Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 012

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 29-32).

12.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 26 janvier 1765.

Votre long silence, mon cher et illustre ami, m’avait bien alarmé ; je craignais qu’un nouveau dérangement de votre santé n’en fût la cause, et je vois en effet, par votre Lettre, que mes craintes n’étaient que trop justes. Mais êtes-vous bien rétabli à présent ? Vous ne m’en dites rien ; cela me rend fort inquiet. Il me semble que le voyage d’Italie vous ferait grand bien quand la santé est une fois dérangée, il n’y a qu’une forte secousse qui puisse la rétablir ; j’en parle d’après ma propre expérience.

Je suis sans doute d’accord avec vous sur les cordes, vibrantes quand la courbe initiale peut être représentée par une équation ; mais il me semble que cette condition n’est pas nécessaire pour que l’on ait aux deux extrémités de la corde, et que cette quantité ne fasse de saut en aucun endroit, ce qui est la seule condition que ma théorie exige dans la courbe initiale. Il est vrai que je ne vois pas trop comment on pourrait s’assurer que cette condition fût observée dans une courbe tracée au hasard ; mais il suffit que la chose soit possible pour qu’elle puisse avoir lieu dans la nature, et il me semble qu’il serait sans cela presque impossible de rendre raison des phénomènes des cordes sonores, qui sont d’ailleurs si bien d’accord avec la théorie. Au reste, j’ai trouvé, par une méthode tout à fait directe, que la condition dont nous parlons ne peut avoir lieu dans une courbe à équation, à moins qu’elle ne soit représentée par

L’équation

que je vous ai objectée, n’est pas chez moi une simple hypothèse, mais une conséquence de mes calculs ; d’ailleurs cette équation n’est qu’approchée, et elle suppose presque droit ; ainsi votre difficulté tombe d’elle-même. Au reste, si mes calculs donnent des arcs de cercle, je crois que c’est moins un vice particulier de ma théorie qu’une imperfection commune à ces sortes de solutions par approximation mais, au moyen de ma nouvelle méthode, j’espère pouvoir traiter ce sujet d’une manière plus exacte que je ne l’ai fait.

Votre théorème sur

et les conséquences que vous en tirez m’ont enchanté ; ce que je vous ai envoyé là-dessus n’est qu’un cas particulier d’une solution générale par laquelle on peut trouver dans cette équation,

étant une fonction quelconque de et et cette solution elle-même n’est aussi qu’un cas particulier d’une méthode d’intégration par laquelle je tire la valeur complète de de cette équation du degré


( étant des fonctions quelconques de ), en supposant que je connaisse ou au moins valeurs particulières de dans l’équation

Ceci fera la matière d’un Mémoire que j’insérerai dans le troisième Volume de nos Mélanges. Votre méthode pour intégrer l’équation du problème des trois corps, est extrêmement simple et commode ; je vous enverrai la mienne, qui en est totalement différente, dès que vous me paraîtrez le souhaiter ; je puis me flatter d’avance qu’elle ne vous déplaira pas.

Notre Société se prépare à faire imprimer un nouveau Volume ; voudriez-vous lui faire l’honneur de décorer cet Ouvrage de votre nom ? Cela ferait assurément ici un grand effet, et je ne doute pas qu’il ne hâte beaucoup son établissement. Envoyez-nous quelques-uns de vos papiers ; je les mettrai en ordre et je les ferai imprimer avec tout le soin possible.

Je ne sais si vous savez qu’on doit donner ici une édition de tous les Ouvrages du célèbre Leibnitz[1] on m’a chargé de la partie mathématique, soit pour l’arrangement des pièces, soit pour les éclaircissements qui paraîtront nécessaires. On voudrait aussi que j’y ajoutasse deux mots en forme de préface[2] sur la nature et l’invention des nouveaux calculs ; mais je n’ai ni le talent ni l’exercice nécessaires pour ces sortes de choses. Si je ne craignais de faire une indiscrétion, je vous prierais de vouloir bien vous en charger ; il est certain que personne au monde n’y réussirait mieux que vous, et la mémoire du célèbre Leibnitz mériterait bien un pareil témoignage de reconnaissance de la part de l’un des premiers géomètres de notre siècle.

Adieu, mon cher et illustre ami, portez-vous bien et conservez-moi votre précieuse amitié.


  1. Cette édition, dédiée à Georges III d’Angleterre, fut publiée à Genève en 1768, en 6 vol in-4. Dans la préface générale placée en tête du premier Volume par l’éditeur Dutens, on lit ce qui suit (p. iv) « Ludovico etiam de la Grange placuit in partem curarum mecum venire, in iis præsertim, quæ ad Mathesin pertinebant. Utinam ei, gravissimis occupationibus districto, majorem mihi operam præstare licuisset ! Summa certe, et quantam maximam Respublica literaria optare potuisset, ex præstantissimi mathematici lucubrationibus facta fuisset ad hoc opus accessio. »

    Louis Dutens, né à Tours de parents protestants, le 16 janvier 1730, mort à Londres le 23 mai 1812.

  2. Dutens s’excuse, dans la préface du troisième Volume, consacré aux Œuvres mathématiques de Leibnitz, de ne pas pouvoir donner une préface rédigée par Lagrange, comme il l’avait promis aux lecteurs mais les occupations de celui-ci l’ont empêché de se livrer à ce travail.