Aller au contenu

Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 085

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 187-189).

85.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 12 septembre 1770.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu, il y a peu de jours, votre Lettre du 26 août, et je vous remercie de m’avoir donné de vos nouvelles avant mon départ et de l’intérêt que vous prenez à ma santé. Elle est un peu meilleure depuis trois semaines, je dors mieux, ma tête même est un peu moins faible, et j’espère que le voyage achèvera de la rétablir. Je vous ai écrit, le 6 de ce mois, une assez longue Lettre que vous recevrez peut-être et vraisemblablement plus tard que celle-ci, parce qu’elle est jointe à un assez gros paquet que j’ai prié M. Métra de vous faire parvenir sans frais et par quelque occasion. Il contient quelques Mémoires de moi et celui de M. Fontaine sur les tautochrones, dont je vous recommande de faire justice comme il le mérite.

Vous avez bien raison sur la théorie d’Euler, et pour moi je ne reviens pas encore de mon étonnement. Savez-vous que celle de Mayer est imprimée à Londres avec ses Tables nouvelles ? Je n’ai eu le temps que d’y jeter les yeux ; je vous invite à la voir. Il me semble, à vue de pays, que sa théorie pourrait être plus simple et la méthode analytique plus courte ; mais je l’ai trop peu examinée pour en porter un jugement sûr, ne voulant m’occuper de Géométrie qu’à mon retour, supposé que ma tête m’en laisse la force. Je vous invite fort à nous envoyer pour le concours de l’année prochaine vos recherches sur cet objet ; je ne doute pas qu’elles ne soient fort intéressantes, et je les verrai avec grand plaisir et profit.

Votre grand Roi a la bonté de me donner 6000 livres pour les frais de mon voyage[1] ; sans cette ressource, je ne l’aurais, pu faire. C’est une nouvelle obligation que je contracte envers lui, et je ne laisserai ignorer en Italie ma reconnaissance à personne, comme je l’ai déjà publiée en France.

Je serai charmé de cultiver à Paris la connaissance de M. le marquis Caraccioli ; j’espère que j’aurai le plaisir de le voir souvent, à mon retour, dans la société de Mlle de l’Espinasse[2], qui rassemble des gens de mérite de toutes nations et de tous états, et que M. le marquis Caraccioli a déjà vue à son passage à Paris.

J’ai reçu le Volume de 1763 par M. Formey ; il m’avait, de plus, envoyé celui de 1767, que j’avais déjà, et que j’ai rendu à M. de la Lande, qui en fera l’usage que lui indiquera M. Formey. Vous pourrez m’envoyer, en mon absence, ce qui vous paraîtra digne d’attention de ma part ; il reste chez moi, à Paris, une personne qui recevra tous les paquets et qui me les conservera pour en jouir à mon retour. Vous aurez sûrement de mes nouvelles pendant mon voyage, ou directement, ou au moins par M. de Catt, que je prierai de vous en donner quand je ne le pourrai pas par moi-même. Quand ma route sera fixée, je prendrai les mesures qui dépendront de moi pour avoir aussi des vôtres ; mais je vous prie du moins de m’en donner à Paris à la fin d’avril, car il serait possible que je fusse de retour alors, et peut-être plus tôt, ne comptant m’arrêter dans chaque ville que le temps nécessaire pour voir ce qui est le plus digne de curiosité. J’attendrai, pour l’Algèbre allemande de M. Euler, la traduction que vous m’annoncez, surtout si vous y joignez des notes ; quant au troisième Volume du Calcul intégral et à la Dioptrique, je me recommande à vous pour ces deux objets. Mais, en vérité, je voudrais bien que vous agissiez avec moi avec franchise et que vous me dissiez de votre côté ce que vous pouvez désirer en Livres de Mathématique ou autres ; je prendrai des mesures pour que vous receviez en mon absence l’Hydraulique[3] de l’abbé Bossut, si, comme je le crois, elle paraît avant mon retour.

Le marquis de Condorcet vous fait mille compliments. Il me fait l’amitié de m’accompagner dans mon voyage ; c’est une grande ressource pour moi. Il me charge de vous remercier d’avance de ce que vous voulez bien lui envoyer, ainsi qu’à moi. Vous pouvez m’adresser le tout à Paris. Nous trouverons tout cela à notre retour, et nous en ferons bien notre profit. Votre théorème sur l’équation me paraît beau et profond mais je résiste à la tentation d’en chercher la démonstration, ne voulant m’occuper, d’ici à sept ou huit mois, que d’objets qui reposent et dissipent ma tête. Adieu, mon cher ami ; je ne fermerai point cette Lettre jusqu’à ce que je puisse vous mander le jour précis de mon départ. J’imagine, quoique vous ne m’en parliez pas, que vous avez reçu le Traité de navigation de M. Bézout[4], que je vous ai envoyé il y a déjà longtemps, ainsi que trois exemplaires de mon Traité des fluides, nouvelle édition, un pour vous, un pour M. Lambert et un pour l’Académie.

P.-S. — Ce 14 septembre. Je compte partir après-demain. Je vais d’abord à Genève et de là à Lyon, et, suivant l’état où je me trouverai, je passerai les Alpes ou j’irai en Provence. J’écrirai à M. de Catt dans ma route, et vous saurez par lui des nouvelles de ma marche. Adieu, mon cher et illustre ami ; portez-vous mieux que moi et portez-vous bien longtemps.


  1. Voir, à ce sujet, la Lettre de d’Alembert au Roi, en date du 28 juillet 1770, et la réponse de Frédéric, du 18 août 1770. (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 493 et 499.)
  2. Claire-Françoise Lespinasse, née à Lyon en 1731, morte à Paris le 23 mai 1776. Elle passait pour être fille naturelle de la comtesse d’Albon et du cardinal de Tencin. Elle est connue par la brillante société qu’elle réunissait autour d’elle et par le profond attachement qu’elle inspira à d’Alembert, et qui ne fut guère pour lui qu’une source de chagrins. La meilleure édition de ses Lettres a été donnée par M. Eugène Asse (1876, in-18).
  3. Traité théorique et expérimental d’Hydrodynamique, 1771 ; 2 vol.  in-8o.
  4. Ce Traité, qui parut en 1769, in-8o, et a été réimprimé en 1794,1814 et 1819, fait suite au Cours de Mathématiques du même auteur. — Étienne Bézout, membre de l’Académie des Sciences (1758), né à Nemours le 31 mars 1730, mort le 22 septembre 1783.