Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 100

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 224-228).

100.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, le 6 février 1772.

M. de Fouchy m’a dit, mon cher et illustre ami, que la pièce qui a pour devise Juvat integros accedere fontes venait de Berlin. Si vous en connaissez l’auteur et qu’il n’ait pas joint son nom à sa pièce, vous devriez l’engager à prendre cette précaution, car on ne sait pas ce qui peut arriver, et, en tout état de cause, je promets à l’auteur qu’il ne sera jamais compromis. Il ferait donc bien d’envoyer son nom cacheté dans un billet et sur le billet la devise de la pièce. Il pourrait l’adresser à M. de Fouchy, ou, ce qui serait encore mieux, vous pourriez l’envoyer à votre ami le marquis Caraccioli, rue Saint-Dominique, à l’hôtel de Broglie, et le charger de le remettre à M. de Fouchy ou à moi. Encore une fois, l’auteur peut bien être assuré qu’il n’en sera point fait un mauvais usage.

Vous savez peut-être que Morgagni[1], de Padoue, est mort. C’était un de nos huit associés étrangers. Nous en avons deux fort peu dignes de l’être, un prince Jablonowski et un prince de Löwenstein[2], et parmi les cinq autres il n’y a que deux mathématiciens, Bernoulli et Euler, et trois physiciens, Van Swieten, Haller et Linnæus : Vous voyez qu’il nous faut un géomètre il ne tiendra pas à moi bien certainement que cette place ne soit donnée à celui qui le mérite. Je ne suis pas bien sûr d’en avoir le crédit, mais j’y ferai bien certainement de mon mieux, et, en ce cas, je vous laisse à deviner sur qui le choix tombera.

M. Salomon ne m’a remis que depuis deux jours le Volume de Göttingen, dont je vous suis très-obligé. Ce Volume me paraît bien faible de Géométrie, comme à vous. La pièce de Kæstner contre moi est, ce me semble, bien mince pour le fond et surtout bien ridicule pour la forme. Je ne sais si elle vaut la peine que j’y réponde. En tout cas, ce serait en peu de mots et tout à mon aise.

L’abbé Bossut m’a chargé de vous envoyer, en vous faisant mille compliments de sa part, un Traité élémentaire de Mécanique statique[3] qu’il vient de publier. Comme ce ne sont que des éléments, j’attendrai quelque occasion pour vous le faire parvenir sans frais. Écrivezmoi un mot d’honnêteté pour lui.

J’ai reçu, de la part de l’Académie de Pétersbourg, les trois Volumes du Calcul intégral d’Euler. Si vous ne les avez pas à vous, dites-le moi tout franchement ; je vous les enverrai, ou par M. Salomon quand il retournera à Berlin, ou plus tôt si j’en trouve l’occasion, car j’en ai deux exemplaires.

J’ai grande envie de voir le Volume de 1770 et surtout ce que vous y aurez mis. On imprime actuellement le nôtre, quoique celui de 1769 ne paraisse pas encore. Je n’aurai rien dans ce Volume, mais je compte donner dans le courant de cette année un Volume d’Opuscules et peut-être un second l’année prochaine. Il n’y aura pas grand’chose qui mérite votre attention, mais ce seront du moins des matériaux que d’autres pourront mettre en œuvre mieux que moi. Je sens que ma tête n’est presque plus capable de recherches mathématiques, et je pourrais bien finir ma carrière en ce genre par ces deux Volumes.

Je vous serai très-obligé d’examiner sérieusement mes réflexions sur la théorie des ressorts. L’objection que fe vous ai faite sur l’équation n’est, comme je vous l’ai dit, qu’une bagatelle. Les autres objections me semblent mériter plus d’attention. Je sais bien que la supposition de lorsque sont donne le ressort dans la situation verticale, en supposant aussi mais cette conséquence vous paraît-elle naturelle et conforme surtout à l’expérience ? Croyez-vous qu’un ressort fixé d’abord horizontalement et ensuite tendu par un poids placé à son extrémité doive devenir vertical ? D’ailleurs, si, quand il, n’y a qu’une seule force le dernier côté du ressort doit être dirigé suivant cette force, comme vous paraissez le supposer, ne s’ensuit-il pas que, quand il y a plusieurs forces la direction de la résultante doit être tangente du dernier côté ? ce qui, ce me semble, ne s’accorde pas avec vos autres résultats. Je sais bien que, quand il y a une force résultante on peut la décomposer en deux, dont l’une soit dirigée suivant le côté de la courbe ; mais cela suppose que la direction des puissances et est arbitraire, et c’est ce qui n’a pas lieu quand et que la puissance est verticale. Voyez, mon cher ami, ce que vous pensez sur ce sujet ainsi que sur mes autres objections.

Je n’ai pas encore suffisamment examiné celle que vous m’avez faite sur l’article 107 du dernier Mémoire que je vous ai envoyé. Il me semble pourtant, à vue de pays, que, si on substitue à la place des termes qui doivent venir dans le calcul, la quantité qui leur est équivalente, on doit retomber dans une formule qui reviendra à celle que vous avez donnée. Au reste, j’y repenserai plus à loisir et je vous dirai ce qui en résultera.

Vous me ferez très-grand plaisir d’examiner les objections du chevalier de Borda, et vous pouvez en toute sûreté me dire ce que vous en pensez. Soyez très-sûr que vous ne serez compromis en aucune manière. Il me semble 1o que le raisonnement qu’il fait à la page 584 (Mémoires de 1766) est bien vague et bien précaire ; 2o que son lemme de la page 591 ne peut s’appliquer aux fluides, qui dans leur équilibre, et par conséquent dans leur choc, ne doivent pas suivre les mêmes lois que les corps solides. 33o Je n’entends rien non plus au raisonnement qui précède ce lemme dans la même page. 4o Je n’entends pas davantage son raisonnement de la page 599. Il est bien vrai qu’il n’y a point de vitesse infinie ; mais aussi n’y a-t-il point de diamètre infiniment petit ; et il s’ensuivrait de ce raisonnement que la vitesse, même dans un canal infiniment étroit, n’est pas en raison inverse de la largeur, ce qu’il suppose pourtant lui-même dans son problème I (p. 581). 5o Il me semble aussi qu’il n’a pas raison, page 605, quand il dit que la différence de force vive du fluide devra être égale à la différence de descente actuelle du poids Je crois que la pesanteur du poids doit être égale, non à la différence de force vive du fluide, mais à la pression qui en résulte contre le corps plongé, et cette pression peut n’être pas quoique la différence de force vive soit Il est bien vrai qu’il y a des cas, comme celui dont j’ai parlé dans mon Tome V d’Opuscules, où la résistance paraît devoir être nulle ; mais ce n’est que lorsque la partie antérieure et la postérieure sont semblables, parce qu’alors non-seulement la différence de force vive, mais aussi la pression qui en résulte est égale à zéro, comme je l’ai prouvé. J’avoue que c’est là un grand paradoxe, mais je n’y saurais que faire. La plus forte objection est celle que vous m’avez faite, il y a quelque temps, sur la séparation des tranches du fluide ; mais, après l’avoir examinée, il me semble que cette objection n’a pas lieu quand le fluide est indéfini, comme on le suppose, au-dessus et au-dessous du corps flottant. Et, en effet, il est d’expérience que, quand une rivière, par exemple, se rétrécit en un endroit pour s’élargir ensuite, il n’y a pas de séparation, ce que la théorie peut, à ce que je crois, expliquer aisément par ce principe que, si un canal, que je suppose partout d’une largeur très-petite, va d’abord en s’élargissant pendant un assez petit espace, et qu’ensuite il reste de la même largeur, étant prolongé indéfiniment et rempli de fluide, et que dans la seule partie qui va en s’élargissant on applique à chaque tranche des forces constantes ou variables, il n’en résultera aucun mouvement dans le fluide à peu près par la même raison que, si un corps fini vient frapper une masse infinie, le tout restera en repos après le choc. 6o Je crois aussi qu’on peut démontrer aisément qu’en supposant, avec le chevalier de Borda, les petits canaux de la figure seconde, le fluide ne descendrait pas également dans ces petits canaux, et qu’ainsi, contre l’expérience et contre la supposition même de l’auteur, la surface supérieure ne demeurerait pas horizontale. 7o Ces canaux ont d’ailleurs un autre inconvénient c’est de rendre stagnante une partie considérable du fluide, autre supposition dont on peut aisément démontrer l’impossibilité.

Adieu, mon cher et illustre ami il ne me reste de place que pour vous embrasser. Je remets cette Lettre au marquis Caraccioli c’est un homme bien aimable et qui sent bien tout ce que vous valez. Quelque désir que j’aie de vous voir, vous faites bien de ne rien forcer ; mais tâchez de venir le plus tôt qu’il vous sera possible.

P.-S. — Faites-moi le plaisir de dire à M. Bitaubé que je n’ai reçu que depuis deux jours sa Lettre du 2 décembre, que je ferai ce qu’il me demande et que je lui écrirai bientôt.


  1. Jean-Baptiste Morgagni, célèbre anatomiste, professeur à l’Université de Padoue, né à Forli (Romagne) le 25 février 1682, mort le 5 décembre 1771.
  2. Élus le premier en 1761, le second en 1766.
  3. Paris, 1772, in-8o.