Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 013

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 32-35).

13.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 2 mars 1765.

Mon cher et illustre ami, ma santé est beaucoup meilleure, mais elle a encore éprouvé des alternatives, depuis deux mois, qui m’obligent à observer un grand régime, surtout par rapport au travail. Je suis comme sûr de la rétablir, au moyen de ce que j’ai renoncé non-seulement aux remèdes des médecins, mais encore au genre de vie qu’ils m’avaient conseillé et qui ne valait pas mieux. Il faut avouer que la Médecine est une belle chose ; je la regarde comme au-dessous de la Théologie.

J’ai bien de la peine à croire qu’une courbe tracée au hasard et sans aucune équation possible soit telle que n’y soit jamais fini ni infini à l’origine et n’y fasse jamais de saut nulle part. Il suffit d’ailleurs qu’il soit impossible de démontrer le contraire pour que la solution soit illusoire dans ce cas-là ; et, à l’égard de ce que vous ajoutez qu’il n’y a pas moyen d’expliquer autrement que par cette supposition les phénomènes des cordes sonores qui s’accordent avec la théorie, je vous répondrai ce que j’ai déjà dit ailleurs que, pour l’ordinaire, la première figure de la corde vibrante est un triangle, qui est exclu par vous-même de la solution. À cette occasion, je vous invite à lire les notes que Daniel Bernoulli a mises contre vous (et un peu contre moi) dans notre Volume de 1762[1], qui vient de paraître. Elles sont un peu impertinentes, mais il vous donne beau jeu et à moi aussi, et j’espère bien, pour ma part, lui en dire deux mots quelque jour.

Il me semble que l’équation

ne résulte point de votre théorie ; j’y trouve bien l’équation

à laquelle vous parvenez dans votre excellente pièce et qui résulte aussi de mes formules ; mais l’équation

ne résulte pas de celle-là, et il me semble qu’il est nécessaire que ne se trouve point dans cette équation pour que la Lune nous tourne toujours à peu près la même face ; car, quand même différerait peu de l’unité, serait fort différent de au bout d’un grand nombre de révolutions.

J’ai donné, dans la première édition de mon Traité de Dynamique[2], une méthode pour intégrer l’équation

qui me fournit un moyen très-simple d’intégrer l’équation

lorsqu’on a valeurs de en dans le cas de Soit étant une de ces valeurs et une indéterminée variable ; j’aurai

et, substituant, il me viendra une équation du degré qui n’aura

d’inconnue que et point de terme où soit donc, faisant j’aurai une équation du degré où j’aurai valeurs de dans le cas de puisque ou a valeurs connues (hyp.) et par conséquent ou donc, en continuant ainsi, j’arriverai à une équation de cette forme

qui est évidemment intégrable.

Je voudrais fort pouvoir faire ce que vous désirez par rapport à la Préface des Œuvres de Leibnitz ; mais, sur l’invention et la nature du Calcul différentiel, je ne pourrais guère que répéter ce que j’ai dit au mot Différentiel de l’Encyclopédie. Vous m’avez dit, ce me semble, avoir sur cela des vues dont vous aurez occasion de faire part au publiè dans cette Préface. D’ailleurs, le régime que je suis obligé d’observer ne me permet pas ce surcroît d’occupations, d’autant que j’ai plusieurs choses de différent genre sur le métier, auxquelles je donne tous les moments dont je puis disposer. Vous recevrez, à ce que j’espère, bientôt l’Histoire de la destruction des Jésuites[3], que j’ai fait imprimer à Genève, non pas celle que je vous ai lue, mais le même fond avec beaucoup d’adoucissements. J’ai tâché d’y mettre en finesse ce que j’avais mis en force dans l’autre, et je crois que le diable et la Société, et tous les fanatiques, jansénistes, molinistes, augustinistes, congruistes et autres fous en istes, n’y perdront rien.

À l’égard de ce que vous me proposez, mon cher et illustre ami, d’insérer un Ouvrage de ma façon dans vos Mémoires, c’est un honneur auquel je suis très-sensible et auquel je désire fort de pouvoir répondre. Mais comme je veux éviter les tracasseries avec l’Académie, où je ne donne point de Mémoires par les raisons que je vous ai dites, et même avec l’Académie de Berlin, où depuis longtemps je n’en envoie pas non plus, voici ce que je pourrais faire ce serait de vous écrire une grande Lettre où je traiterais fort sommairement différentes matières et où (ce qui est plus important et plus cher pour moi) j’aurais occasion de vous rendre, sans avoir aucun air de flatterie, la justice que vous méritez. Vous pourriez donner à cet écrit le titre d’Extrait de différentes Lettres de M. d’Alembert à M. de la Grange[4] ; ce serait comme une espèce d’analyse des principales choses que je dois traiter dans le quatrième Volume de mes Opuscules. Voyez si cela vous convient, et, en ce cas, dites-moi dans quel temps il faudra que cela soit prêt. Vous pouvez compter sur ma parole, pourvu que j’aie du temps devant moi, car je ne veux ni ne puis me presser ; ma santé ne me permettant pas un long travail de suite sur la même matière.

J’oublie de vous dire que j’ai trouvé dans mes paperasses une vieille Lettre de Leibnitz à Varignon, bien authentique et signée de sa main. Elle ne vaut pas grand’chose, mais je vous l’envoie pour en faire l’usage que vous jugerez convenable[5]. Encore une fois je voudrais fort vous faire le plaisir que vous me demandez au sujet de la Préface mais cette besogne me rit peu, surtout dans un moment où j’ai beaucoup de choses commencées et peu de temps pour les finir. Adieu, mon très-cher et très-digne ami vous avez bien raison de dire qu’fun voyage (et surtout en Italie) serait peut-être le plus sûr et le plus prompt moyen de me rétablir ; mais il faudrait pour cela être assez à mon aise pour faire le voyage tout seul, car je ne veux point de compagnon. M. Watelet seul me convenait, et je n’en retrouverais pas aisément un autre. Or, il s’en faut beaucoup que je sois en état de voyager sans me gêner. C’est tout ce que je puis faire, avec les charges que j’ai, d’attraper le bout de l’année en vivant avec beaucoup d’économie je ne m’en plains pas, car vous êtes encore plus maltraité dans votre pays que je ne le suis dans le mien. Il faut s’en consoler.


  1. Voir le Mémoire de Bernoulli intitulé : Recherches physiques, mécaniques et analytiques sur le son et sur le ton des tuyaux d’orgues différemment construits, dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1762. Les notes auxquelles d’Alembert fait allusion se trouvent aux pages 432, 437 et 441.
  2. La première édition de ce Traité est de 1743. Il a été réimprimé en 1758 et 1796.
  3. Le Livre est intitulé : Sur la destruction des Jésuites en France, par un auteur désintéressé. Sans lieu d’impression, mdcclxv ; in-12.
  4. C’est en effet le titre qui fut adopté par Lagrange.
  5. Cette Lettre sur les Inclinations centrales est insérée dans le Tome III de l’édition de Leibnitz, de Dutens, page 404, avec la mention suivante : Communiquée à l’éditeur par M. d’Alembert.