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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 014

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 36-38).

14.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 20 mars 1765.

Mon cher et illustre ami, je vous remercie de votre Lettre du 2 ; elle est toute pleine d’amitié et de confiance, et calme un peu mes inquiétudes sur votre santé ; je crois que vous avez bien fait de renoncer aux remèdes des médecins ; votre estomac, délabré par le travail, ne veut pas être tracassé, et il ne lui faut, à mon avis, que du régime et du repos.

Je brûle de voir votre Histoire de la destruction des Jésuites. Il n’y en a encore ici qu’un exemplaire, que je sache ; il est entre les mains du cardinal delle Lanze[1] ; mais nos libraires ne seront pas longtemps sans en recevoir, pourvu néanmoins qu’ils ne tombent pas entre les griffes d’une certaine bête qui guette toujours avec une extrême vigilance tous les Livres nouveaux, et surtout ceux qui viennent de delà les monts. Au reste, comme cet Ouvrage est plutôt contre que pour les Jésuites, il est à espérer qu’il trouvera grâce devant nos fous en istes[2] et qu’ainsi on le laissera passer librement.

Je recevrai avec le plus grand plaisir le Mémoire dont vous voulez bien honorer notre troisième Volume[3]. La forme que vous croyez devoir lui donner, pour éviter toutes tracasseries, n’en est que plus honorable pour moi et peut-être aussi plus convenable à l’état présent de notre Société. Vous pouvez prendre pour cela autant de temps que vous voudrez ; nous ne sommes nullement pressés.

Je vous remercie de la Lettre de Leibnitz que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; je l’ai déjà mise à sa place dans le recueil des pièces mathématiques de l’auteur, que j’ai entre les mains. Je souhaitais fort que vous voulussiez vous charger d’y faire une Préface, car il risque de n’en avoir aucune, ou bien, ce qui serait encore pis, de n’en avoir qu’une mauvaise mais les excuses que vous alléguez sont très-bonnes, et je n’ai garde de m’y opposer.

J’ai lu le Mémoire de M. Daniel Bernoulli sur la théorie des tuyaux d’orgues[4] ; il n’a fait que délayer dans un long verbiage ce que j’avais mis, dans quelques formules algébriques, dans mes deux Mémoires sur le son ; encore ne l’a-t-il fait qu’imparfaitement et dans le seul cas particulier de l’isochronisme des vibrations. Cependant il a le front de dire qu’il n’a trouvé dans aucun Traité les vibrations de l’air exactement décrites ; mais je lui donnerai bien sur les doigts.

Votre méthode pour intégrer l’équation

est très-belle ; la mienne en est totalement différente et elle a l’avantage de donner tout d’un coup la valeur de moyennant quoi l’on peut aussi l’appliquer aux équations infinies.

Quant à ce que vous m’objectez à l’égard de l’équation

je n’insisterai pas davantage sur ma prétention ; outre que je n’ai point de copie de ma pièce sur la libration, j’ai si bien oublié tout ce que j’ai écrit sur ce sujet, que je ne me souviens presque plus de l’avoir traité ; mais j’espère y revenir quelque jour, et je remets à ce temps-là notre discussion. À l’égard de celle qui roule sur les cordes vibrantes, elle est maintenant réduite à un point qui échappe, ce me semble, à l’analyse. Au reste, j’ai trouvé par une voie tout à fait directe qu’en admettant dans la figure initiale les conditions que vous y exigez, la solution se réduit à celle de

M. Bernoulli, savoir :
et j’ai peine à croire que celle-ci soit la seule qui puisse avoir lieu dans la nature. D’ailleurs, les phénomènes de la propagation du son ne peuvent s’expliquer qu’en admettant les fonctions discontinues, comme je l’ai prouvé dans ma seconde dissertation.

Je suis fort affligé de ce que vous me dites sur l’impossibilité de votre voyage d’Italie, et je ne renonce qu’avec le plus grand regret à la douce espérance que j’avais conçue de vous revoir bientôt ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. Adieu, mon cher et respectable ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Charles-Victor-Amédée delle Lanze, de Turin, créé cardinal en 1747.
  2. Voir plus haut, p. 34.
  3. Voir plus haut, p. 34.
  4. Voir plus haut, p. 33, note 1.