Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 082

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 175-179).

82.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 13 juillet 1770.

Il serait difficile, mon cher et illustre ami, de publier la pièce d’Euler, parce que l’imprimeur ne voudrait pas, je crois, la vendre séparément je verrai cependant ce qu’il sera possible de faire là-dessus,

rayons Terre-Lune
rayons Terre-Lune

mais en attendant je puis vous donner une idée de la pièce. Soient la Terre et le rayon de l’orbite lunaire, rapportée à l’écliptique. M. Euler cherche d’abord l’équation différentielle de l’orbite par rapport à deux coordonnées de position constante ; il transforme ensuite ces deux coordonnées en deux autres étant dirigée vers le Soleil ; ensuite il tire telle que l’angle soit égal à l’élongation moyenne de la Lune à l’opposition du Soleil, et il a deux nouvelles coordonnées il appelle étant la distance moyenne de la Lune, et et il par le moyen des équations précédentes, deux équations différentielles du second ordre dont et sont les premiers termes, et qui sont assez compliquées.

Toutes ces réductions et transformations occupent huit grandes pages d’une écriture assez serrée. Il remarque ensuite, ce qu’il est facile de voir, que la longitude vraie de la Lune est égale à la longitude moyenne, plus l’équation du centre du Soleil, plus l’angle dont la tangente est c’est-à-dire l’angle Il intègre ensuite les équations différentielles en et  : 1o en n’ayant égard qu’à la variation, c’est-à-dire à l’élongation de la Lune au Soleil ; 2o en n’ayant égard qu’à l’excentricité combinée avec l’élongation ; 3o en ayant égard à la latitude de la Lune, ce qui lui donne une troisième équation différentielle du deuxième ordre en étant la distance de la Lune à l’écliptique, et sur ce point sa méthode revient, ce me semble, à la vôtre, par laquelle vous vous passez des deux équations du mouvement des nœuds et de l’inclinaison ; après quoi il cherche les inégalités qui, dans l’expression de et de dépendent de l’inclinaison de l’orbite ; 4o il cherche ensuite les termes qui dans et dépendent de la parallaxe du Soleil ; 5o enfin il cherche celles qui dépendent de l’excentricité de l’orbite de la Terre. Pour ces différentes intégrations, il n’emploie d’autre méthode que celle des coefficients indéterminés, sans aucun artifice particulier ; par exemple, pour les inégalités qui viennent de l’élongation, il fait d’abord étant l’élongation moyenne, et il trouve par des approximations successives de nouveaux termes qui contiennent et etc. Pour les inégalités qui dépendent de l’excentricité de l’orbite, il fait d’abord et étant l’anomalie moyenne, et il trouve ensuite par des approximations réitérées les termes qui ont pour arguments Vous voyez assez par là l’esprit général de la méthode pour déterminer les autres inégalités.

M. Euler prétend qu’il y a beaucoup d’avantage à introduire cet angle, dont la tangente est c’est ce que je ne vois point du tout au contraire, le calcul analytique me paraît en devenir plus compliqué, et l’expression de cette tangente est incommode pour les Tables astronomiques, qui doivent donner l’angle immédiatement. Elle est encore incommode, ce me semble, pour l’expression du rayon vecteur, qui devient alors Il est, ce me semble, bien plus simple, et pour l’analyse et pour le calcul astronomique, d’avoir l’équation entre le rayon vecteur et le mouvement moyen, sans aller chercher cette tangente M. Euler insiste aussi beaucoup sur l’avantage d’avoir introduit dans le calcul l’élongation moyenne de la Lune à l’opposition du Soleil ce qui met, dit-il, en état de déterminer les inégalités par des angles proportionnels au temps. Mais, outre qu’il n’est pas le premier qui ait imaginé de déterminer immédiatement les inégalités par le mouvement moyen, idée qui se présente d’ailleurs assez naturellement, il est aisé, ce me semble, de suivre cette méthode sans avoir besoin de la tangente et sans compliquer le calcul.

À l’égard des équations incertaines par le peu de convergence des approximations, par exemple de celles qui auraient pour arguments ou étant l’argument de la latitude, M. Euler n’entre là-dessus dans aucune discussion. On ne trouve pas même dans ses formules l’argument ( étant l’anomalie moyenne du Soleil), qui est un des plus délicats à traiter, pour l’expression surtout du rayon vecteur. Enfin il n’effleure pas même l’article de l’équation séculaire, et il se contente de dire à la fin de son Mémoire qu’il paraît bien constaté que l’équation séculaire du mouvement de la Lune ne saurait être produite par les forces de l’attraction.

Voilà, mon cher et illustre ami, un précis assez fidèle de ce Mémoire, et je vous laisse à juger si l’Académie a été injuste dans le parti qu’elle a pris. Elle aurait plutôt à se reprocher trop d’indulgence que trop de rigueur. J’oublie de vous dire que quelques-uns de nos astronomes, ayant calculé des lieux de la Lune d’après les formules de M. Euler, ont trouvé des différences énormes avec les lieux observés.

Toutes ces considérations doivent vous déterminer à nous envoyer une pièce pour le prochain concours, et j’en augure beaucoup mieux d’avance que de tout le fatras de calcul de M. Euler. J’oublie de vous dire qu’il attaque les méthodes connues, en ce qu’on y détermine, dit-il, les équations partielles indépendamment l’une de l’autre ; mais, ou je n’entends rien à ce reproche, ou vous devez voir par le détail ci-dessus que son analyse est dans le même cas et que sa méthode d’approximation pour les intégrales n’a rien de particulier. Pour moi, je ne reviens point de mon étonnement qu’un si grand géomètre ait annoncé si peu de chose avec tant d’emphase, et je suis bien impatient de savoir si vous en jugez de même d’après le détail que je viens de vous faire.

En voilà assez sur M. Euler. Je viens présentement à vous, mon cher ami ; je vois avec frayeur et avec chagrin que vous avez tous les ans une maladie grave, occasionnée certainement par l’excès du travail. Ménagez-vous, je vous en supplie, et n’apprenez point comme moi, par une cruelle expérience, combien il est triste d’être obligé de se priver de toute occupation ; je suis toujours dans ce malheureux état, et il se joint à cela d’autres sujets de chagrin qui me conduisent lentement où vous savez. Si ma fortune me le permettait, j’entreprendrais le voyage d’Italie ; mais cela m’est impossible dans les circonstances présentes, où nos pensions ne sont point payées, et où j’ai bien de la peine à vivre même sans me déplacer et en usant de la plus grande économie. J’ai quelques recherches commencées que je voudrais bien finir avant de descendre aux sombres bords ; mais il n’y faut pas penser. Heureusement, vous dédommagerez la Géométrie avec usure de ce qu’elle perdra en moi, de ce qu’elle a perdu dans Clairaut, et de ce qu’elle est prête à perdre dans Euler et Bernoulli.

C’est avec bien du regret que je n’ai pu encore lire vos deux Mémoires de 1767 ; cela me serait impossible dans la situation où je suis ; j’ai pourtant pris à bâtons rompus une idée générale de votre méthode pour la résolution des équations, qui, autant que j’en puis juger, me paraît très-belle et très-simple. Il me serait, ce me semble, plus facile, surtout à présent, de prendre la Lune avec les dents que d’en faire autant. M. de Condorcet est hors de Paris depuis deux mois. Adieu, mon cher et illustre ami faites mes compliments et presque mes adieux à tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi. Je verrai si le reste de la belle saison (qui n’est pas encore trop venue, car il fait un temps horrible) raccommodera ou soulagera ma tête ; si elle est dans le même état à la fin d’août, j’essayerai peut-être de la saignée, car il y a, je crois, tout à la fois rhumatisme dans la tête et défaut de circulation au dedans. Adieu je vous demande pardon de vous entretenir si tristement et je finis en vous embrassant de tout mon cœur. Dites, je vous prie, à M. Bitaubé que je lui répondrai incessamment et que M. et Mme de Bruas, dont il est en peine, se portent bien.