Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 084

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 182-187).

84.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 6 septembre 1770.

Je pars incessamment, mon cher et illustre ami, pour tâcher de rétablir ma santé. Je vais d’abord à Lyon, et de là, suivant l’état où je me trouverai, je me déterminerai, soit à aller en Italie, soit à passer simplement une partie de l’hiver ou l’hiver entier en Provence, car les avis de mes amis sont partagés à ce sujet. Je ne recevrai probablement de vos nouvelles de longtemps, à moins que vous n’ayez déjà répondu à ma dernière Lettre et que je ne reçoive cette réponse avant mon départ, qui sera au plus tard le 15 et plus tôt si je puis. Le marquis de Condorcet veut bien être mon compagnon de voyage c’est une grande consolation et une grande ressource pour moi.

Quoique nos Mémoires de 1768 n’aient pas encore paru et ne doivent paraître qu’à la fin de l’année, je vous envoie avant mon départ ce qui peut vous y intéresser le plus. Je remets ce paquet à M. Métra, qui se chargera de vous le faire parvenir sans frais. J’ai reçu par M. Formey le Volume de l’Académie de 1763 ; ainsi ne me l’envoyez point. Mais vous pourrez toujours m’adresser à Paris, en mon absence, ce que vous jugerez digne de mon attention ; je serai bien aise de retrouver tout cela à mon retour, car j’espère enfin pouvoir encore m’occuper de Géométrie, si le voyage réussit à affermir ma tête.

Vous trouverez dans ce paquet deux Mémoires de moi sur la libration de la Lune[1] je souhaite que vous en soyez content ; il y a, ce me semble, quelques vues et quelques recherches que j’aurais perfectionnées et simplifiées si mà santé me l’avait permis. Vous y trouverez aussi le Mémoire de Fontaine sur les tautochrones[2]. Il me paraît d’une injustice et d’une insolence rares, et je vous recommande de ne le pas épargner, ni sur cette matière, ni sur les maxima et minima, ni sur les équations. Qui se fait brebis, le loup le mange : c’est un proverbe qui me paraît très-vrai et que je me suis toujours bien trouvé d’avoir suivi.

J’ai écrit au Roi en faveur de M. Beguelin[3] ; j’espère qu’il y aura égard. Ce prince met le comble à ses bontés pour moi en voulant bien me donner les secours nécessaires à mon voyage[4], car je ne suis pas assez riche pour aller à mes dépens même en Provence. Ma fortune est peu considérable, j’ai des charges énormes et indispensables, quoique volontaires, et la plupart de mes pensions sont retardées pour le payement. Avec cela on n’est pas en fonds.

Quoique très-peu capable de travail, je ne puis m’empêcher de m’occuper encore quelquefois de Géométrie, à la vérité légèrement, et dans les moments où ma tête est un peu moins vacillante. J’ai eu occasion de revenir ces jours-ci sur la démonstration du principe de la force d’inertie, que j’ai donnée dans le Tome IV de mes Opuscules, et je crains qu’elle ne soit insuffisante, à moins d’y joindre une considération métaphysique dont je ne suis pas pleinement satisfait. En deux mots, voici la difficulté. Je trouve, par exemple, que satisfait à l’équation de condition

mais pourtant doit être rejetée, parce que, si ne serait pas Mais on pourrait faire le même raisonnement si un corps se mouvait avec une résistance constante, et cependant il ne se mouvrait pas. En général, l’équation

que j’ai trouvée est celle de la résistance comme une fonction de la vitesse reste à savoir si l’on peut supposer légitimement une cause ou force retardatrice ou accélératrice qui dépende de la vitesse, et qui, étant inhérente au corps, reçoive de la vitesse sa direction. C’est ici où la métaphysique commence, et j’en suis fâché pour la démonstration.

J’ai quelque idée de vous avoir dit, dans une de mes Lettres[5], à l’occasion de la solution d’un problème de Simpson, dont vous trouviez le résultat juste, que Simpson avait fait en cette occasion deux fautes dont les résultats s’étaient corrigés. La première, et la seule à laquelle j’aie fait attention, page 283 du Tome V de mes Opuscules, est d’avoir fait au lieu de la seconde, à laquelle je n’avais pas pris garde, et la seule des deux que le chevalier d’Arcy a relevée, est d’avoir fait au lieu qu’il est facile de prouver d’une manière directe, synthétique même et très-simple, que ce qu’on appelle ici est réellement Ces deux erreurs se compensant, comme il est aisé de le voir, redonnent le résultat de Simpson. Mais sa démonstration ou solution n’en est pas meilleure ; elle n’en est même, en quelque sorte, que plus défectueuse, et d’ailleurs sa solution du problème des équinoxes pèche par mille autres endroits, comme je crois l’avoir prouvé.

Je crois que l’extrait que je vous ai envoyé de la pièce d’Euler sur la Lune ne vous aura pas découragé de travailler à ce sujet et que nous aurons quelque chose de vous pour l’année prochaine. Avez-vous yu la théorie de la Lune de Mayer[6], qu’on vient d’impriner à Londres ? Elle m’a donné occasion, ainsi que la pièce d’Euler, de m’occuper un peu et à bâtons rompus des moyens de simplifier et de perfectionner cette théorie, et j’ai remis à l’Académie un Mémoire qui contient quelques vues à ce sujet, mais que mon peu de force de tête m’empêchera de pousser bien loin. Je vous dirai, à mon retour, si je suis condamné à rester toute ma vie imbécile.

Vous m’avez dit, ce me semble, il y a quelque temps, que vous cherchiez un libraire pour imprimer un Volume de Mémoires de vous sous le titre d’Opuscules. Où en êtes-vous à ce sujet ? J’aurais grande envie que ce Volume parût et encore plus d’envie de le voir. Mais, encore une fois, je ne puis penser à tout cela qu’à mon retour : Cependant ne négligez pas de m’envoyer, pendant mon absence, par les occasions favorables, ce qui pourra m’intéresser. Arrangez-vous avec M. Formey pourl’envoi de vos Mémoires, car voilà deux Volumes que vous m’envoyez chacun de votre côté et que j’ai reçus doubles. Je compte que le Volume de 1768 paraîtra bientôt ; il ne me manque plus aucun des autres, et j’ai la suite complète jusqu’à 1767 inclusivement. Adieu, mon cher et illustre ami conservez votre santé pour le bien de la Géométrie, et j’ajoute par amitié pour moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.

P.-S. — En finissant cette Lettre, je reçois la première feuille de l’Histoire de notre Académie de 1768, qui doit commencer le Volume où sont les Mémoires que je vous envoie, et, comme cette première feuille contient le discours que j’ai lu à l’Académie en présence du roi de Danemark, j’ai imaginé que vous ne seriez pas fâché de l’avoir. Je souhaite que vous n’en soyez pas mécontent, et j’ose presque l’espérer. J’ai tâché, en disant au jeune prince des choses flatteuses, de faire parler les sciences avec dignité. Vous trouverez aussi dans cette même feuille quelques autres faits qui pourront vous intéresser. La Lettre de l’infant de Parme[7] ne plaira pas aux ennemis de la philosophie, et la construction d’un mausolée à Descartes dans une église de Suède[8] doit, ce me semble, nous rendre un peu honteux de le laisser, dans l’église de Sainte-Geneviève de Paris, sans monument et presque sans épitaphe[9]. Au reste, je vous préviens encore que tout ce que je vous envoie ne sera public qu’à la fin de cette année au plus tôt ; ainsi, je vous recommande d’empêcher que mon discours ne paraisse dans quelque journal avant ce temps-là, non plus que la Lettre du prince de Parme et celle du prince de Suède. L’Académie pourrait m’en savoir mauvais gré. Pour éviter cet inconvénient, je désire que cette feuille de notre Histoire ne sorte point de vos mains avant le mois de janvier prochain. Vous pourrez seulement la faire lire à MM. Bitaubé, Beguelin, etc., si vous le jugez à propos, et à ceux qui vous paraîtront le désirer. Adieu, mon cher et illustre ami je serai de retour au mois de janvier si je ne vais qu’en Languedoc et-en Provence, et au mois de mai ou de juin si je vais jusqu’en Italie. Je vous donnerai de mes nouvelles à mon retour et, si je puis, pendant mon voyage. N’oubliez pas de m’envoyer ce qui pourra m’intéresser, entre autres le Volume de 1768, où il y aura sûrement de belles et bonnes choses de votre façon. Le marquis de Condorcet, qui ainsi que moi graisse ses bottes pour partir, vous fait mille compliments.


  1. Recherches sur les mouvements de l’axe d’une planète quelconque dans l’hypothèse de la dissimilitude des méridiens. Suite de ces Recherches (Mémoires de l’Académie, 1768, p. 1 et 332).
  2. Addition au Mémoire imprimé en 1734, sur les courbes taulochrones. (Mémoires de l’Académie, p. 460.)
  3. « J’oserai, Sire, recommander de nouveau à ces mêmes bontés M. Beguelin, qui vient de donner dans les Mémoires de l’Académie d’excellentes recherches sur les lunettes achromatiques, très-propres à perfectionner cet objet important. Outre l’estime que je fais de ses talents, je lui dois encore de la reconnaissance pour quelques excellentes remarques qu’il a faites sur un de mes écrits qui a rapport au même objet. » (Lettre à Frédéric II, du 10 août 1770, t. XXIV, p. 497.)
  4. Ce secours était de 6000 livres. Voir la Lettre suivante de d’Alembert.
  5. Voir plus haut la Lettre 24, p. 56.
  6. Il s’agit sans aucun doute de l’Ouvrage de Tobie Mayer (mort en 1762) que Maskelyne a publié sous le titre de Tabulæ motuum Solis et Lunæ, novæ et correctæ, nuetore Tobia Mayer ; quibus accedit Methodus longitudinum promota, eodem auctore. Londres, 1770 ; in-4o.
  7. Le 3 décembre Christian VII, roi de Danemark, assista à une séance de l’Académie des Sciences où il fut reçu avec grand honneur. D’Alembert lut devant lui un discours rempli de pensées philosophiques, qui était adressé à l’assemblée. « Une copie de ce discours, dit l’Histoire de l’Académie, étant tombée entre les mains de S. A. R. l’infant Ferdinand, duc de Parme, ce prince en fit une traduction qu’il envoya à M. d’Alembert, écrite tout entière de sa main, et, ce dernier lui en ayant témoigné sa vive et respectueuse reconnaissance, l’infant lui fit l’honneur de répondre par une Lettre, aussi de sa main. La modestie de M. d’Alembert nous en a caché une partie, mais nous ne pouvons nous dispenser d’en citer quelques endroits aussi honorables pour les sciences que pour le prince, etc. » Mémoires de l’Académie des Sciences, Histoire, année 1768, pages 3-9.
  8. « Le 1er juin 1768, dit l’Histoire de l’Académie, l’Académie apprit par M. Baër son correspondant, que l’église de Saint-Olof de Stockholm, dans laquelle le célèbre Descartes avait été enterré, étant dans le cas d’être rebâtie, S. A. R. Mgr le prince royal de Suède (Gustave) avait ordonné qu’on construisît à ses frais, dans la nouvelle église, un monument magnifique au philosophe français. » L’Académie chargea son secrétaire, G. de Fouchy, d’écrire au prince pour le remercier (20 juin 1768), et celui-ci lui répondit (26 juillet 1768) dans les termes les plus flatteurs pour l’Académie. Voir Mémoires de l’Académie des Sciences de 1768, Histoire, pages 1-3.
  9. Il y avait sur un des piliers de la nef, à droite en entrant dans l’église, un buste de Descartes et deux épitaphes, l’une en latin, l’autre en vers français. (Voir Hurtaut, Dictionnaire de Paris, t. I, p. 50.)