Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 011

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 23-29).

11.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 12 janvier 1765.

Depuis votre Lettre du 13 novembre, mon cher et illustre ami, ma santé, quoique beaucoup meilleure qu’elle n’était l’été dernier, a eu encore des alternatives de bien et de mal qui m’ont forcé de me ménager sur le travail et qui m’ont empêché de vous faire réponse plus tôt. Je ne pourrai même vous répondre que d’une manière imparfaite sur les différents points de votre Lettre ; mais, enfin, je ne veux pas tarder plus longtemps, ne fût-ce que pour vous engager à me donner de vos nouvelles et de celles de vos travaux. La déclaration que l’Académie a faite au sujet du programme consistait à dire qu’elle ne prétendait point exclure l’action du Soleil des causes des dérangements des satellites, surtout en tant que cette action doit produire dans les nœuds un mouvement rétrograde qui doit être combiné avec celui que l’action des satellites peut occasionner. Je voulais qu’elle donnât un autre programme, ayant démontré, dans un Mémoire que j’y ai fait lire, que celui-là n’avait pas trop le sens commun mais elle n’a pas voulu, per la dignità, avouer si pleinement sa sottise.

Nous voilà donc d’accord sur les courbes vibrantes, au moins quand la courbe initiale est exprimée par une équation. Il me semble qu’à plus forte raison nous devons l’être quand cette courbe n’a pas d’équation car : 1o si elle est tracée au hasard, comment s’assurera-t-on que, dans cette courbe, ne fait de sauts en aucun endroit ? La solution serait donc alors illusoire, puisqu’on ne pourrait jamais assurer qu’elle serait bonne. 2o Pour que ne fasse de sauts nulle part, il faut, ce me semble, que la courbe ait pour équation

en prenant l’origine en un point quelconque, et que, en la prenant au point où on ait

Or, si la courbe doit être regardée comme une suite d’arcs de cercle infiniment petits (supposition toujours légitime), et que ces arcs de cercle ne soient reliés entre eux par aucune équation continue, il me paraît évident qu’alors l’équation

n’aura pas lieu et que fera quelque saut.

Il est bien vrai que ma méthode pour intégrer les équations de la précession des équinoxes peut être justifiée ; mais il me semble que, pour avoir le cœur bien net sur cela, il faut s’y prendre, comme je vous l’ai indiqué, par une intégration rigoureuse et générale, sans quoi on ne peut être sûr de ce qu’on fait. Cette discussion peut faire la matière d’un Mémoire intéressant, qui aura sa place, à ce que j’espère, dans mon quatrième Volume.

À l’égard de mes idées pour expliquer la libration, voici ce que je puis vous en dire à bâtons rompus : 1o Je n’y ai eu recours que parce qu’il me semble que votre méthode, quoique très-ingénieuse et très-belle, ne sauve point les arcs de cercle et, par conséquent, n’empêche point qu’à la longue la Lune ne dût nous présenter toutes ses faces. 2o Il est vrai qu’elle suppose (ma méthode) une équation entre les constantes du calcul, c’est-à-dire que, la position du premier axe de rotation étant donnée, il faut supposer une certaine vitesse de rotation dépendante de cette position. Mais il y a au moins cet avantage que la position est arbitraire dans le premier axe de rotation, pourvu qu’elle diffère peu de celle de l’axe de figure et que, d’ailleurs, on ne peut ni ne doit supposer dans ce cas que l’équateur soit une ellipse, mais seulement un cercle. 3o À l’égard de ce que vous ajoutez que je n’ai pas dû supposer mais je pense que ma supposition est au moins aussi légitime que la vôtre. Car, en premier lieu, supposons et il faut que, quand la planète aura fait une révolution entière, c’est-à-dire quand sera elle représente la même face au spectateur ; or, pour cela, il faut que et non pas En second lieu, si vous auriez ce qui n’est pas nécessaire, car alors, quel que soit la planète présenterait toujours la même face, en supposant au moins Il est vrai que, dans ce cas de il est impossible d’empêcher que la planète ne montre toutes ses faces, au moins si c’est-à-dire si l’axe demeure toujours parallèle à lui-même et sur le plan de l’orbite. Mais c’est un inconvénient commun à toutes les solutions. Votre théorème sur

est charmant ; j’ai trouvé moyen, ce me semble, de le généraliser beaucoup par les considérations suivantes :

1o Soit

on aura

[1],

étant le plus petit des angles qui ont pour sinus et pour cosinus, et pour rayon et des nombres entiers quelconques, et des nombres entiers tous deux pairs ou tous deux impairs. Si alors ce qui revient à votre cas ; et pour lors et peut être tel nombre entier qu’on voudra. Je tire ce théorème de ma méthode pour trouver la valeur de donnée dans mon Traité des vents[2] et ailleurs.

2o De là je conclus aisément que, au lieu de votre terme je puis mettre

et ayant les conditions susdite. Je puis même mettre

étant un entier positif ou négatif, et une constante quelconque. Je puis même encore, à ce qu’il me semble, mettre

pourvu que et ayant les propriétés susdites.

3o Je pourrai aussi mettre tant de termes qu’on voudra de cette forme

étant des constantes quelconques et ayant les conditions susdites.

4o Au lieu de ces termes je pourrai mettre (nombre dont le ) élevé à des puissances dont ces termes sont les exposants.

5o Je pourrai de même former une quantité où tous ces termes, exponentiels ou non, seront ajoutés, soustraits, multipliés, divisés les uns par les autres comme on voudra. Dans tous ces cas, j’aurai la formule

6o Pour avoir maintenant le cas où le deuxième membre est je n’ai qu’à prendre tant de termes que je voudrai,

que je ferai égaux à ce qui donne

et ainsi du reste. Je ne doute pas même que cette méthode ne puisse être encore poussée plus loin, et je vois clairement qu’on résoudrait aussi le problème si l’on avait

et, en général,

étant quelconques, réels ou imaginaires.

Je ne suis point éloigné de penser, comme vous, que le problème de

peut se résoudre en général ; on peut même en donner une espèce de démonstration en supposant et remarquant que l’équation devient alors

qui est une série infinie, etc., d’où l’on peut tirer la valeur de en série. Mais il est bon de remarquer aussi que la solution est illusoire si fini et donne en quelque point, comme il arrive dans le cas de et dans mille autres, car vous trouverez aisément que dans ce cas sera pour toutes les courbes. Donc, alors, ou le problème serait indéterminé, ou les particules du fluide décriraient des courbes semblables à la courbe des parois. Or vous verrez aisément que cela est impossible. La solution est donc illusoire, quoique bonne géométriquement.

Quoique j’aie peu pensé au problème des trois corps, j’ai aussi trouvé une méthode assez simple pour intégrer l’équation sans être obligé de substituer à chaque opération la valeur précédente du rayon vecteur. En voici un essai sur l’équation

Je remarque que chaque terme de doit donner dans l’intégrale

c’est pourquoi, ayant le premier terme de je mets d’abord à droite et à gauche

et au-dessous de les deux termes

Ensuite, à droite et à gauche de chacun de ces nouveaux termes, j’en mets deux autres qui sont égaux à ces nouveaux termes multipliés par et divisés par étant à l’angle précédent augmenté de doit aussi être ajouté à l’angle après le signe Les termes qui donneraient au dénominateur, je les mets à

part, et j’ajoute le numérateur dans le terme après avoir divisé ce numérateur par le coefficient de dans l’intégrale déjà trouvée.

Voilà, mon cher et illustre ami, une longue Lettre et des idées bien informes. Telles qu’elles sont, je vous prie de les regarder comme une marque du plaisir que j’ai à m’entretenir avec vous. Il ne me reste de papier que pour vous embrasser de tout mon cœur en vous demandant la continuation de votre amitié.


  1. Il y a dans ces formules une inadvertance qu’il ne nous a point paru nécessaire de corriger.
  2. Réflexions sur la cause générale des vents, 1747, in-4o.