Et il y avait quelque part, derrière elle, dans le vague de la chambre, une figure de Samuel qui riait méchamment.

Tourmentée d’envie de pleurer, Madeleine vint au vieil ami. Il était assis sur cette chaise, qui découpait sur le blanc de la fenêtre les angles de son dossier.

Elle lui prit la main presque de force et lui dit tendrement :

— Comme vous paraissez fâché contre moi !

Aussitôt, ce ne fut plus la chambre, mais le petit salon d’en bas, où elle le recevait d’ordinaire ; ils étaient seuls, une espèce de soleil blanc entrait par les fenêtres. Il lui dit :

— J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés.

Et au moment de répliquer, elle sentit un embarras si lourd, si douloureux, qu’elle s’éveilla, faisant sur l’oreiller une grimace de souffrance.

Elle ne dormit plus ensuite. Le souvenir de ce rêve l’obsédait. Elle croyait y sentir une réalité, peut-être un avertissement. Saltzen devait être malade. Elle compta les jours écoulés depuis qu’il semblait s’être retiré de leur intimité. L’avait-elle blessé secrètement ? Elle revoyait sans cesse l’attitude glaciale qu’il avait eue pour lui parler, dans ce rêve, et, bien que tout cela fût irréel, elle y prenait une sorte de remords. Comme ils s’étaient peu inquiétés de lui, elle et Samuel, pendant sa longue absence ! C’est cela, il était froissé de ce manque d’égards. Et elle s’ingéniait à trouver quelque marque d’amitié à lui envoyer.

Elle restait émue, attendrie. À chaque instant, des larmes lui venaient aux yeux. Elle examinait sa conscience. Sans coquetterie certes, mais non sans égoïsme, elle avait exploité cette amoureuse amitié du vieil homme, elle en avait distillé le délice, elle l’avait fait concourir à son bonheur, elle en avait usé, malhonnêtement, comme d’une chose qu’on sait ne pouvoir jamais payer.

Quand vint le matin, les journaux qu’on lui apporta au lit l’arrachèrent à cette langueur. L’envahissement du palais y était raconté de diverses manières selon l’opinion du parti, mais le même fait ressortait de tous les récits : la disparition de la Reine. La gravité du mouvement populaire, l’inquiétante effervescence des bas quartiers, les victimes même de l’échauffourée, tout s’oubliait devant la question capitale, l’unique question capable d’intéresser maintenant un Poméranien, celle de savoir ce qu’était devenue la Reine.

Quelle énigme ! Cette femme autour de qui s’accomplissait le grand drame, s’évanouissait de la scène, soudain. « Elle s’est volontairement exilée », disaient les uns. « Elle s’est, disaient les autres, retirée en province, là où on la croit le moins, et elle y prépare la contre-révolution. » Et l’on vit alors combien celle qui paraissait transitoirement oubliée, remplissait en secret les pensées de tous. Ce fut l’explosion suprême des passions contradictoires. Le mystère dont elle avait entouré ce dérobement d’elle-même ajoutait à l’exaspération générale. On ne s’abordait plus qu’avec cette idée muette au fond des yeux ; ses partisans furent repris d’un regain d’espoir, les révolutionnaires d’un renouveau de violence. Les conversations dégénéraient en disputes ; dans les deux camps elles déchaînaient de la fureur. Et l’on sentait, mieux que jamais, les droits que possédait la nation sur cette créature qui ne pouvait disposer d’elle, décider de son sort, sans que le pays l’eût voulu. La fièvre gagna, après Oldsburg, toute la Poméranie. On attendit, dans un frémissement d’angoisse, la journée du surlendemain où le nouveau Parlement, interrogeant les membres du Cabinet, ferait la lumière sur l’aventure inouïe.

Madeleine, dévorée de curiosité, guetta son mari comme il allait sortir.

— Où peut-elle être ?

— Est-ce que je sais ! fit Samuel, la main au bouton de la porte.

Elle devint maussade, sa bouche fit un arc boudeur ; elle fut tout d’un coup moins jolie, ses yeux virant au gris, plissés au coin.

— Oui, tu le sais. Tu le sais, et tu me le caches. Tu sais tout.

— Je puis t’assurer que je l’ignore… prononça-t-il en s’en allant.

— Oh ! balbutia Madeleine, comme tu me réponds !

Elle le sentait lui échapper de plus en plus.

Personne ne doutant que le ministre de l’Intérieur ne tînt secrètement la clef de la grande énigme, presque toutes les amies de Madeleine, poussées par la curiosité, vinrent ce jour-là. Mais elle ne reçut pas. Un deuil secret voilait son cœur, et elle se retirait dans son isolement pour en mieux savourer l’amertume,. Elle fit le bilan des jours passés ; ils lui semblèrent béants d’un vide immense, celui qu’avait laissé, en se retirant vers d’autres soucis, l’âme amoureuse de Samuel. Pris par les fatigues et les veilles nocturnes, il avait fait leurs nuits solitaires ; leurs tête-à-tête étaient furtifs, hâtifs, sans joie. Une sorte d’absence subtile de lui-même persistait quand il était là, et dans ses yeux, chargés de nouveaux et puissants désirs, l’étincelle d’autrefois ne jaillissait plus à la vue de Madeleine.

La phase la plus exquise de sa vie d’épouse était-elle donc révolue déjà, après douze mois, douze mois fugaces, rapides, merveilleux comme une série de rêves !

— Déjà ! déjà ! se redisait-elle.

Au début de leur union, combien de fois triste, âprement perspicace, elle avait eu l’épouvante de cette heure, qu’elle voyait sonner pour tant de ménages autour d’elle : la fin du rêve, la rupture du charme qui laisse les époux face à face, se regarder froidement, comme deux êtres quelconques jetés ensemble dans la même chambre et attachés l’un à l’autre par cette triste fille de l’Amour qu’est l’Habitude.

— Déjà ! se disait la jeune femme dans une analyse implacable, déjà !

Elle avait cessé de croire, cependant, à l’échéance cruelle. Samuel l’aimait trop, et elle-même, cet amour l’avait prise si totalement, qu’elle ne concevait plus la vie possible en dehors de cette folle tendresse. Et bien souvent, les mains étreintes, les yeux dans les yeux, ils s’étaient dit : « Ne plus nous aimer !… le pourrions-nous ? »

Et c’était lui, l’être adoré qui le premier se détachait d’elle. Le centre de la vie s’était pour lui déplacé et ne résidait plus ici, au foyer, mais là-bas, à cette salle du Conseil des ministres vers laquelle convergeaient tous les yeux du pays. Qu’était un pauvre cœur d’épouse, timide, souvent craintif, silencieusement passionné, pour cet homme à qui des millions de cœurs s’offraient dans le grand mouvement national ?

Par moments, une rancune désolée lui montant aux lèvres, Madeleine songeait :

« Oh ! moi aussi, je me détacherai, j’arracherai mon âme de cette autre âme qui ne veut plus de moi, je saurai bien me reprendre. »

Et elle échafaudait d’amères et tragiques imaginations. Un soir, lasse de vivre devant ce mari, comme devant le fantôme de leur bonheur fini, elle s’enfuirait, n’importe où, dans une maisonnette de la ville haute, où il ne pourrait la retrouver, à Hansen peut-être, ou même à l’étranger. Elle trancherait le fil, devenu illusoire, de leur union. Lui, ce soir-là, rentrant à son heure ordinaire et tardive, et ne la trouvant pas, s’en irait par toute la maison en l’appelant doucement, par habitude : « Madeleine ! Madeleine ! » Et comme sa voix errante de chambre en chambre ne recevrait pas de réponse, il assemblerait les domestiques, et avec une inquiétude dissimulée : « Où est madame ? » leur demanderait-il froidement. Eux, répondraient étonnés : « Nous ne savons pas. Madame est sortie. Elle n’est pas rentrée. » Alors, seul il prendrait son repas, et seul il viendrait dans sa chambre, avec un tremblement inavoué. Mais elle n’y aurait laissé ni un indice, ni un adieu, ni un message, rien qu’un peu de son parfum, subtilement attaché aux choses. Et ce parfum s’insinuerait en lui par ses narines, par sa bouche, par tous ses pores, et il recevrait alors le choc de la première angoisse, en devinant que ces senteurs évaporées seraient désormais les seuls restes impalpables de cette jeune compagne près de laquelle il avait pensé, souri, causé, vécu et dormi, toute une année. L’oreille aux écoutes, épiant son retour, il commencerait de souffrir son martyre ; la petite pendule de sa chambre sonnerait onze heures de la nuit, et sa femme ne reviendrait pas. Affolé bientôt, hors de lui-même, il courrait chez Franz Furth, son beau-père, au Nouvel Oldsburg, chez Gretel, l’amie de sa femme. Mais sans avoir prévenu personne, Madeleine se serait évanouie dans l’ombre, comme morte du sevrage d’amour. Il reviendrait chez lui, haletant, éperdu, jetterait comme un cri : « Madeleine ! » dans le silence. Avec l’espoir de l’y trouver endormie il viendrait fouiller son lit. Mais le lit serait intact, rigide et glacial.

Et de toute la nuit, il ne pourrait dormir, à force de fièvre.

Et ni le lendemain, ni le surlendemain, Madeleine ne reviendrait. Oh ! comme il souffrirait, comme il se rappellerait avec désespoir ses baisers, ses caresses, l’iris bleu de ses yeux avec toutes leurs taches minuscules qui les faisaient si tendres, et le poids de son corps, et la forme de ses mains, et tout ce qu’il ne reverrait plus, jamais, jamais. Comme il sangloterait, à genoux, comme il regretterait de ne l’avoir pas su retenir, comme il maudirait sa gloire, les poings crispés de douleur, de colère et de remords.

Et de penser à cette torture, Madeleine pleurait aussi, toute palpitante d’amour et faisant le vœu secret que Samuel revînt de suite, afin qu’elle pût lui jeter les bras au cou, l’enlacer, baiser ses tempes fatiguées, et le consoler de ces imaginaires peines qu’elle venait de lui créer, dans les tristesses de son esprit surexcité.

Elle vint guetter son retour, aux larges fenêtres à balcons du salon officiel, où, le rideau soulevé, elle embrassait la longue chaussée blanche des quais. En février déjà, le crépuscule se prolonge, s’attarde. Ces fins de jour qui traînent, s’alanguissent, ont, vers le printemps proche, de sourds appels indéfinissables. La transition des saisons s’y affirme.

Le vent du sud chassait vers la ville les fumées du faubourg ; le ciel était tourmenté, et, par les déchirures des nuages, on apercevait des clartés dorées vers le couchant. Le fleuve se nacrait. Samuel ne rentra pas. Un feu doux de bûches, se consumant en braise, luisait dans l’âtre. Assombri par les tapisseries de couleur foncée, le jour baissait dans l’immense pièce. Madeleine prit une chaise basse au coin de la cheminée.

— Comme il me laisse seule ! pensa-t-elle.

Elle sentait ses mains pleines de caresses à donner, ses lèvres lourdes de baisers retenus. Qu’importaient désormais toutes ces mièvres choses à l’homme célèbre, l’homme du jour ! Elle sentait aussi dans son cœur une grande faim d’épanchement, d’intimité, d’entente secrète et mystérieuse… mais qui donc s’occupait de son cœur, de son pauvre cœur douloureux ? Où était-elle l’amoureuse amitié dont elle avait rêvé jadis les tendres confidences, les échanges délicieux entre leurs deux esprits ? Ah ! sa solitude morale était bien définitive ; Samuel ne comprendrait jamais sa suave conception de l’amour. Il ne chercherait pas à la comprendre. Il n’y avait pas, entre leurs âmes, cette secrète parenté qu’elle avait cru. Une rancune dans tout son être frémissait, se précisait contre son mari.

— Monsieur Saltzen demande si madame veut bien le recevoir, dit Hannah, en entr’ouvrant la porte.

— Mais oui, Hannah ! mais oui, répondit-elle vivement.

Et elle se rappela son rêve, Saltzen si triste, si émouvant :

« J’ai le mal de ceux qu’on n’a pas devinés. »

Son cœur battait un peu quand on introduisit le vieil ami.

— Ah ! je suis heureuse de vous voir enfin, docteur, fit-elle en lui abandonnant ses deux mains, dans une bienvenue à demi câline, oui, oui, bien heureuse.

— Et le grand homme ? dit-il, souriant.

Elle trouva dans ce sourire quelque chose de fiévreux, de factice et de découragé qui rappelait encore le songe de cette nuit. Puis, répétant la question amèrement :

— Le grand homme ! il n’est pas ici, bien entendu, il n’est jamais plus ici, jamais plus ! À peine si je le vois. Et vous aussi, vous vous faites rare, docteur, je vous attends depuis bien des jours* N’avez-vous pas été souffrant ?

— Moi ? non, non… je vous remercie, ma chère enfant.

Mais il avait beau dire, sa mine apparaissait changée, ses yeux éteints, la peau de son visage comme jaunie et fripée, et l’on devinait un abattement dans cet homme chez qui, d’ordinaire, une merveilleuse vitalité semblait éterniser la jeunesse. Il parut faire un effort pour dominer cette dépression.

— Eh bien, voici la Reine disparue ; que dites-vous de cela ? Pour moi, cette affaire est la plus tragique aventure. Certes, on ne fera pas croire à l’Europe que la Poméranie a égaré sa souveraine.

Et il s’efforçait à rire. Puis, repris par une mélancolie secrète, il reprit :

— Pauvre femme ! pauvre femme ! Quel sorti Quelle fuite ! Ce départ clandestin, après tant d’apothéoses ! Et nous ne la reverrons plus, c’est fini. Qui m’aurait dit l’autre jour quand nous la regardions à la tribune, si hautaine, si triste, si belle, que c’était la dernière fois !

— Ainsi, fit Madeleine, avec une gaieté factice, c’est la fuite de la Reine qui vous a bouleversé ?

— Bouleversé, non, mais j’en ai eu un léger chagrin. La vie est pleine de ces chagrins minimes qui nous atteignent légèrement, et seulement dans la mesure où nous avons déjà souffert. Ils sont comme ces poudres impalpables et anodines que les médecins nous ordonnent, et qui ne nous paraissent corrosives qu’en touchant les plaies à vif. Il y a des souffreteux, des meurtris, des écorchés, qui souffrent ainsi du contact de tout.

Il détourna son regard vers le foyer, en étendant au feu sa main maigre et plissée. Madeleine n’osait parler. Une grande émotion l’avait saisie à revivre si ponctuellement son rêve. Jamais encore il ne lui était arrivé de voir Saltzen souffrir à ce point. Elle avait lu en lui le secret très doux d’un amour qu’on doit taire, elle n’en avait jamais compris la torture. Et aujourd’hui seulement, devant ce vieil homme ravagé, abattu, qui laissait échapper sa première plainte, elle concevait soudain la poignante mélancolie de cette vie sans espoir. Sa propre peine lui donnait aussi cette clairvoyance spéciale de l’expérience douloureuse. Pauvre vieil ami ! il souffrait par elle ; elle était son supplice et son martyre. Sans raisonner, elle avait envie de tendre vers lui ses mains, lourdes de caresses retenues ; elle les aurait doucement posées, ainsi, jeunes et fraîches, sur ces mains de cinquante ans, sèches, maigres et crispées de chagrin. Oh ! oui, elle sentait bien, à cette heure, comme il l’aimait, comme il la chérissait suavement, noblement, dans la pureté de son infrangible silence. Au cours de leurs entretiens délicieux qui touchaient à tant de sujets délicats, à tant de choses d’âme, comme il savait rester muet sur l’invisible lien qui les tenait si près, si cœur-à-cœur ! Elle était encore plus émue. Elle se pencha :

— Monsieur Saltzen, je ne vous demande rien ; je vois que vous souffrez, je ne puis savoir de quoi ; mais vous, vous qui êtes un tel ami pour moi, vous devez savoir cette chose, que tout ce qui vous peine ne peut m’être indifférent, et que j’ai du chagrin, oh ! oui, bien du chagrin à vous voir si triste.

— Chère enfant, redit-il, chère enfant…

Il s’était redressé, la regardant étrangement.

— Non, vous ne pouvez pas savoir, reprit-il lentement. C’est une chose ancienne, très ancienne. Ma vie n’est pas gaie. Chaque jour en passant m’a laissé au fond de l’âme comme un précipité de tristesse, ainsi que diraient les chimistes, et au moindre trouble, tout cela s’agite et remonte. Mais vous ne pouvez pas savoir… Personne n’a su. J’étais fait pour être heureux comme tout le monde, je n’ai pas eu ma part, et voilà tout. Ma tristesse parfois me donne des joies parce que je l’aime, mais elle est atroce parce qu’elle est sans espoir. Que voulez-vous, c’est une chose très ancienne. Je m’y fais, doucement, chaque jour un peu plus ; jusqu’à la fin j’irai de la sorte.

Une joie intérieure inondait Madeleine, et cependant ses yeux se remplissaient de larmes. La nuit s’épaississait dans le grand salon sombre. Une pâle flambée des bûches jeta sur le visage de Saltzen un reflet rouge ; les yeux clairs et profonds du vieil homme s’étaient agrandis d’une tristesse sans mesure, et des sillons douloureux se creusaient en ses joues. Ah ! comme celui-là savait l’aimer ! Quel délice pour elle de lire en cette âme, de la pénétrer, de la sonder, de l’admirer, et quel chagrin de ne pas pouvoir un geste consolateur ! Elle tremblait ; ses mains tremblaient, ses lèvres, toute sa personne frêle. Rarement elle avait connu pareil émoi.

— Monsieur Saltzen… dit-elle tendrement.

Mais elle ne savait qu’ajouter, et pas un mot ne venait à ses lèvres.

— Bast ! laissez, fît-il avec un geste découragé, la peine des vieux, c’est si peu intéressant !

— Monsieur Saltzen, reprit Madeleine, plus tendre, plus insinuante et des caresses dans la voix, votre peine crée dans mon cœur une autre peine cruelle…

Brusquement il se retourna vers elle, plongeant en ses yeux, en ses longs yeux de bonté ; et elle souriait d’un mystique sourire affectueux, de ses lèvres longuement fendues comme pour des mots d’amour. Il eut un éclair dans le regard et levant ses deux poings crispés :

— Ah ! le Bonheur ! cria-t-il, le Bonheur !

Puis il retomba, le front dans ses mains, son grand corps infléchi, les coudes aux genoux. Il eut deux ou trois soubresauts des épaules, on eût dit des sanglots. Longuement Madeleine le regarda, elle sentait son cœur se gonfler et se fondre, puis ses yeux se fermèrent une seconde, et elle demeura un instant immobile, pâle, étourdie.

— En vérité, disait la voix du vieil ami qui la fit se reprendre en tressaillant, en vérité, ma pauvre enfant, je ne sais pourquoi je suis venu aujourd’hui vous peiner avec mes idées noires. Je suis un vieux fou, et ma punition sera que vous me jugiez tel. Qui n’a pas ses crises de mélancolie ! Mais on se doit et l’on doit aux autres de garder pour soi sa bile. Avouez que jamais vous ne m’aviez vu ainsi.

Madeleine, toute blanche, fuyait son regard,

— C’est vrai, docteur, jamais, jamais…

— Je suis resté beaucoup chez moi ces derniers jours, beaucoup trop. J’ai brassé de vieux souvenirs, on devrait se défendre cela. Le fardeau de ma vie n’est guère autre que celui de ma solitude, et je l’aime pourtant cette solitude, la discrète épouse des vieux garçons…

Il se ressaisissait, palliant sa faiblesse d’un instant par un regain d’entrain et de vitalité :

— Assurément, l’un de mes malades m’aurait fait semblable sortie que je l’eusse traité pour dyspepsie. Vive les bons estomacs, ils n’ennuient pas leurs amis du récit de leurs peines. Je suis confus de m’être montré stupide devant vous. Ah ! les femmes ont bien autrement de mesure ! Combien de fois vous ai-je vue souffrir, mais si discrètement, si noblement !…

Madeleine ne le suivait plus. Par un brusque élan, son cœur était retourné à Samuel dans une impétuosité désolée et repentante, Samuel, l’époux adoré, qu’elle avait oublié là, une minute, en regardant souffrir le vieil homme, Samuel à qui appartenaient toutes ses pitiés, toutes ses tendresses, toutes ses émotions, et qu’elle avait abandonné un instant, en pensée, pour savourer l’autre amour. Un scrupule affreux la dévastait. Toute son âme et tout son corps appelaient Samuel. Un froid coulait en elle, et elle se réfugiait dans le souvenir de son mari, comme un être transi court à la maison tiède.

Saltzen continuait de parler, et elle, d’écouter sans entendre. Elle surprit seulement sa pensée au moment où il disait :

— Il vous laisse seule, et vous en êtes triste, je le vois, mais vous devez lui pardonner.

— Oh ! tout, tout ! s’écria-t-elle, je lui pardonnerai tout.

Et Saltzen la trouvait étrange, humble, timide et fuyante.