Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 019

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 45-47).

19.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 28 septembre 1765.

Je vois par votre Lettre, mon cher et illustre ami, que vous avez ignoré la maladie dangereuse qui m’a mis aux portes du tombeau. C’était une inflammation d’entrailles, qui m’était comme annoncée depuis longtemps par le dérangement de mon estomac. Je suis guéri ou plutôt convalescent, mais il me reste encore de l’insomnie et beaucoup de faiblesse ; toute application m’est interdite. Cependant, comme j’ai encore près de trois mois devant moi, j’espère vous tenir la parole que je vous ai donnée et vous envoyer un Mémoire en forme de Lettre dans le mois de décembre prochain au plus tard. J’ai vu la mort avec beaucoup de tranquillité, et je suis tout fait, à présent, à la recevoir quand elle voudra. Ce qui me pique, c’est l’impertinence qu’on a eue dans quelques gazettes étrangères de dire que le refus de la pension m’a donné cette maladie. Il est vrai que j’ai été offensé de ce refus, mais non jusqu’à en être malade ni même fort affligé. Le public et mes confrères m’ont d’ailleurs assez vengé, et cela suffisait pour ma consolation. L’Académie a fait une seconde démarche en ma faveur auprès du ministre qui, depuis plus d’un mois, ne lui a fait aucune réponse ; mais c’est encore faussement qu’on a dit dans les gazettes que j’avais enfin cette pension ; elle viendra quand elle voudra et je n’y pense plus.

Votre manière de dégager l’imaginaire de l’équation

me paraît très-curieuse j’entrevois différents moyens de parvenir à cette formule ou à quelque autre équivalente. Mais je ne me permets pas même d’y penser ; je ne veux pas m’occuper de Géométrie avant trois mois, si ce n’est pour chercher dans mes paperasses de quoi composer la Lettre que je vous ai promise. Cette raison ne m’a permis encore que de jeter légèrement les yeux sur votre pièce au sujet des satellites ; je ne suis pas aussi difficile que vous et je suis très-content du peu que j’en connais. Vous verrez dans ma théorie de la Lune (p. 35 et suiv., 178 et suiv., 242 et suiv.) que j’ai aussi prévu les cas qui doivent donner faussement des arcs de cercle et pujs j’ai donné un moyen simple d’y remédier ; ce que j’ai dit à cette occasion pour l’équation du centre s’applique aisément à l’inclinaison quand la même difficulté aura lieu.

M. Dutens, qui m’a apporté votre Lettre, n’a fait qu’une apparition à Paris. Je l’ai vu et j’ai été charmé de le connaître. Il reviendra cet hiver et je compte bien le cultiver davantage, et comme votre ami et comme un homme de mérite.

Connaissez-vous un Livre italien, Dei delitti e delle pene[1], fait par un gentilhomme milanais qui me paraît penseur et vertueux ? Adieu mon cher ami, ma faiblesse ne me permet pas de vous en dire davantage. Comptez sur ma parole, sur mon amitié et sur tout l’intérêt que je prends à ce qui vous regarde. Je vois qu’on ne vous traite pas mieux dans votre pays qu’on ne me traite dans le mien ; mais les étrangers vous rendront justice. Elle vous est encore plus due qu’à moi, qu’ils traitent avec tant de bonté. Je vous embrasse de tout mon cœur. Vous auriez perdu dans moi l’homme du monde qui vous aime et qui vous estime le plus.


  1. C’est le célèbre Traité du marquis de Beccaria, né à Milan le 15 mars 1738, mort le 28 novembre 1794. Il avait paru l’année précédente à Milan.