Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 099

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 221-224).

99.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 16 décembre 1771.

Vous recevrez, mon cher et illustre ami, ou peut-être aurez-vous déjà reçu par M. Salomon[1], musicien du prince Henri[2], lequel vient de partir pour Paris, un Livre que je vous envoie : c’est le premier Volume des Nouveaux Commentaires de Gœttingue[3], qui paraît depuis peu. Comme cet Ouvrage contient quelques Mémoires de Géométrie, j’ai cru qu’il pourrait vous faire quelque plaisir ; du moins servira-t-il à vous faire juger de l’état de cette science en Allemagne, et je doute fort qu’il vous en donne une assez bonne idée. Il y d’ailleurs, une autre raison particulière qui m’a engagé à vous envoyer ce Volume c’est qu’il renferme un Mémoirequi vous intéresse particulièrement et qui est une espèce de défense de l’Hydraulique de Jean Bernoulli contre vos objections insérées dans le Traité des fluides. L’auteur de ce Mémoire est un M. Kästner, qui a une grande réputation en Allemagne comme géomètre et comme littérateur ; vous jugerez combien cette double réputation est fondée par la simple lecture du Mémoire dont je vous parle ; vous verrez que l’auteur y prétend aussi briller du côté de l’esprit et de la plaisanterie, et vous vous tiendrez les côtes de rire. Je vous promets de vous envoyer les autres Volumes de cette Académie à mesure qu’ils paraîtront ; ils serviront au moins à faire nombre dans votre bibliothèque.

Si mon travail sur le problème des trois corps a pu trouver grâce devant vos yeux, c’est beaucoup plus que je n’ai jamais souhaité ; votre suffrage est un motif suffisant pour m’engager à le continuer, et je vais m’y mettre après aussitôt que j’aurai achevé quelques autres recherches dont je suis maintenant occupé. On imprime actuellement ici le Volume de l’année 1770, lequel paraîtra à Pâques prochain. On a changé le format et le caractère pour rendre l’édition plus belle. Il y aura même, au commencement de chaque Volume, une petite histoire de ce qui s’est passé de plus remarquable à l’Académie pendant l’année à laquelle il appartient. Vous trouverez dans celui qui est sous presse mon Mémoire sur les tautochrones, avec quelques autres Mémoires sur des matières différentes. L’obligation où je suis de lire huit à dix Mémoires par an me force à me jeter sur toutes sortes de sujets, et il ne me reste ie plus souvent qu’à glaner après ceux qui m’ont précédé.

Vous avez tout à fait raison sur l’équation que j’ai mise, par je ne sais quelle étourderie, à la place de la véritable [4]. Quant aux autres difficultés que vous me faites sur ma démonstration de la théorie des ressorts, elles me paraissent mériter beaucoup d’attention, et je me propose bien de les examiner à tête reposée. Au reste, vous avez aussi raison de dire que, dans mes formules de la page 174, doit donner égal à tout ce qu’on voudra, et qu’ainsi le ressort doit être en ligne droite c’est aussi ce que je trouve dans la même page, et d’où je conclus que, puisque donne une courbure nulle, très-petit donnera une courbure très-petite. Les suppositions que je fais, dans le § 11 ; de ou lorsque sont égaux à et des deux forces et l’une toujours dirigée suivant la tangente et l’autre suivant la perpendiculaire, me paraissent permises, ainsi que la réduction de ces deux forces à deux autres et dans des directions différentes (§ IV) ; mais je ruminerai encore tout cela et je vous en dirai les résultats.

Je vous envie l’avantage que vous avez de pouvoir profiter de la bonne compagnie du marquis Caraccioli, à qui je vous prie de vouloir bien faire mes très-humbles recommandations et mes souhaits à l’occasion du nouvel an. Si je me détermine jamais à faire un petit voyage, vous pouvez compter que j’irai droit à Paris, ne fût-ce que pour avoir encore une fois, avant de mourir, la consolation de vous revoir et de vous embrasser. Ce voyage dépend de différentes circonstances, et surtout de la permission du Roi, que je ne voudrais pas demander sitôt, pour ne pas me donner un air de légèreté que je sais qu’il n’aime pas.

Je vous promets de lire attentivement les Mémoires de M. Borda sur les fluides et de vous en dire mon avis, à condition seulement que, si cet avis lui est en quelque façon peu favorable, vous ne me compromettiez pas vis-à-vis de lui, car je vous avoue que je n’aime pas les querelles et que je regarde mon repos comme rem prorsus substantialem. Adieu, mon cher ami ; portez-vous bien et aimez-moi autant que je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur un million de fois.


  1. Jean-Pierre Salomon, violoniste et compositeur, né à Bonn en 1745, mort en Angleterre.
  2. Le prince Henri de Prusse.
  3. Novi Commentarii Societatis regiæ Scientiarum Gottingensis, t. I, 1771, in-4o. C’est aux pages 45-89 que se trouve le Mémoire de A.-G, Kæstner, intitulé Pro Jo. Bernoullii Hydraulica contra Dom. d’Alembert objectiones. — Abraham Gotthelf Kæstner, mathématicien et littérateur, né à Leipzig le 27 septembre 1719, mort le 21 juin 1800.
  4. Cette inadvertance de Lagrange a été maintenue : il faut écrire et non pas ainsi que nous l’avons fait indûment (vol. III, p. 79 et 80). (Note de l’Éditeur.)