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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 105

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 238-241).

105.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, le 21 mai 1772.

Mon cher et illustre ami, vous avez dû apprendre, il y a peu de jours, par un mot que j’ai écrit à M. de Catt, que vous seriez incessamment associé étranger de notre Académie. L’élection s’est faite hier, et vous avez eu seize voix contre une, qui n’a été donnée que par méchanceté pure à un homme fort peu connu[1], et pour vous empêcher, sans doute, d’avoir l’unanimité. Me voilà donc doublement votre confrère, et j’espère que nous n’en serons pas moins bons amis, car je n’éprouve que trop, dans les deux Académies dont j’ai l’honneur d’être à Paris, que les mots de confrère et d’ami ne sont pas synonymes. L’Académie française surtout me donne à ce sujet, et en ce moment même, de tristes preuves des sentiments trop ordinaires à la confraternité. Vous ne sauriez croire quelles manœuvres indignes et basses on a fait jouer pour m’empêcher d’en être le secrétaire, manœuvres auxquelles je n’ai opposé que le silence, et je puis ajouter, en parlant à mon ami, la voix publique et le vœu des deux tiers au moins de mes confrères. Nous éprouvons encore en ce moment, dans cette même Académie, des tracasseries et des intrigues odieuses à l’occasion des deux choix très-bons que nous venons de faire[2], et que nos f…… prêtres, le maréchal de Richelieu à la tête, ont fait rejeter par le Roi, en employant la calomnie pour le tromper. Mais tout cela ne vous fait rien, comme de raison revenons à l’Académie des Sciences. Quand je vous dis que vous y êtes encore mon confrère, la chose n’est pas absolument finie il faut que votre élection soit confirmée par le Roi ; mais il n’y a aucune raison de douter qu’elle ne le soit, et sitôt que la chose sera finie, ce qui sera dans huit ou dix jours ; M. de Fouchy vous écrira, au nom de l’Académie, à laquelle vous ne manquerez pas d’écrire alors une Lettre de remercîment adressée au secrétaire. Vous pourrez aussi, en même temps, m’écrire un mot d’honnêteté, comme vous avez déjà fait, pour MM. Cassini, Lemonnier, Lalande même, qui ont concouru avec grand plaisir à votre élection (car le marquis de Condorcet et l’abbé Bossut n’ont point encore de voix, ce qui est absurde et ridicule, mais conforme à nos dignes usages). Je leur ai déjà dit, ainsi qu’à MM. Cassini et Lemonnier, que vous étiez très-reconnaissant de leur suffrage pour le prix. À propos de ce prix, il y a un homme qui jette les hauts cris et qui déclame contre l’injustice qu’il prétend qu’on lui a faite c’est l’auteur[3] de la pièce Victi penetralia cœli, dont il est parle dans le programme, que vous aurez peut-être déjà vu. Il est pourtant vrai qu’il n’a été que trop bien traité. Mais qui se noie, comme dit le proverbe, s’accroche où il peut. J’ai écrit au Roi il y a quelques jours ; je lui ai parlé assez au long de vous, et de vos succès, et du choix que nous allions faire de vous, et dont j’étais sûr[4]. Nous avions pourtant des confrères qui voulaient Franklin, mais ils se sont rendus à mes raisons.

J’ai déjà pris des mesures pour vous faire parvenir l’argent du prix par MM. Thelusson et Necker. Vous recevrez dans peu la lettre de change nécessaire pour cela. Je crois, toutes réflexions faites, et pour raisons qu’il serait trop long de vous dire, qu’il vaut mieux que vous soyez possesseur de cet argent que de le laisser dans la caisse de l’Académie. Suivant mes arrangements, la lettre de change pourra vous être envoyée par le courrier de lundi prochain, 25 de ce mois.

J’ai bien envie de lire votre Volume de 1770, et surtout ce que vous y aurez mis. Pour moi, tous nos tracas littéraires et la faiblesse de ma tête, qui est toujours la même, ne me permettent tout au plus que de corriger les épreuves du sixième Volume de mes Opuscules, qui ne paraîtra pas sitôt, et qui ne sera pas merveilleux ; mais je l’imprime pour m’en débarrasser, comme une p…… épouse son amant pour s’en défaire.

L’impression des Mémoires de l’Académie en trente-trois Volumes n’est encore qu’en projet et coûtera tout au plus+00 livres. Si vous voulez en faire l’acquisition, je prendrai pour vous une souscription quand la chose sera en train, car, encore une fois, ce n’est jusqu’à présent qu’un projet du libraire Panckoucke. On dit que votre roi de Sardaigne est malade, et même condamné à n’en pas revenir. Je ne sais si cette mort produira quelque changement dans votre situation. Si elle en devient meilleure, j’en serai fort aise. Adieu, mon cher et illustre ami, je vous félicite de tout mon cœur de vos succès si bien mérités, et je vous embrasse avec toute la tendresse de l’amitié.

N.-B. — C’est un médecin nommé Hérissant[5], très-plat sujet et très-méchant b……, qui a donné sa voix à un anatomiste peu connu, nommé Camper[6], pour avoir le plaisir d’être seul contre tous. Vous avez perdu là un grand suffrage.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie royale des Sciences et des Belles-Lettres de Prusse, à Berlin.
(En note : Répondu le 2 juin.)

  1. Voir la fin de la Lettre, où les personnages sont nommés.
  2. Le 7 mai, l’Académie française avait élu l’abbé Delille, alors régent au Collége de la Marche, et Suard. Mais, à la séance du 9, une Lettre du duc de La Vrillière annonça à la Compagnie que le Roi non-seulement ne ratifiait pas, mais blâmait les choix qu’elle avait faits. Malgré l’irritation qu’elle éprouva de cette décision, obtenue par une cabale de la cour, l’Académie dut se soumettre et se résigner à porter ses voix sur d’autres candidats. Le 23 mai, elle élut de Bréquigny, déjà associé de l’Académie des Inscriptions, et le grammairien Beauzée.
  3. Le P. Frisi, comme d’Alembert l’écrit plus tard dans la Lettre du 22 août.
  4. Voici ce que d’Alembert écrivait à Frédéric le 16 mai : « Permettez-moi de commencer cette Lettre par le compliment que je crois devoir à Votre Majesté sur les succès d’un savant que ses bontés ont fait connaître à l’Europe, succès dont la gloire rejaillit sur votre Académie, dans laquelle vous avez bien voulu lui donner une place distinguée. M. de la Grange vient de remporter, pour la quatrième ou cinquième fois, le prix de notre Académie des Sciences, avec les plus grands éloges et les mieux mérités, et je crois pouvoir annoncer d’avance à Votre Majesté qu’il sera élu dans peu de jours associé étranger de notre Académie. Ces places sont très honorables, parce qu’elles sont en petit nombre, fort recherchées, occupées par les savants les plus célèbres de l’Europe, qui ne les ont obtenues que dans leur vieillesse, au lieu que M. de la Grange n’a pas, je crois, trente-cinq ans. Je me félicite tous les jours de plus en plus, Sire, d’avoir procuré à votre Académie un philosophe aussi estimable par ses rares talents, par ses connaissances profondes et par son caractère de sagesse et de désintéressement. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV p. 564.)
  5. François-David Hérissant, né à Rouen en 1714, associé (1755), puis pensionnaire (1769) de l’Académie des Sciences, mort le 21 août 1773.
  6. Pierre Camper, dont d’Alembert parle ici avec un peu trop de dédain, devint, en 1785, associé étranger de l’Académie des Sciences. Né à Leyde le 11 mai 1722, il mourut à la Haye le 7 avril 1789.