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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 136

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 303-305).

136.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 6 septembre 1775.

Je vous remercie, mon cher et illustre ami, de la liste que vous m’avez envoyée des arts imprimés de l’Académie. Je compte que vous aurez reçu notre Volume de 1773, que M. Thiébault m’a offert de vous faire parvenir par un de ses amis qui est retourné en France. Si vous avez tant soit peu goûté quelques-uns de mes Mémoires, j’en suis très flatté ; vous n’aurez guère rien trouvé de nouveau dans les deux que vous avez d’abord lus ; ils roulent sur des sujets déjà usés, et les méthodes que j’ai employées n’ont presque d’autre mérite que celui d’une généralité peut-être plus apparente que réelle. J’espère que vous serez plus content du Volume qui va s’imprimer, où je compte faire paraître un Mémoire que j’ai lu depuis peu à l’Académie sur les intégrales particulières des équations différentielles, matière dans laquelle j’ai encore trouvé beaucoup à glaner. Je n’ai pas concouru pour le prix des comètes pour les raisons que je vous ai dites. Je souhaiterais cependant que le prix ne fût pas remis ; mais, s’il l’est, je m’engage dès à présent d’y travailler.

J’ai déjà voulu vous parler plusieurs fois d’une affaire qui regarde notre Académie et dans laquelle vous pourriez peut-être la servir ; mais comme elle ne presse pas, j’ai toujours différé de vous en écrire, faute de place dans mes Lettres. Voici maintenant de quoi il s’agit. Vous aurez sans doute appris la perte que nous avons faite l’année passée de M. Mekel[1], qui, par parenthèse, n’était point aimé du Roi, et qui a déjà été remplacé, tant à l’Académie qu’au Théâtre anatomique, par un de ses écoliers, M. Walter[2], qu’on dit être assez habile. Nous sommes depuis quelque temps menacés d’une perte peut-être plus considérable, celle de M. Margraff, qui a eu cet hiver une attaque de paralysie dont il ne s’est point rétabli jusqu’ici, en sorte qu’on ne peut plus guère compter sur lui. S’il venait à mourir bientôt[3], il n’y aurait personne à Berlin ni peut-être dans tous ces quartiers qui pût le remplacer, je ne dis pas d’une manière digne de lui, mais au moins d’une manière qui n’en fût pas tout à fait indigne ; cependant je suis assuré qu’il ne manquerait pas de prétendants à cette place, et il ne serait pas impossible que quelqu’un l’obtînt par cabale et par brigue. S’il y avait chez vous quelque jeune chimiste qui donnât beaucoup d’espérances et qui fût déjà connu par quelque Ouvrage ou Mémoire, et que cette personne fût disposée, le cas de la mort de M. Margraff avenant, à venir à Berlin pour le remplacer, vous pourriez prendre les devants et en écrire un mot, en passant, au Roi. M. Margraff a environ mille écus, un beau logement et un laboratoire pour lequel il y a un fonds annuel ; c’est, comme vous voyez, tout ce que pourrait souhaiter une personne qui aurait un véritable goût pour la Chimie et qui voudrait s’y adonner entièrement. Au reste, lorsque vous aurez occasion de parler de cette affaire, si vous avez envie de vous en mêler, je vous prie de ne me pas nommer. Si vous souhaitez d’autres lumières à cet égard, je vous les donnerai ; mais, tant que M. Margraff vit, il ne faut faire aucune démarche pour lui donner un successeur et encore moins un adjoint, car, du caractère dont il est, ce serait lui donner le coup de la mort ; mais rien n’empêche de préparer les voies et de faire quelques démarches préliminaires.

Notre Classe de Philosophie a perdu depuis peu son ancien directeur, un M. Heinius[4], que vous n’avez point connu, parce que depuis plus de dix ans il gardait toujours la chambre. MM. Beguelin et Formey ont demandé au Roi cette place, à laquelle il y a 200 écus de pension attachés. Sa Majesté ne s’est pas encore décidée ; si vous pouviez en quelque façon contribuer à la faire avoir au premier, vous l’obligeriez infiniment, et il me semble que toute l’Académie vous en saurait gré. Adieu, mon cher et illustre ami ; depuis longtemps je vous écris toujours des Lettres dénuées de Géométrie j’en suis un peu honteux, mais d’un autre côté je suis bien aise de vous épargner toute sorte d’application. Quand on a travaillé autant que vous, on a, ce me semble, bien acquis le droit de se reposer et de se contenter de juger les autres. Je vous supplie de me conserver toujours votre précieuse amitié et de croire que personne n’a pour vous plus d’attachement, d’admiration et de reconnaissance que moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie française, etc., etc., rue Saint-Dominique, vis-à-vis Belle-Chasse, à Paris.

  1. Voir plus haut, p. 296, note 2.
  2. Johann-Gottlieb Walter, anatomiste, né à Kœnigsberg le ier juillet 1734, mort le 4 janvier 1818.
  3. Il ne mourut que le 7 août 1782, comme nous l’avons dit plus haut.
  4. Voir plus haut la note de la page 154.