Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 098

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 214-221).

98.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 8 novembre 1771.

Mon cher et illustre ami, je suis très-flatté du suffrage que vous voulez bien accorder à mes recherches sur le Calcul intégral ; je les aurais peut-être poussées plus loin si l’état de faiblesse où est toujours ma tête me l’avait permis. C’est ce même état de faiblesse qui fait que je n’ai pu encore examiner à fond l’objection que vous me faites sur le théorème XLIX et l’article 107. Il est vrai que ma méthode a du rapport avec celle que vous avez donnée dans les Mémoires de Turin pour le même objet ; j’ai même dit, dans le quatrième Volume de mes Opuscules, page 373, que c’était votre Mémoirequi m’en avait fait naître l’idée. J’y reviendrai plus à loisir et à petites reprises fréquentes, car je ne puis travailler que de la sorte ; je comparerai ma méthode avec la vôtre, et je vous dirai ce qui en résultera.

Je n’ai pas eu de peine à reconnaître l’auteur de la pièce Juvat illtegros accedere fontes ; elle me paraît très-belle, au moins quant à la partie qui y est traitée. Je voudrais que l’auteur eût poussé plus loin l’application à la théorie de la Lune, et il ne tiendra pas à moi qu’il ne suive ce travail. Ce que nous avons eu de Pétersbourg pour ce nouveau concours n’ajoute pas grand’chose, ce me semble, à ce que nous avions déjà eu ; il y a seulement plus de travail quant au calcul. Il est vrai que ce travail peut mériter récompense, mais les grandes difficultés de la question ne me paraissent pas entamées. Au reste, quelque envie que j’aie de vous garder le secret, je dois vous prévenir que plusieurs des commissaires vous ont reconnu ainsi que moi mais soyez sûr qu’il n’y a à cela nul inconvénient et que le jugement de l’Académie, quel qu’il puisse être, ne vous mettra jamais dans le cas de désavouer cet Ouvrage, qui me paraît vraiment digne de vous et qui n’a besoin que d’être achevé.

J’ai reçu les deux Volumes de la Dioptrique d’Euler, mais je n’y ai pas encore jeté les yeux, quoique depuis quelque temps je me sois un peu occupé de recherches sur la théorie des observations, que je crois avoir généralisée et simplifiée. Quand j’aurai un peu plus de loisir, je verrai les formules de M. Euler. Puisque vous ne voulez point de la traduction du P. Boscovich, je voudrais bien au moins avoir quelque autre chose à vous envoyer. S’il paraît ici quelque Ouvrage qui puisse vous convenir, j’espère que vous n’en ferez pas de façons avec moi, et ce n’est qu’à cette condition que je puis recevoir ce que vous m’enverrez du Nord.

J’ai grande envie de voir votre réponse à Fontaine sur les tautochrones et sur les maxima, et je ne doute pas d’avance qu’elle ne soit excellente, car assurément vous avez beau jeu. Il est vrai que ce quatrième Volume des Mémoires de Turin tarde bien à paraître. Je prierai le marquis de Condorcet d’en écrire au comte de Saluces et de lui dire que cette lenteur effroyable dégoûte tous ceux qui pourraient envoyer des Mémoires pour ce Recueil.

Je connais le Tocsin dont vous me parlez. Un de mes amis me l’a apporté d’Italie, et j’avais peine à croire, quoiqu’il me l’eût assuré, que M. Dutens en fût l’auteur. Quoi qu’il en dise, je crois que c’est de moi qu’il a voulu parler aux pages 12 et 17 ; mais je n’en suis point offensé, et vous avez très-bien fait de le tranquilliser à ce sujet en lui faisant mes compliments. Je puis, au reste, vous dire de cet Ouvrage, comme dans le festin de Despréaux,

… à mon gré la pièce est assez plate,

et je m’en rapporte bien à vous sur les remontrances que vous lui avez faites. Ce qu’il a le plus à craindre, c’est que l’Ouvrage et l’auteur ne viennent à la connaissance de Voltaire, qui pourrait s’en venger d’une manière très-mortifiante pour M. Dutens, et à qui je me garderai bien, comme vous croyez, de donner aucun renseignement à ce sujet. Vous n’avez pas eu de peine, comme je le vois, à démêler le paralogisme du traducteur de Boscovich, ou plutôt de Boscovich lui-même, car vous croyez bien que c’est lui qui a envoyé cette Note. Ce jésuite est un drôle bien avantageux et bien insolent mais je saurai bien rabattre son insolence et lui donner des nasardes sur le nez de son traducteur.

J’emploierai le reste de cette Lettre à vous dire en peu de mots mes difficultés sur votre solution du problème de l’élastique ; vous jugerez si elles sont fondées. D’abord je ne vois pas, mais ceci est une bagatelle, pourquoi vous faites, page 169, il me semble que ce devrait être car il me semble que doit être comme le sinus de j’entends ici par l’action du ressort pour faire tourner les points autour de et rapprocher ainsi les lignes En second lieu, après avoir fait vous faites égal à or dans la première de ces équations, n’est qu’une simple force, et dans la seconde est un moment, ou bien Je ne vous ferais point cette seconde objection sans ce que vous dites à la page 171, que l’action du ressort est en raison inverse de l’angle de courbure. Qu’entendez-vous là par l’action du ressort ? Est-ce la valeur simple de  ? est-ce le moment de  ? Si c’est la valeur simple, je conviens que cette force est d’autant plus grande que la courbure est plus grande, mais de la faire proportionnelle à plutôt qu’à une fonction de qui croisse à mesure que décroît, je n’en vois pas la nécessité. D’ailleurs, quoique l’expérience prouve en effet que l’action d’un ressort est d’autant plus grande qu’il est plus courbé, il serait peut-être difficile d’en rendre une raison mathématique satisfaisante. Je vois bien qu’on peut dire que, en supposant le ressort un polygone d’une infinité de côtés, l’effort qu’ils feront pour se rapprocher et se remettre en ligne droite sera proportionnel à l’angle que ces côtés feront entre eux ; mais je vois en même temps qu’en diminuant les côtés l’angle diminuera, quoique la force du ressort reste réellement la même. Ainsi cette force n’est point proportionnelle à l’angle en question ou à par la raison qu’elle varierait selon qu’elle prendrait plus grand ou plus petit. Si par l’action du ressort on entend son moment, d’abord je ne vois pas non plus comment ce ressort est plutôt proportionnel à qu’à une fonction de ensuite je ne puis me faire une idée nette de ce moment, car où est son bras de levier ? Si c’est le côté que vous appelez ce côté ou est ici infiniment petit, et pourrait même, à la rigueur, être supposé dans la courbe considérée rigoureusement ; mais je vieux bien le supposer infiniment petit alors, nommant la force simple du ressort, on aurait donc son moment

d’où

c’est-à-dire infini et, de plus, variable, car, dans votre solution, est fini et et peut être pris à volonté. Or j’ai peine à concevoir que soit infini et variable en raison de En troisième lieu, il me semble que vous ne parvenez à votre équation finale

ou plutôt

que par la substitution des ressorts qui sont en ligne droite avec le poids Or cette substitution de ressorts placés tous en ligne droite et obliquement par rapport à la direction des côtés de la courbe prolongés me paraît arbitraire, et il me semble qu’on pourrait en faire une autre, qui serait même plus naturelle et qui ne donnerait plus l’équilibre. Par exemple, représentons la force par laquelle le côté tend à se rapprocher de par une force perpendiculaire à cette supposition est, ce me semble, très-permise et même très-naturelle représentons de même la force de ou pour se rapprocher de par une force perpendiculaire à en prenant cette force étant égale à la force comme elle le doit être ; enfin imaginons que la force du côté pour se rapprocher de (que je suppose horizontal, pour plus de simplicité) soit représentée par une force suivant perpendiculaire à et dont le moment soit égal au moment du ressort c’est-à-dire ou car selon vous, et il me semble que, dans cette supposition, il est aisé de faire voir que les forces suivant et ne seront pas en équilibre avec le poids car la force qui ré-

sulte de l’action du poids suivant et de la force suivant doit être dirigée suivant et l’on peut, si je ne me trompe, faire voir aisément que le moment de cette force par rapport au point (que je suppose fixe) n’est pas égal au moment des forces suivant et par rapport à
étude sur le pendule
étude sur le pendule

Ces difficultés n’ont peut-être pas le sens commun ; vous m’en direz votre avis à loisir. Je ne sais pas non plus s’il faut supposer que les côtés contigus tendent mutuellement à se rapprocher l’un de l’autre ; je sais bien que cela serait ainsi si le ressort était libre, c’est-à-dire s’il n’était pas attaché fixement en mais il me semble d’abord qu’à cause de l’obstacle immobile le côté tend seulement à se rapprocher de et non pas de et il me semble qu’on pourrait conclure de là que de même le côté tend à se rapprocher de et non pas de et ainsi du reste. Je ne vois pas non plus, mais ceci est encore une bagatelle, pourquoi vous faites le premier côté horizontal il me semble qu’il devrait être incliné, et je crois même que cela résulte de vos formules de la page 174, ou plutôt des formules où vous ne supposez point Pendant que je suis en train de bavarder, et peut-être de déraisonner, je vous dirai aussi un mot sur ces formules. Je ne vois pas pourquoi vous supposez, page 174, que lorsque et sont égaux à Si cela était, il s’ensuivrait de l’équation que donne égal à tout ce qu’on voudra et qu’ainsi le ressort serait en ligne droite. D’ailleurs, en faisant je ne vois pas pourquoi il faut nécessairement que le premier côté de la courbe en soit dans la direction de la force Je vois seulement, en admettant d’ailleurs la théorie ordinaire des courbes élastiques, que la courbure en doit être nulle. Il me semble, d’ailleurs,

étude sur le pendule (2)
étude sur le pendule (2)

que quand un ressort fixe en est tendu par un poids ce qui est le cas de la direction du côté de la courbe en n’est pas nécessairement verticale ; au moins l’expérience paraît-elle le prouver dans plusieurs cas. De plus, si le premier côté de la courbe devait être dans la direction, de la force il me semble que, par la même raison, quand n’est pas égal à le premier côté de la courbe devrait être dans la direction de la force résultante de et de or il me semble qu’il résulte le contraire de vos autres formules et de vos figures mêmes, car dans la fig. 3, par exemple, la force suivant qui résulte des forces et n’est pas dirigée suivant la tangente de la courbe en Il faut, mon cher et illustre ami, que je compte autant que je fais sur votre amitié et sur votre patience pour vous ennuyer ainsi de mes idées, qui pourraient bien n’être que des rêveries ; vous en jugerez, encore une fois, et vous m’en direz votre avis franchement et tout à votre aise.

Le marquis Caraccioli est à Fontainebleau avec la Cour et n’en reviendra que vers le 20 ; nous avons déjà parlé beaucoup de vous, et vous avez en lui un admirateur et un ami tel que vous le méritez. Je lui ai fait faire connaissance avec Mlle de Lespinasse, qui demeure dans la même maison que moi, chez laquelle je passe mes soirées, et qui rassemble chez elle beaucoup de gens de mérite en tout genre. Le marquis Caraccioli lui plaît beaucoup, et elle prend, ainsi que moi, grand plaisir à sa conversation. J’espère que nous nous verrons beaucoup cet hiver. Ne seriez-vous pas tenté de venir aussi le voir à Paris ? J’aurais grand plaisir à vous y embrasser. Adieu, mon cher ami je vous demande encore une fois pardon de tout mon verbiage, dont je suis honteux. Portez-vous bien, et conservez-vous pour la Géométrie et pour la Philosophie, à laquelle vous faites tant d’honneur à tous égards. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.

P.-S. — Je vous serai obligé de me dire, toujours à votre loisir, ce que vous pensez du Mémoire du chevalier de Borda imprimé dans notre Volume de 1766, page 579. Il me semble que sa théorie est, à beaucoup d’égards, bien précaire, et que ses raisonnements ne sont pas fort concluants. Je crois avoir trouvé une théorie du mouvement des fluides dans des vases qui expliquera les expériences d’une manière plus satisfaisante ; mais il me faudra du temps et un peu plus de tête pour mettre tout cela en ordre. Adieu, mon cher ami ; le papier m’avertit qu’il est temps de vous laisser respirer.