Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 111

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 254-256).

111.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 1er janvier 1773.

J’ai, mon cher et illustre ami, une affaire qui m’intéresse à traiter avec vous. Je vous prie de m’aider, de me diriger, et surtout de me parler avec la vérité que je vous connais.

Il y a ici un jeune homme nommé M. de la Place[1], professeur de Mathématique à l’École militaire, où je l’ai placé. Ce jeune homme a beaucoup d’ardeur pour la Géométrie, et je lui crois assez de talent pour s’y distinguer. Il désirerait s’y livrer entièrement, et, comme sa place de professeur lui prend beaucoup de temps, il en voudrait une autre qui le laissât entièrement libre. Notre Académie ne pourrait le satisfaire à ce sujet, parce que les pensions viennent très-tard, quelquefois au bout de vingt-cinq ans, et que d’ailleurs il n’en est pas encore, s’étant vu préférer très-injustement, malgré mon suffrage et celui de presque tous nos géomètres, un sujet très-inférieur à lui et qui, étant professeur au Collège royal[2], se trouvait appuyé d’un grand nombre d’académiciens. Il a pensé qu’il trouverait peut-être à Berlin ce qu’il ne pouvait avoir à Paris, que le Roi et l’Académie voudraient peut-être bien le recevoir à votre recommandation et à la mienne ; je dis à votre recommandation, car il m’a montré une Lettre de vous par laquelle il me paraît que vous êtes content de quelque chose qu’il vous a envoyé. Je crois qu’on rendrait service aux sciences en mettant ce jeune homme à portée de s’y livrer sans réserve. La question est de savoir : 1o s’il peut actuellement être placé à l’Académie de Berlin ; 2o s’il pourrait y jouir, dès son entrée, d’un revenu suffisant pour vivre, comme de 3000 ou 4000 livres, argent de France ; 3o si vous êtes dans une position à vous intéresser pour lui sans vous faire de tracasseries ; 4o si, dans la supposition où vous ne voudriez pas vous en mêler, je pourrais écrire au Roi et lui proposer M. de la Place comme un sujet que je connais, que j’estime, et dont vous pourrez vous-même lui rendre témoignage. Je vous serai très-obligé, mon cher ami, de vouloir bien me répondre à ce sujet le plus tôt qu’il vous sera possible. Vous voudrez bien me dire aussi, dans le cas où je pourrais proposer M. de la Place au Roi, s’il n’y aurait pas d’indiscrétion à demander pour lui 4000 livres de France, faisant environ 1000 écus d’Allemagne. Réponse, je vous prie, et directement par la poste, car ce jeune homme, pour lequel je m’intéresse fort, désirerait de savoir ce qu’il peut espérer et tenter.

Mon Livre sera achevé d’imprimer dans quinze jours au plus tard. Je vous enverrai les feuilles qui vous manquent dès que j’en aurai l’occasion. J’y joindrai un exemplaire pour M. Lambert, à qui je vous-prie de faire mille compliments de ma part, et pour l’Académie, que j’assure de mon profond respect. Vous ne trouverez pas des choses fort intéressantes dans ces feuilles. Il y a pourtant une méthode nouvelle pour calculer le mouvement des fluides, dont je pourrai tirer parti si le fatum me permet encore quelques travaux mathématiques, car je vais y renoncer au moins pendant toute l’année prochaine, et, pour ne pas me pendre d’ennui, je travaillerai à l’histoire de l’Académie française, qui me fatiguera moins et me fera une espèce d’amusement. Adieu, mon cher et illustre ami ; recevez tous les vœux que je fais pour vous au commencement de la nouvelle année, et les assurances des sentiments tendres que je vous ai voués. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur de la Grange, directeur de la Classe mathématique
de l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, à Berlin
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(En note : Répondu le 19 janvier 1773.)

  1. Pierre-Simon de Laplace, né le 23 mars 1749 à Beaumont-en-Auge (Calvados), membre de l’Académie des Sciences (1773), puis de l’Institut, mort le 5 mars 1827. Ses principaux Ouvrages ont été réimprimés (1843 et suiv.) aux frais de l’État.
  2. Le 14 mars 1772, le mathématicien J.-A. J. Cousin (né en 1739, mort en 1800) fut élu adjoint-géomètre. Son concurrent Laplace n’eut que « les secondes voix », suivant l’expression consacrée(Registres manuscrits de l’Académie).