Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 104

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 236-238).

104.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 23 avril 1772.

Mon cher et illustre ami, je profite de l’occasion d’un valet de chambre que M. Mettra envoie à M. le prince Ferdinand[1] pour vous adresser ce paquet, qui vous sera remis sans aucuns frais. Vous y trouverez l’Ouvrage de l’abbé Bossut, sur lequel je vous prie de m’écrire à loisir un mot d’honnêteté pour lui, auquel il sera fort sensible ; vous y trouverez de plus le Mémoire de M. de Condorcet pour 1770, qui paraîtra quand il plaira à Dieu, car 1769 ne paraît pas même encore, grâce à la négligence et à l’ineptie de notre secrétaire[2], pour qui l’épithète de viédaze me paraît faite comme celle d’aux pieds légers pour Achille. Je joins à tout cela un exemplaire du programme du prix, qui ne sera public ici que mercredi prochain, jour auquel vous serez proclamé dans notre assemblée publique. Si je puis vous être utile pour l’envoi des 2250 livres que vous avez si légitimement gagnées, donnez-moi vos ordres et soyez sûr qu’ils seront exécutés à votre plus grande satisfaction. Notre ami le marquis Caraccioli, que j’aime tous les jours de plus en plus, pourra me seconder pour cet objet, s’il est nécessaire.

Depuis que je vous ai écrit, j’ai acquis une dignité, celle de secrétaire perpétuel de l’Académie française, vacante par la mort de mon ami M. Duclos. Cette place n’est pas fort avantageuse, mais en récompense elle donne peu de besogne à faire, ce qui me convient fort dans l’état où je suis. Il n’en est pas de même de la place de secrétaire de notre Académie des Sciences, qui vraisemblablementne tardera pas à vaquer, et que je travaille à faire retomber à notre ami Condorcet, qui la remplira supérieurement. Si je puis réussir à cet objet, ainsi qu’à vous faire élire associé étranger, comme je n’en désespère pas, je dirai avec grand plaisir nunc dimittis, car je doute fort que je végète encore longtemps dans ce meilleur des mondes possibles. Des maux de tête continuels, ou plutôt une pesanteur ou un embarras dans la tête, qui ne cesse point depuis longtemps, et qui semble augmenter depuis deux mois, m’annoncent, si je ne me trompe, une apoplexie qui me prendra un de ces jours au collet. À la bonne heure, pourvu que je parte sans souffrir. En attendant ce coup de cloche, je fais imprimer le sixième Volume de mes Opuscules, où vous pourrez trouver d’avance des symptômes d’une tête fort affaiblie. J’aurais voulu y faire entrer beaucoup de recherches sur les fluides, qui sont fort avancées ; mais je les réserve pour un autre Volume, qui peut-être ne viendra jamais. Quant à vous, mon cher ami, ayez bien soin de votre santé, et que mon exemple vous apprenne à-la ménager. J’ai observé, dans l’étude, plus de régime qu’on n’en observe communément quand on est possédé, comme je l’étais, de cette passion ; cependant me voilà presque hors d’état de rien faire, et je n’ai que cinquante-quatre ans vous en avez au moins vingt de moins ; vous n’êtes guère plus fortement constitué que moi ; vous travaillez beaucoup davantage et beaucoup mieux prenez garde à un sort pareil au mien, car, si la Géométrie vous perd, je ne vois pas qui vous aurez pour successeur. Je ne vous parle pas de la perte que je ferais en vous, car je me flatte bien de passer le premier, et de bien longtemps le premier. Ne croyez pas, au reste, que toutes ces idées me rendent plus triste. L’ambassadeur de Naples[3], que je vois presque tous les soirs, ne s’en aperçoit sûrement pas, et je n’ai pas besoin de me contrefaire ni de me contraindre pour le tromper sur cela. Adieu, adieu conservez-vous et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Vous verrez, par notre programme, que vous n’aurez pas de grands efforts à faire pour remporter encore notre prix de 1774. Je vous en fais mon compliment d’avance.

(En note : Répondu le 2 juin.)

  1. Ferdinand, prince de Prusse, troisième et dernier frère de Frédéric II.
  2. Grandjean de Fouchy.
  3. Le marquis Caraccioli.