Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 081

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 173-175).

81.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 17 juin 1770.

Pardonnez-moi, mon cher et illustre ami, si je n’ai pas répondu plus tôt à votre dernière Lettre ; j’ai eu une espèce de fièvre chaude qui m’a duré plusieurs jours et qui, par l’abattement où elle me mit d’abord, me donnait lieu de craindre que ce ne fût une fièvre maligne ; mais, Dieu merci, j’en ai été quitte à assez bon marché, et je me porte actuellement très-bien. L’arrangement que vous avez pris par rapport au prix me paraît excellent je suis très-aise que M. Euler ait été au moins en partie récompensé de son travail et de sa bonne volonté. Il est vrai qu’il y a eu un peu de fanfaronnade dans la démarche qu’il a faite d’écrire des lettres-circulaires à toutes les Académies pour leur annoncer sa prétendue solution du problème des trois corps ; mais aussi la déclaration que vous faites dans votre programme, dont par parenthèse je vous suis très-obligé, doit lui servir d’admonition salutaire. Au reste, comme la déclaration de M. Euler n’a pu manquer de donner d’avance à tous les géomètres une grande idée de sa pièce, il conviendrait, ce me semble, que votre Académie se hâtât de la publier, pour mettre tout le monde en état d’en juger. Pour moi, je vous avoue que je serais fort curieux de voir en quoi consiste cette nouvelle manière de représenter le mouvement de la Lune sans sinus et cosinus, qu’Euler a tant vantée dans sa Lettre, et que l’Académie a jugée peu simple et peu accommodée aux calculs astronomiques. Ne pourriez-vous pas m’en donner une idée en gros, au cas que la pièce ne s’imprime pas ? Quoique le peu de succès du travail de M. Euler dût plutôt me décourager de concourir que m’y inviter, cependant, comme j’ai des matériaux prêts depuis longtemps, j’espère que je pourrai au moins faire nombre parmi les concurrents, et je vous promets de vous envoyer quelque chose de ma façon, ne fût-ce que pour vous donner une marque de ma déférence. Je n’ai pas encore reçu votre nouveau Traité des fluides ; je l’attends avec la plus grande impatience, tout ce qui vient de vous m’étant toujours infiniment précieux. Il n’a rien paru à la dernière foire de Leipzig qui puisse vous intéresser. Le troisième Volume du Calcul intégral d’Euler ne paraît pas encore, non plus que sa Dioptrique. Si vous avez occasion de voir le marquis de Condorcet, je vous prie de lui dire que je répondrai au premier jour à sa dernière Lettre et que je suis charmé qu’il n’ait pas été mécontent de mes Mémoires sur les problèmes indéterminés et sur la résolution numérique des équations. Il trouvera encore quelque chose sur les mêmes matières dans le Volume de 1768, qui est déjà sous presse et qui paraîtra à la Saint-Michel. Je souhaiterais bien d’en savoir aussi votre avis, dont vous savez combien je fais de cas, mais dans l’état où vous me marquez que votre esprit se trouve, je n’ose vous prier de vous mettre à examiner de pareilles matières, qui, quoique moins sublimes que d’autres, ne laissent cependant pas d’être très-abstruses. J’espère que la belle saison pourra contribuer beaucoup à vous rétablir et que la Géométrie ne vous perdra pas sitôt mais vous faites très-bien de vous ménager, surtout sur l’article de la Géométrie, et de laisser un peu reposer votre tête. Adieu, mon cher et illustre ami, je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, de l’Académie française,
des Académies des Sciences de Paris (sic), de Berlin, etc., à Paris
.